En mars 1960, le Colonel Lamberton écrit : “ Le Cameroun s’engage sur les chemins de l’indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c’est la présence d’une minorité ethnique : les Bamiléké ”(1) En septembre 2005, le Général Asso’o déclare : “ les Bamiléké ont tout et volent tout … ” (2). De la déclaration du Colonel Lamberton à celle du Général Asso’o, quarante-cinq ans se sont déroulés, au cours desquels une littérature de haine contre les Bamiléké s’est formée systématiquement. Une tradition de bamiphobie s’est construite à partir des thèses inaugurales du Colonel Lamberton. Le contexte historique dans lequel s’inscrit le discours de Jean Lamberton est celui de la lutte armée de libération nationale du peuple camerounais. De cette lutte, l’historien Richard Joseph écrit : “ Mais ce que Um Nyobè essayait d’éviter en principe, se réalisait dans les faits. Seuls le peuple Basa’a fut mêlé à une importante activité de guérilla jusqu’à la mort de Um Nyobè en 1958 ; et après 1958, ce furent les Bamiléké qui ouvrirent les vannes à une vague d’une violence considérable ”(3) Après le peuple Bassa, qui le premier prend les armes pour la libération nationale, le peuple Bamiléké intervient et radicalise la lutte armée. C’est cette lutte qui inquiète le colonel français. De là, sa thèse : “ En fait, les Bamiléké forment un peuple. Il suffit pour s’en convaincre de considérer leur nombre, leur histoire, leur structure sociale et leur dynamisme. Qu’un groupe homogène de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n’est pas si banal en Afrique Centrale, au Cameroun, du moins, le phénomène Bamiléké est sans équivalent ”(4) Cette thèse est au fondement de ce qu’on a appelé la volonté hégémonique des Bamiléké. Il est revenu au philosophe Mono Ndjana de manifester le concept. Des Bamiléké, le philosophe Mono Ndjana écrit : “ L’éthnofascisme, c’est la volonté de puissance d’une ethnie, ou l’expression de son désir hégémonique qui prend soit la forme du discours théorique, soit celle d’une mêlée ouverte dans la polémique, soit d’une organisation systématique sous forme d’un mercantilisme conquérant ”(5). Ici, le philosophe Mono Ndjana s’affirme l’héritier du colonel J. Lamberton. Il y a comme un destin posthume des thèses de J. Lamberton sur la littérature politique camerounaise, notamment celle-ci : “ L’histoire obscure des Bamiléké n’aurait d’autre intérêt qu’anecdotique si elle ne révélait à quel point ce peuple est étranger au Cameroun. Le gros de la population camerounaise appartient sans doute au groupe bantou, pour les Bamiléké, c’est moins sûr ”(6). C’est le mouvement anti-Bamiléké Sawa de juin 1996 qui va donner au statut d’étranger qui frappe les Bamiléké à partir du discours idéologico-politique de Lamberton, sa portée opératoire. Jean-Jacques Ekindi, polytechnicien et homme politique est l’un des idéologues de ce mouvement Sawa, anti-bamiléké. Dans l’un de ses manifestes, on peut lire : “ Considérant que tous les Sawa sont les descendants directs des peuples qui ont crée les localités qui se situent dans les terres actuelles des régions du Littoral et du Sud-Ouest et ce, avant les différentes invasions, la colonisation européenne et la formation de l’Etat du Cameroun ; considérant encore q’une partie de ces terres est habitée aujourd’hui par des allogènes Considérant aussi que ces allogènes sont devenus dominants par le nombre Considérant enfin que l’occupation d’une terre ne saurait conférer le droit au terroir, déclarons solennellement que le problème le plus préoccupant du peuple indigène Sawa est la menace organisée contre notre survie collective par la section étrangère Graffi au sein même des communautés Sawa ”(7). Cette déclaration est unique dans les annales de la littérature politique camerounaise. Elle porte au plus haut point la haine de l’Autre. Elle fait des Bamiléké des sujets étrangers au sein de la communauté nationale. Elle exclut les Bamiléké de l’espace politique national. Les concepts de minorité, d’autochtone et d’allogène qui structurent le discours idéologico-politique du mouvement Sawa prennent leur source dans le rapport d’un comité de réflexion, commandé par le Président de la République et dont le Professeur agrégé, Joseph Owona est le rapporteur. Dans ce rapport, la communauté Bamiléké est posée comme ce qui menace le nouveau corps politique en train de se construire(8). La constitution du 18 janvier 1996 a consacré le couple minorité/autochtone. Le mouvement Sawa s’est emparé de ces notions ambiguës pour promouvoir une littérature de haine contre les Bamiléké. De l’Affaire Mgr Simo à celle de l’Archevêque Wouking, l’Eglise catholique est aussi aux prises avec cette littérature de haine. Elle a peine à éviter la bamiphobie. “ Pour une plus grande maîtrise de la puissance financière, il faut maîtriser le pouvoir politique. L’alliance des puissances d’argent avec l’homme Bamiléké est donc orientée, pensons-nous vers la conquête du pouvoir politique au Cameroun et par conséquent des points stratégiques du territoire national. La main mise sur le siège archiépiscopal du processus de bamilékisation de la hiérarchie tend naturellement vers la prise du pouvoir politique. Le Nord est pratiquement conquis, l’Est aussi, l’Ouest déjà. Il ne restait que le Littoral, c’est-à-dire Douala et la boucle est bouclée ”(9). Inaugurée par le colonel français J. Lamberton, une littérature de haine contre les Bamiléké s’est développée avec vigueur et rigueur. La dernière intervention du Général Asso’o s’inscrit dans la logique de cette littérature de haine. Mais l’enjeu politique du discours du Général Asso’o est immense. Il somme l’esprit philosophe d’avoir à s’y pencher sérieusement. Le discours du Général Asso’o s’inscrit dans un champ politique miné par un mal radical : la corruption. A ce propos, le Président de la République déclare : “ Mais il y a plus grave. Je veux parler de la corruption que j’ai souvent dénoncée mais qui continue à sévir. Il y a également une totale incompatibilité entre les efforts que nous déployons pour faire reculer la pauvreté et l’enrichissement scandaleux de quelques-uns. Le détournement des fonds publics se fait, faut-il le rappeler, au détriment de la communauté nationale. Je voudrais aujourd’hui dire très solennellement qu’il faut que cela cesse ”(10) Une catégorie émerge du discours présidentiel : quelques-uns. Cette catégorie subsume la corruption sous sa forme extrême. Elle incarne aux yeux de l’homme d’Etat, la corruption absolue. Dans la logique du discours du Général Asso’o, cette catégorie, ces quelques-uns, ce sont les Bamiléké qui ont tout et qui volent tout. Ici, se révèle le caractère haineux et belliqueux du discours du Général Asso’o. De là, notre thèse : Avec ce discours, est mis en place un mécanisme de bouc-émissaire. Le Bamiléké en est l’incarnation.

Que dit le Général Asso’o ? “ Pourquoi voulez-vous forcer la main au Président de la République ? S’il faut arrêter Ondo Ndong, il faut aussi arrêter NIAT NJIFENJI, Yves Michel Fotso. Ils ont volé plus que Ondo Ndong ”(11). Ondo Ndong/Niat Njifenji/Yves Michel Fotso, voici, aux yeux du Général Asso’o, la chaîne constitutive de la corruption. Dans cette chaîne, le Général Asso’o établit une hiérarchie. Le couple Niat Njifenji/Yves Michel Fotso occupe le sommet de la corruption, tandis que Ondo Ndong est placé au bas de l’échelle. Cette hiérarchisation dans l’ordre de la corruption qu’établit le Général Asso’o est destinée à nous faire accueillir sa thèse centrale et tribale : “ Les Bamiléké ont tout et volent tout … ”(12). Pour l’esprit philosophe, cette thèse du Général Asso’o est inadmissible, insupportable, insoutenable et injustifiable. Venant d’un Officier Supérieur et Général de l’armée, cette thèse est condamnable et doit l’être par les instances compétentes. L’esprit philosophe quant à lui, ne peut être que vigoureusement contre une thèse qui donne à penser qu’une communauté, dans sa totalité, puisse incarner, seule le mal radical qui, ici s’appelle la corruption. Mais le Général Asso’o n’énonce sa thèse sur les Bamiléké en tant que communauté qui a tout et qui vole tout, que pour nous soumettre à une surenchère politico-militaire. “ En tout cas, j’ai dit à Biya qu’Ondo Ndong ne doit être arrêté sous aucun prétexte, il me soutient, moi qui soutiens Biya dans l’armée ”(13). Monsieur Ondo Ndong jouit de la présomption d’innocence. Mais si jamais, les faits de détournement des fonds publics qui lui sont reprochés se révélaient exacts, le Général se verra condamné comme complice. Mais il y a plus grave dans la déclaration du Général Asso’o. Il s’agit du rapport du Prince et du soldat ou plus précisément du Chef de l’Etat et de l’armée. Pour le philosophe politique que nous sommes, on sait depuis Clausewitz, Général/Philosophe, auteur du monumental Traité : De la guerre(14), que c’est le politique qui commande le militaire en tant que intelligence personnifiée de l’Etat. “ On admet que la politique unit et concilie tous les intérêts de l’administration intérieure, ainsi que ceux de l’humanité et de tout ce que l’esprit philosophique peut concevoir d’autre Que la politique puisse être mal orientée, et se faire le meilleur serviteur des ambitions, des intérêts particuliers ou de la vanité des dirigeants, cela ne nous regarde pas Car l’art de la guerre ne peut en aucun cas être considéré comme son mentor et nous ne pouvons envisager ici la politique qu’au titre de représentant de tous les intérêts de la communauté entière ”(15) En sommant le Prince d’avoir à le suivre, le Général Asso’o rompt avec la tradition militaire qui soumet le soldat au Prince. Le Général Asso’o quitte Clausewitz et opère un retour brutal à Machiavel. “ On doit, écrit Machiavel, supposer comme démontré qu’un peuple corrompu qui vit sous un prince ne peut devenir lui-même libre, même si ce prince est exterminé avec sa famille ; encore faut-il que ce soit un autre prince qui se charge de cette extermination. Jamais un tel peuple ne sera en repos avant de s’être donné un nouveau maître, à moins qu’un homme rare, par ses qualités, sa vertu, ne le maintienne dans un Etat de liberté, mais cet Etat ne durera qu’autant que vivra cet homme extraordinaire ”(16). Que devient le problème Bamiléké dans un contexte où la corruption est posée comme mal absolu et où le Général de l’armée, après avoir désigné les Bamiléké comme ce mal absolu, somme le prince d’avoir à soumettre l’Etat au service des intérêts privés ? Il est revenu au philosophe Eboussi Boulaga de formuler, avec une clarté et une lucidité éblouissantes ce problème Bamiléké. Le philosophe Eboussi écrit : “ Qu’est-ce au fait ce problème ? Au niveau psychosociologique, il prend la forme d’un nœud constitué de craintes et de ressentiments antithétiques et contradictoires. D’un côté, des ethnies diverses expriment leur crainte de la puissance économique et financière des Bamiléké, de leur présence massive dans tous les secteurs qu’ils occupent et transforment en fiefs, en pratiquant l’exclusion, au prix de la corruption, de la falsification et de passe-droits. Dès lors, la dernière ligne de défense, c’est le pouvoir exécutif. Si cet ultime bastion tombait, ce serait, comme à la rupture d’un barrage, un déferlement qui dévasterait tout sur son passage : les autres groupes, mais aussi les institutions du bien commun ”(17). De là, l’urgence d’une coalition fondée sur la peur : “ Il n’empêche que ces peurs et ces rancœurs, fondées ou non, ont pour effet de susciter une coalition hétéroclite qui a pour objectif de les tenir éloignés du pouvoir suprême. Leur seule existence est un problème politique ”(18). Comment assumer l’existence politique des Bamiléké en évitant le génocide ? Le philosophe Eboussi ouvre le débat et note : “ Un sophisme qui est une naturalisation, une réduction au statut d’objet qu’on peut vouer à la destruction sans remords. On dote d’une solidarité mécanique et d’un destin unique des hommes aux intérêts divers, parfois incompatibles, du fait de leur appartenance à des couches, à des classes sociales différentes. La crainte du pillage aveugle de ses biens, ou de lynchage, de mille petites exclusions quotidiennes avant le grand massacre … ”(19). Tel est le tragique destin qu’une littérature de haine prépare pour le peuple Bamiléké. La déclaration du Général Asso’o marque un tournant dans cette littérature de haine. Les Bamiléké ont tout et volent tout, dit le Général Asso’o. A cette formule brutale est provocante, le philosophe voudrait pouvoir ajouter : les Bamiléké ont tout. Mais qu’ont-ils été jusqu’ici dans l’ordre politique ? Rien. De là notre thèse : les Bamiléké ont tout, dit le Général Asso’o. Ce tout doit être mis en œuvre pour permettre aux Bamiléké d’être quelque chose, c’est-à-dire de sortir de sa nullité politique. Il y va de leur survie collective ;

Par SINDJOUN POKAM Philosophe/Ecrivain sindjounpokam@yahoo.fr Le 03-02-2006