Le 4 janvier 2005, Christophe Morat, un chauffeur de car de 31 ans qui a transmis le virus du sida à deux jeunes femmes – dont l’une s’est suicidée – sans leur révéler sa contamination alors qu’il se savait séropositif depuis 1997, a été condamné à six ans de prison par la cour d’appel de Colmar dans le Haut-Rhin. Un débat sur ce sujet s’est tenu récemment , à l’initiative du Crips d’Ile-de-France (Centre régional d’information et de prévention du sida), opposant entre autres l’association Femmes positives qui plaide pour une pénalisation des « individus qui mettent en danger la vie d’autrui » et l’association Aides qui réfute en partie ce point de vue. Une telle pénalisation peut-elle renforcer la prévention et le sens de la responsabilité ou avoir au contraire des effets délétères et freiner le dépistage ? « En 1992, mère d’un fils d’un an, je rencontre un homme dont je tombe amoureuse avec qui je m’engage dans une liaison régulière, raconte Barbara Wagner, présidente de l’association Femmes positives. Un an plus tard, en 1993, ma gynécologue me propose avec insistance de faire un test de dépistage du sida. Quelques jours plus tard, j’apprends hébétée que je suis séropositive. Mon compagnon m’avoue alors qu’il l’est lui depuis une dizaine d’années, que toute sa famille est au courant et me l’a caché. J’ai été longtemps anéantie par cette trahison, lourde de conséquences pour moi. Comme toutes les femmes confrontées à une telle situation, j’ai souvent eu envie de me suicider et été dans l’incapacité d’élever mon fils. Comme elles, il m’a fallu des années avant de sortir de ce secret et de faire le deuil de celle que je ne serai plus jamais. L’amour de nos enfants et l’instinct de survie nous ont permis de vivre, pour témoigner et nous battre... » Dans une ambiance tendue, cette jolie femme aujourd’hui âgée de 36 ans expose son histoire d’une voix déterminée. Le climat lui est un peu hostile, en tout cas très méfiant. Les représentants d’associations de lutte contre le sida au sein desquelles les homosexuels sont majoritaires, sont pour un certain nombre d’entre eux opposés à la pénalisation de la contamination.Christian Saout, président d’Aides, explique, lui, que si son association a apporté son assistance à Christophe Morat, l’homme condamné en janvier, c’est dans le cadre d’un soutien psychosocial aux personnes en prison et si elle l’a épaulé juridiquement, c’est parce que le procès ne leur a pas semblé équitable. « Nous demeurons adeptes de la responsabilité partagée en santé publique. La stigmatisation des séropositifs est très forte et il est difficile de parler de risque lors d’une relation sexuelle. A force de sanctions pénales et civiles, un nombre de plus en plus important de personnes contaminées va aller voir un juge. Avec le risque qu’un nombre croissant d’individus n’ira pas se faire dépister dans l’idée qu’il vaut mieux ne pas savoir pour ne pas être mis en cause... »Emmanuel Chateau, d’Act up, s’il reconnaît que cette pénalisation ne va pas sans poser de problème, souligne lui que les associations « traditionnelles » n’ont pas su entendre cette plainte : « En tant qu’homosexuel, si j’avais porté plainte, on m’aurait répondu, « tu savais que tu pouvais te faire contaminer et tu n’as pas mis de préservatifs ». Mais il faut reconnaître qu’il y a des différences entre homosexuels et hétérosexuels. Les femmes hétérosexuelles sont confiantes, voire fidèles, souhaitent des enfants. Les comportements sont totalement différents dans le milieu homosexuel. »Et de fait, Emmanuel Chateau pointe un argument majeur. La prévalence de l’infection serait d’environ 10% parmi les homosexuels et bien plus infime parmi les hétérosexuels. La problématique en terme de prévention et de contamination ne se pose donc pas de la même manière. De même, la notion de responsabilité partagée n’a pas le même sens lors d’une relation sexuelle ponctuelle que pour un couple stable. Comme le fait remarquer un intervenant : « La responsabilité dans une relation sexuelle de celui qui se sait contaminé, ce n’est pas 50%. » La confiance est un concept qui a été peu évoqué depuis le début de l’épidémie par les experts en matière de prévention et qui est pourtant au centre de ce débat. Il faut aussi reconnaître qu’avouer sa séropositivité à un éventuel partenaire sexuel est une situation extrêmement difficile, qui expose au rejet amoureux. Des consultations-pilotes, soutenues par la Direction générale de la santé à Paris, visent à développer la prévention pour les personnes séropositives en leur apprenant à vivre leur sexualité tout en disant leur état et leur situation.« Si la loi est claire, le secret médical imposant le silence aux médecins, il n’en reste pas moins que ces situations nous confrontent à des difficultés morales, souligne le Dr Nicole Athéa, gynécologue à Paris. Ces dilemmes ont sans doute joué un rôle dissuasif pour aborder le problème de la sexualité et de la prévention en consultation. Les résultats préliminaires des rares études qui s’attachent à évaluer la relation médecin-patients séropositifs sur la question de la transmission tendent à montrer que les discours injonctifs et culpabilisants sont plus efficients sur les comportements à risque que les propos d’empathie envers les difficultés qu’ils vivent dans leur sexualité. »A l’étranger, les législations sont variables, mais tendent à criminaliser la contamination, comme vient d’analyser le magazine Têtu, dans son numéro du 30 mars 2005. En Suède, la loi impose de révéler sa séropositivité avant tout rapport sexuel. Un séropositif de 27 ans y a été condamné en 2003 à quatre ans de prison ferme pour avoir eu des rapports non protégés avec une dizaine d’hommes – qui n’ont pas été contaminés –, sans les informer de son état. En Suisse, un homosexuel a également été condamné à trois ans de prison pour les mêmes raisons. Aux États-Unis, mais aussi en Angleterre, en Écosse et en Allemagne, plusieurs affaires concernant des homosexuels et des hétérosexuels ont conduit à des condamnations très lourdes. Le débat est loin d’être spécifiquement français. « Femmes positives », victimes de trahisonL’association Femmes Positives a été créée en 2003 par un groupe de femmes contaminées dans le cadre de relations sexuelles avec un compagnon stable qui se savait séropositif mais n’a rien dit. Ces femmes n’ayant reçu que l’opprobre des associations de lutte contre le sida – à l’exception d’Act Up qui leur a accordé une oreille plus attentive – ont décidé de se regrouper pour faire entendre leur voix. Même les associations féministes, y compris le Planning familial, ont refusé de leur accorder leur soutien, assurent-elles.L’association, qui regroupe une soixantaine de femmes et quelques hommes d’ailleurs, se fixe plusieurs objectifs. Elle plaide notamment pour que le corps médical et les firmes pharmaceutiques mettent en place des médicaments rétroviraux qui soient adaptés aux femmes. Elles réclament une réflexion sur une prévention spécifique, dirigée vers les personnes séropositives. Mais, surtout, elles plaident pour la pénalisation des « individus qui mettent en danger la vie d’autrui ». Elles estiment que ces comportements devraient être pénalisés sous le motif de violences conjugales. Elles dénoncent, en particulier, le discours de certains militants associatifs sur la « responsabilité partagée » qui met à égalité le contaminé et le contaminateur, alors qu’elles estiment, elles, que la personne infectée – quelle que soit sa souffrance – a une responsabilité majeure dans la prévention, lors d’une relation sexuelle. Actuellement, Femmes positives, contrairement à d’autres associations de lutte contre le sida, ne bénéficie que de subventions très limitées. Séropositifs par choix La contamination volontaire dans le milieu homosexuel suit aujourd’hui des voies psychologiques inquiétantes. Lors du débat organisé par le Crips, le docteur Pierre Demoor (centre de dépistage anonyme et gratuit de l’hôpital Bichat, à Paris) a illustré cette nouvelle dérive à travers quelques histoires individuelles édifiantes, et notamment celle de ce jeune patient, « pourtant tellement inquiet d’une éventuelle contamination qu’il choisit des partenaires sans préservatif sur des sites Internet et finit par expliquer que parfois, même, il choisit délibérément des partenaires séropositifs, estimant qu’en le devenant lui-même il n’aura plus à craindre la contamination. Les rapports sexuels n’auront plus à être protégés et le préservatif plus vécu comme une entrave... ». Il arrive donc un jour face au médecin, avec son diagnostic d’infection, sans trouble apparent, « se déclarant libéré, pouvant envisager une vie épanouie avec un partenaire séropositif lui-même et assurant choisir de ne jamais utiliser le préservatif. Au fur et à mesure de ces consultations, il évoquera les conversations avec des amis eux aussi contaminés dans les mêmes circonstances... ».Cet autre jeune homme de 28 ans, vivant en couple avec un partenaire séropositif, raconte au médecin « sa contamination comme l’exacerbation idéalisée d’un amour fort et partagé ». Après quelques mois, son ami décédera d’un lymphome. « Et à ma grande stupéfaction, ce patient me confiera qu’il s’efforcera dorénavant de faire « vivre » ce cadeau qu’il semble comparer à un enfant, son enfant, raconte Pierre Demoor. Si ces illustrations n’étaient qu’exceptionnelles, elles pourraient intéresser seulement nos confrères psychiatres. Mais l’épidémie flambe à nouveau dans le milieu homosexuel. Nous ne pouvons pas faire l’économie d’un débat sur ce sujet. »

(source: le figaro)