C’est donc depuis le 23 Juin dernier que les Français, peuvent, contre 8€ seulement, dans le tout dernier endroit chic de Paris, un musée flambant neuf entièrement dédiés aux « cultures autres », librement, aller participer de la dissipation des « brumes de l'ignorance, de la condescendance ou de l'arrogance qui, dans le passé, ont si souvent nourri la méfiance, le mépris ou le rejet… » (Le rejet de « l’autre » s’entend).
La « Leçon d’humanité » aura finalement pour nom: Musée du Quai Branly. Le « dialogue des civilisations » est son horizon.


LA GRANDE VANITE

La très noble oeuvre dont nous venons de parler est indéniablement, un des aspects du "rôle positif" d’une colonisation qui permit, sans qu’aujourd’hui encore rien sérieusement ne vienne mettre cela en question, de dépouiller, de manière plus ou moins subtile, les populaces des contrées les plus éloignées, assujetties par la croix et le feu, du meilleur des témoignages de leur production intellectuelle, qui constitue le trésor de prestigieuses collections et des plus grands lieux de conservation au monde dont désormais la toute jeune institution parisienne.

Mais, et ce serait impardonnable de ne pas le préciser, c’est surtout à la pugnacité de Monsieur leur actuel Président, que les Français doivent la naissance ce nouvel « instrument de paix ».
En effet, se rappelant de fort opportune manière, aux bons souvenirs de ceux, bien nombreux, qui, déjà, l’avaient enterré, celui qui dirige par une incroyable « absence », la France depuis une douzaine année, vient d’inaugurer en grande pompe, ce que tout le monde s’accorde à appeler « SON » musée.
Cravachant, jouant des gros bras et d’un discours des plus reptiliens, il aura de bout en bout mené, d’une extraordinaire poigne, ce projet, bien résolu à marquer, à l’instar des ses "illustres" prédécesseurs, l’esprit et la chair de ce Pays, d’une unique empreinte. Une quasi-tradition bien française: les Grands Travaux du Président. André Langaney, Ex-Directeur du laboratoire d’anthropologie biologique au Musée de l’homme, qui s’est vu enlever ses 270 000 objets d’études, « réquisitionnés » pour constituer l’essentiel du fond du nouveau musée, en dirait : « Les grands travaux, c’est une absurdité totale dans une République. C’est un concept complètement régalien… ». Il peut bien tempêter, et avec lui tout le corps anthropologique. Rien n’arrêtera la machine chiraquienne.

Pour « ses » grands travaux donc, Monsieur le Président a choisi, sous l’influence raconte-t-on d’un certain Kerschache, de dire l’Autre. C’est que l’histoire toute hérissée de prédations et d’intrigues du grand empire français fournit, semble-t-il, des matériaux à la hauteur de cette ambition.
Si la France n’est pas prête à accueillir « toute la misère du monde », elle semble disposée à en accepter, de bon aloi, toute la richesse. C’est donc, au pied de la tour Eiffel, un tapis rouge (sang) qui leur est déroulé. Célébrant l’évènement, un discours de circonstance, où nous est faite, une rare démonstration de l’hypocrisie élevée au niveau d’art et qui pourrait bien être la véritable "Star" de ce musée. L’hypocrisie reine, éclipsant : Imina na, « la mère des masques » qui est censée rappeler aux hommes que tout a une fin, ou encore la Vénus Chupicuaro énygmatique « déesse- fécondité » d’une puissante civilisation inconnue, devenue "mascotte" de la nouvelle maison.

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1/Masque"Imina na"(Mali),Bois 2/Statuette féminine"Chupicuaro"(Mexique),Terre cuite


C’est ainsi qu’à peine la fumée s’estompant dans la banlieue, et alors qu’encore fusent, depuis les sommets les plus élevés de l’Etat, et sonnent si cruels aux oreilles concernées, les diatribes stigmatisatrices de race, l’Afrique se retrouve à l’honneur dans un Paris d’où désormais peut, et ce sont les mots du Président même, porter au loin, « le message humaniste du respect de la diversité et du dialogue des cultures ».

Et la presse dans un unanimisme des plus effarants, de saluer la si haute aspiration de ce projet.
Enterré, la longue polémique qui accompagna le projet de la création de cet espace ! Si tôt oublié la "La guerre des musée", les débats passionnés sur la dénomination de l'institution, la provenance douteuse des pièces ! les virulentes dénonciations de la gestion anti-démocratique de la chose ! Qui se souvient du cri d’alarme de François-Xavier Verschave, tentant une nième fois de révéler le "Noir Chirac" à la France : « Il s'agit de livrer les collections à des spéculateurs !» ?
C'est dans un consensus indécent que depuis quelques jours, on se plait, à nous présenter l’actuel Président des Français comme « un amoureux véritable, et même un expert connu des arts d’Asie, d’Océanie et d’Afrique ».
Peu importe, alors si, jamais vraiment, les peuples premièrement concernés (Vous pouvez les appeler les peuples "premiers") ne furent invités à prendre part à la conception et s’enquérir du discours qu’on entendait faire tenir à leurs objets. Peu importe s’il y eut plus de marchands d’art, d’hommes d’affaires et de communicateurs, que de scientifiques à se pencher sur le berceau du bébé. Peu importe si le statut des objets n’est toujours pas rigoureusement défini. Peu importe, vous dis-je, si c’est un musée encore en chantier qu’on nous invite à découvrir dans un dédale de câbles électriques, de sourires de circonstance d’anonymes hôtesses et de crépitement de mille Talkies-walkies, puisqu’ avec cette nouvelle réalisation présidentielle , on nous persuade que la France vient définitivement de confirmer sa place à l’avant-garde artistique et s’inscrit durablement en grand sur la carte de l’humanisme.
Voici sauve, « l’exception française »!

« Ce musée, il l’a voulu en dépit des réticences du milieu culturel et de l’administration. Rébellion contre un certain ordre intellectuel, mais également acte politique d’un président qui s’insurge contre une certaine arrogance occidentale et fustige les méfaits d’une mondialisation qui gommerait les différences culturelles ».
La messe est dite.
C’est donc pour clôturer en toute beauté, un double mandat dont le pendant africain aura été un incroyable recul des libertés les plus élémentaires et un formidable renforcement des régimes monstres que le Président vient de déclamer, à l’alambiqué certain, son éternel soucis de « la place de l’Autre » . L’absurde est entêté.
« L’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie.» C’était des mots bien choisis et de bouche avisée. On fait ce qu’il faut semble-t-il, pour ne pas avoir à se dédire. Et au sombre tableau des maux de ce continent, avant le sida et la malaria, il y a la "Françafrique".
Ainsi, bien loin des préoccupations d’une Afrique exsangue, et bien décidée à parler à sa place, une bouche de plus vient de s’ouvrir sur les bords de la seine. La langue érectile, orgueilleuse à souhait, qu’elle brandit, ignore la mesure et la retenue:
« Rendre justice » aux « peuples humiliés et méprisés », affirmer « l'égale dignité des cultures du monde », « dresser face à l'emprise terne et menaçante de l'uniformité, la diversité infinie des arts », etcetera, etcetera.
N’est- ce pas là, du nouveau "fardeau de l’homme blanc" que Monsieur Jacques Chirac et son institution viennent de se charger ?


Dans un certain Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire, de l’unique veine sienne, mettant en garde contre la « vanité » qui se faisait de la construction de musées des « autres », rappelait que :

« … il eût mieux valu, à tout prendre, n’avoir pas eu besoin de les ouvrir ; que l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle , bien vivantes, dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisations extra-européennes ; qu’il eût mieux valu les laisser se développer et s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les membres épars, les membres morts ; qu’au demeurant, le musée par lui-même n’est rien ; qu’il ne veut rien dire, qu’il ne peut rien dire, là où le secret mépris des autres dessèche les cœurs, là où, avoué ou non, le racisme tarit la sympathie ; qu’il ne veut rien dire s’il n’est pas destiné qu’à fournir aux délices de l’amour-propre ; qu’après tout, l’honnête contemporain de Saint Louis , qui combattait mais respectait l’islam, avait meilleure chance de le connaître que nos contemporains même frottés de littérature ethnographique qui le méprise.
Non, jamais dans la balance de la connaissance, le poids de tous les musées du monde ne pèsera autant qu’une étincelle de sympathie humaine. »

Nous conclurons autrement que Césaire, pour dire que tout est une question d’humilité.
Que l’humilité, c’est ce qui, justement manque ici. Absence d’humilité dans la rhétorique, absence d’humilité dans le programme, absence d’humilité dans le geste architectural (Un musée de collection est réussi, et on l’apprend dans toutes les bonnes écoles d’architecture, quand il sait se faire oublier… (Nous y reviendrons)). Absence d’humilité et d’intégrité.
Que, l’Afrique n’oublie pas et que d’ailleurs tout continue. Et le musée est un lieu de mémoire. Les pièces, des objets témoins.
Et enfin, qu’il s’agit d’avoir à l’esprit que beaucoup ont suivi ces objets. Leurs enfants sont devenus brûleurs d’écoles et de voitures et de poubelles. La sombre « racaille » de nos banlieues...
La question est ceci : Que vaut donc tout l’étalage de vrais faux bons sentiments auquel le baptême du Quai Branly donne lieu, quand on sait ce que l’Afrique sait de l'initiateur de projet? Que pèse cette débauche d’autocongratulation face à toute la souffrance que charrie une histoire dont le legs est loin d’être soldé et qui échoue toujours à unir. A faire passer la victime pour celui qu’on sauve (Ici, presque malgré elle, et c’est là, certainement le plus grand péché de l’idéologie affichée (Nous y reviendrons)) on établit un malentendu de plus, qui pour sûr ne participe pas du désarmorcement d’un avenir déjà incroyablement miné.


      « Les eaux que as vues, là où se tient la prostituée, 
        Ce sont des peuples, des foules, des nations et des langues (…)
        Enfin, la femme que tu as vue, 
        C’est la grande ville qui domine les rois de la terre »  
                                                      Révélations #17

Quelque part près des eaux une grande prostituée ivre, chargée de bijoux et de milles trésors, se tient assise sur une bête rouge écarlate dont le corps est recouverte de noms insultants pour les peuples de la terre du sang desquels sa maîtresse s’est repue.
La métaphore est biblique, mais le religieux, c’est la seule liberté que le renvoi prend avec la réalité du Quai Branly. Une vision "babylonienne" suinte de toute cette mascarade.

Il va de soi que la chose est partie pour être une anomalie. D’abord pour la question que soulève l’interrogation de Madame Aminata Dramane TRAORE dans sa Lettre au président des Français.

Certes, et c’est d’expérience que nous l’affirmons:
On peut travailler sur l’Afrique et tenir en horreur l’Afrique. On peut avoir une réelle fascination pour l’Afrique et nourrir un profond mépris de l’Africain. Il reste qu’au centre de ce rapport trouble se trouvera une autre variable plus complexe à saisir: la création des Africains. L’art africain qu’on n’aimera jamais totalement et qu’on ne méprisera jamais tout à fait ; qui servira alors d'écran pour projeter une gamme variée de fantasmes jouant d’un dualisme attrait - répulsion (Elans que toujours sous-tendent le « mythe des origines » et son corollaire « la fuite »). Cette schizo-philie donne jour aux rapports relativement gauches que nous connaissons, titubant entre les approches du tout ethnologique et celles insidieusement esthétisantes. (Dans tous les cas, l’objet est soumis, quand on pense la rendre plus « authentique » en lui imposant la la toute innocente présence d’une feuille de palmier, comme quand on veut la révéler dans toute sa « splendeur » en lui faisant un magnifique vêtement de lumière.)
Les conséquences pour l’Afrique, sont, après la dépossession matérielle, celle là intellectuelle, car tout ce qui se dira désormais sur ces objets ne sera que pures spéculations de pseudo- scientifiques et de pseudo- esthètes tous pareillement égarés par le mirage de l’« immaculé perception » (Nous y reviendrons). C’est ainsi que s’est crée l’incroyable Non-Savoir qui entoure la production traditionnelle africaine (et que le « mutisme » organisé du continent contribue à entretenir).
Mais pire que cette double fronde, le délire ethnologique et le réductionnisme "plastique" que nous renvoyons dos à dos, c’est le saisissement par le capital, le prestige et le pouvoir qui est certainement, le plus grand tort fait aux oeuvres. Et le Quai Branly échoue cruellement à clairement se définir. L’approche ici ne ressemble à rien de scientifique, Elle est calculatrice (L’objet n’est plus seulement soumis mais nié). Sacrifier à la flatterie, assujettir l’art à des intérêts et des ambitions personnels, disposer comme on l’entend de quelque chose dont on n’a ni la propriété matérielle, ni la propriété intellectuelle, ni la propriété morale, sans en rendre compte; être sa propre référence dans la gestion du patrimoine de l’humanité, c’est manifester, encore, la rare arrogance de la corruption coloniale, dont visiblement la France a beaucoup de mal à se guérir. C’est l’exploitation qui continue. C’est pourquoi, même si l’objet et le groupe qui l’a produit sont au centre du discours, le fait d’art et les réalités sociales n’y trouvent pas abris.
Car qu’est réellement le Quai Branly aujourd’hui sinon le musée blanc de l’art des non-blancs ? Un regard condescendant des civilisés sur les sauvages. La manifestation la plus gauche de la mauvaise conscience des violents dominants sur les pauvres dominés. Des contradictions. Le Quai Branly n’est rien d’autre aujourd’hui qu’un ensemble confus de contradictions dont seuls une conscience somnolente et un intellect las peuvent se satisfaire.
S’il devient plus, s’il devient mieux- et nous faisons plus que le lui souhaiter- ce sera d’abord parce qu’il se sera purgé de l’esprit archaïque et archaïsant qui a présidé à sa naissance.

En attendant, l’absurdité de la dévotion dont le public entourera la statuaire dogon ne se mesurera qu’à l’aune du mépris dont le balayeur malien continuera à faire l’objet dans une France blême et malade de son manque de courage.
Reste une certitude : l’Afrique ne s’exprimera pas de la bouche de Monsieur Jacques Chirac.



LE GRAND DETOURNEMENT

« Avec une éloquence atteignant parfois la sublimité, l’art nègre a commandé aux principes régénérateurs de l’écriture plastique universelle d’aujourd’hui ; il a conféré une force et une mesure fraîche à la peinture, à la sculpture, à la musique, à la poésie, à l’architecture, dont le salut se trouvait compromis par la défaillance de la mesure grecque et l’insuffisance des apports archéologiques du Proche Orient. En humiliant à l’extrême les éléments conventionnels, il a réalisé, crée en quelque sorte, le « chiffre » de vérité idéale le plus élevé qui soit connu jusqu’ici. »
Paul Guillaume


Tout cela se noua au début du siècle dernier.
Vlaminck et Derain, les premiers, chopent le mal. Les Fauves en imprudents découvreurs de l’« étrange ».
Le virus a d’abord couleur blanc kaolin. Enigmatique masque d’une obscure société secrète de forêts africaines. Redoutable N’gil.

(Masque-casque fang de la société du N’gil, Gabon, XIXème s. La star de l’exposition "Primitivism in 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern Art"(MOMA /1984) a été cédée à un acquéreur « anonyme » au prix record de 5.904.176 euros lors de la l’éparpillement de la collection de Pierre et Claude Vérité à l’Hôtel Drouot les samedi 17 et dimanche 18 juin, soit 2 jours avant l’ouverture du Quai. )


Matisse est littéralement scotché.
Picasso veut faire « manger de la corde et de boire de l’essence » au trop sage Paris. « L’oiseau du Bénin » pris tout entier dans la éclats éparses de ses compositions, construit méthodiquement la fusion du temps et de l’espace. Le mouvement. La dimension 3. Le « Kubische Raumanschauung ».
Braque est pris des mêmes spasmes de la même parturience latente.
Voici, s’annonce, l’euphorique enfantement de la modernité.
Quelque chose a plongé Brancusi dans une poignante solitude. Reclus dans son atelier de l'impasse Ronsin, sans fin, il fait des colonnes qui n’en finissent pas et convoque, du plus profond de son génial délire, des armées de blondes négresses. L’ Ascète Roumain à qui la France refusera tout sa vie, les papiers, rêve d’initiatiques échelles de très lointains rites de reconnaissance.
C’est, ô ultime tour d’un sort joueur, chez leur médecin commun, que Constantin transmet la fièvre à Amadeo. Paul Alexandre, « médecin d’artistes » et accessoirement organisateur de « soirée païennes », entretient le feu sacré de l’inquiétante pandémie dans l’antre du « Delta ». Modigliani, désormais traque « baoulés » et « yaourés », et voit le monde en autant d’ovales visages.


Tout se passe comme si le grand frisson d’une fièvre toute rimbaldienne se répandait dans la capitale. Un tenace accès de cannibalisme. Une ruade violente de dure insomnie qui durablement va marquer la création européenne. Le traître penchant pour l’art des sauvages!
L’ « étrange » cours la ville et « sonne le sang » de la jeune génération qui, secouée jusqu’aux entrailles, enfin, invente fébrilement l’aboutissement inéluctable de la fin de l’académisme.
Maintenant, Stravinsky sonne résolument « autre ».
Man Ray livre ses modèles à de sombres expérimentations exotiques.

Le « primitif » s’attrape comme la peste. Pour sûr, le génie est propice à l’établissement du mal. C’est le tout Paris créatif qui, en proie à cette seule malaria, écris d’un mauvais rouge sang, le grand épisode nègre de l’art.
Cendrars, Cocteau, Jacob sont eux aussi devenus « cannibales » et la poésie ne célèbre plus que l’« étrange ».
Paul Guillaume, de « l’esthétique » nouvelle, esclave volontaire, premier grand apôtre (et non moins grand marchand), vend des fétiches et des théories à la pelle: « l’art nègre est le sperme vivificateur du XXème siècle ».

La science du bâtir ne s’en laisse pas conter. Aux Congrès Internationaux de l’Architecture Moderne, Jeanneret proclame la naissance d’un « Esprit Nouveau ». L’idéologie rigide et pratique des CIAM qui voue un culte obscène à Cézanne et Picasso, est aussi comptable de la fondamentale influence de la plastique primitive et emprunte aussi à son « illogisme ». Siegfried Giedion, historien, théoricien et chantre de la nouvelle architecture rappelle : « On trouve dans les tableaux des grands maîtres du début du siècle des moyens d’expression – abstraction, transparences, simultanéité - qui rappellent beaucoup l’art primitif. Ce ne fut pas là une mode soudaine, éphémère, mais le résultat d’un rapprochement inconscient, né du besoin de tirer de l’élémentaire, de l’irrationnel, les sources mêmes d’une expression symbolique. C’était le désir de pallier les dommages causés par la mécanisation. »
Le sauvage est contagieux vous dis-je ! Il vient à point nommé, injecter du rêve dans un paysage européen morose.
Au diable, le poncif grec ! Au feu, la Joconde ?
Le siècle sera nègre ou ne sera pas. C’est dit ! Arrive le jazz, Coco Chanel, les femmes garçonnes, Baker… Un « entre deux guerre » délirant. Il faut s’y résoudre, rien ne sera plus jamais comme avant. On dit de cette époque qu’elle était « folle ! » Non incroyablement lucide.

L’avant garde toute entière prise dans l’euphorie créatrice, jubile et jure par le seul « ailleurs ». Tout va très vite et déjà en 1914, le futuriste Vladimir Markov, déclarait: « La nouvelle génération de peintres est reconnaissante à l’Afrique de l’avoir aidée à sortir de l’impasse et de la stagnation où se trouvait l’art de l’Europe. »
Comment cela a-t-il été possible? Au delà de l’unique intelligence esthétique d’époque, il y eut fallut l’innocence et l’humilité qui rendent possible l’étonnement. Matisse explique : « Ne nous connaissant pas nous même encore très bien, nous n’éprouvions pas le besoin de nous protéger contre les influences étrangères, car elles ne pouvaient que nous enrichir, et nous rendre plus exigeants par rapport à nos propres moyens d’expression. »

Aussi, s’abandonnant corps et âme et esprit à la frénésie entêtée, tous, du même aloi, avidement, collectionnent du « sauvage ».
Breton dédie un mur entier à son furieux fantasme océanien.
La production des sauvages, après les cabinets de curiosité et les laboratoires d’ethnologie, investie désormais des collections d’esthètes. Et à la mesure de ce transfert, elle va gagner en reconnaissance. Le regard sur les objets change…


Cela se passe début 1907 :
À l'instigation de Matisse, Picasso tout juste 25ans se rend au Musée d'Ethnographie du Trocadéro alors seule institution à présenter les objets d’ailleurs. A cette visite on doit deux choses : le fameux : « J’ai compris pourquoi j’étais peintre » et ce qui sera considéré comme « le premier manifeste cubiste » (La légende dit, en effet, que Picasso est rentré en courant à son atelier, porter l’ultime touche à ses Demoiselles ).
Mais il y a surtout l’aveu fait plus tard à Malraux : « Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant. Le marché aux puces. L’odeur… ». Picasso se découvre et découvre un lieu « affreux ».

Apollinaire, mentor de la turbulente génération, apôtre désigné de la modernité bourgeonnante, est au centre de cette frénésie. Il lance le premier un pavé dans la marre en plaidant dès 1909 pour l’entrée des « œuvres exotiques » au Louvre; allant jusqu’à se demander si désormais il ne fallait pas : « brûler la Joconde ! » (Notez que La suggestion lui vaudra plus tard un petit séjour à la Santé...) Son ami Paul Guillaume, précise l’importance de conférer une accession artistique à ces objets : « …Car si c’est parmi ceux qui lui doivent la joie de vivre qu’on compte les meilleurs peintres, les meilleurs sculpteurs d’aujourd’hui, les plus grands poètes, les plus étonnants musiciens, est-ce possible de concevoir l’importance du mouvement qu’il animera lorsque l’étude de ce art sera facilitée ou simplement rendue accessible au public studieux ? Les horizons qu’éclaire la flamme nouvelle sont sans limite. L’étude de l’art des Noirs, est une science naissance que demain glorifiera, dont demain s’honorera, car il faut s’attendre que, de longtemps, un tel objet d’étonnement ne soit offert à la méditation intelligente des hommes… »
Il est clair que pour ceux qui font désormais l’art dans Paris, une époque est morte, et qu’il ne faut pas tarder la naissance de demain. L’aristocratie artistique conservatrice va travailler à marginaliser cette voix en faisant passer les créateurs du moderne pour une bande d’excités, une jeunesse en manque de repère qu’il ne s’agit pas de prendre au sérieux. De fait, ces nègres-blancs, sont aussi des anti-tout : anti- guerre, anti-catholique, anti- autorité, rouges, et accessoirement outrageusement libertins.
Paul Guillaume lui est un convaincu. Il organise en 1917 la première exposition d’« art » africain en France.
C’est alors que pointe la querelle entre ethnologues amateurs d’« objets témoins » et amoureux du seul « beau » exotique. Les pièces qui, alors, avaient plus statut de curiosité, n’étaient visibles que dans les musée d’ethnologie, notamment le Trocadéro à Paris (1878 ) et Tervuren en Belgique (1896), alimentés par les agents coloniaux, explorateurs, militaires, collecteurs et autres dévoués missionnaires.
La fronde de l’approche artistique initiée par les avants-garde va poser le problème du statut de l’expression culturelle des infériorisés et par delà du devoir moral du dominant. Autour de la question du traitement réservé aux objets se cristalliseront des oppositions où ne dominent pas que des considérations scientifiques. Le musée va ainsi devenir rapidement et insidieusement le double lieu de jeux d’influences et de projection de fantasmes divers. Une vaste mascarade où se mêlent confusément politique et idéologique et où bien peu de place finalement est fait à l’art.
Lévi- Strauss et Leiris resteront de ces rares, non sans peine, à réussir à concilier en eux, « l’esthète et l’ethnologue ». Ils sont invités tous les deux, par Malraux, à se pencher sur les acquisitions du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (1960). Bâtie sur les cendres du Musée de la France d’Outre Mer, véritable vitrine de l’impérialisme français (la monumentale œuvre de LAPRADE.et JANNIO, elle même née au lendemain de la très controversée Exposition Coloniale de 1931, devenait dérangeante avec la libération des voix noires dans Paris même et le glas des régimes coloniaux de par le monde), la nouvelle institution assumera un certain penchant esthétique dans ses choix, comme déjà, une cession à la pression de l’africanisme mondain qui bientôt va poindre et dont une des voix les plus marquantes sera celle de Jacques Kerchache.
Le Louvre, lui, fait de la résistance et une maison privée, l’énigmatique Musée Dapper, seul dès 1983, s’engouffre dans le créneau laissé désespérément libre : l’exploitation par l’esthétique des objets africains. Jouant avec finesse du non-savoir plastique et anthropologique, l’établissement-bébé du couple Leveau, indécemment clos sur lui même, offre un point de vue personnel à l’extrême. S’abîmer dans la contradiction de vouloir à la fois ménager toutes les successibilités et offrir un regard original, amène à évoluer dans un hors--monde grotesque.
Au début des années 80 donc, l’Afrique est encore à la mode à Paris, mais plus célébrée désormais dans les prestigieuses salles de vente que dans les laboratoires d’artiste et ceux de sciences humaines.
Partout le continent est évoqué, mais jamais convoqué. D’ailleurs jamais non plus les africains ne jugèrent urgent de s’inviter. Il faut dire, et c’est à leur décharge, que rien ; même en cherchant bien, dans les rites, n’était pour les intéresser. Nombriliste à souhait, le duel à couteau tiré auquel se livrent les différents dépositaires auto- proclamés des œuvres, ne prenait en charge aucune ouverture critique sur les questions de la renaissance du continent et sur l’importance qu’y acquiert le discours à faire tenir à ce patrimoine.

On dit que c’est Breton qui transmit la fièvre à Kerchache. Tour à tour esthète, aventurier, collectionneur, marchand, spécialiste, initié donc très jeune par le plus célèbre des surréalistes, Kerschache est définitivement un homme à réputations.
En 1990 donc, Jacques Kerchache reprend le bâton de pèlerin de Guillaume Apollinaire et lance le concept- manifeste : "les chefs d'œuvre naissent libres et égaux". Il organisera dans des institutions prestigieuses, des expositions qui disent son « obsession » à vouloir mettre au grand jour les arts sauvages : Sculpture Africaine en hommage à André Malraux à la villa Médicis (1986), L'Art des sculpteurs taïno au Petit Palais en (1994), Picasso/Afrique : État d'esprit au Centre Georges Pompidou (1995). Le French Indiana Jones fut par ailleurs expert et consultant de l'inoubliable Le Primitivisme dans l'art du XXe siècle , ainsi que de Afrique, l'art d'un continent (Londres, 1995). L’homme croit au « sensible ». Il sait que la sculpture africaine s’étend au delà de ses frontières formelles. L’œuvre vibre. Des intuitions dérangeantes…, mais surtout sa détermination, son empressement, ses méthodes ; ses manières en font un personnage gentiment haït par le milieu des ethnologues. En fait, Kerchache ne fait rien pour s’attirer la sympathie du corps scientifique. C’est semble-il dans un cuisant mépris qu’il tient ce qui à ses yeux n’est qu’une bande d’ignorants qui n’entend rien au réel pouvoir des formes. C’est ainsi que par exemple, bien trop souvent, il fustigeait l’esprit d’un Musée de l’Homme : « grand amateur de « mœurs et coutumes des autochtones et des aborigènes montant sur des cocotiers pour décrocher des régimes de bananes », avec de faux ponts en lianes, sables colorés artificiels et tutti quanti. Est-ce que vous imaginez le venus de Milo présentée entre deux mannequins, l’un jouant la flûte, et l’autre vendant des fromages de chèvres grecs »

Ainsi comme lié à l’air du temps continuait tant bien que mal, encore, de voleter l’ étonnant attrait du monde civilisé pour les objets sauvages.
...

Puis Kerschache rencontrera Chirac.
Mais ici s’estompe la veine formidable.
La sève nourricière qui produisit de si grands effets a semble t’il tari.




LA GRANDE ILLUSION

« Nous » et « les autres »


(A suivre...)





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Et d’autres…