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samedi 29 décembre 2012

___UA et Société civile: Le droit d'exister.. Paix et Sécurité en Afrique : La Facilité de Paix pour l'Afrique. Gestion des flux ... UA et Société civile: Le droit d'exister en afrique l’expression d’une nausée postcoloniale .

Depuis la fin des années quatre-vingts, certains écrivains ont contribué à renouveler radicalement la représentation de l’Afrique dans la fiction, en innovant tant dans le genre romanesque que dans la langue, le choix des personnages ou le décor. Le roman de Lucio Mad, Les trafiqueurs, est exemplaire de cette tendance. Publié dans la collection « Série noire » de Gallimard, il met en scène des protagonistes fabriquant de faux-passeports, plongés dans l’univers interlope d’Abidjan et en proie à une « nausée postcoloniale » qui peut être lue en intertextualité avec La nausée de Sartre et contre les thèses de la Négritude, comme un rejet de l’essentialisation du sujet noir, au profit d’une véritable et originale revendication d’existence dont le genre même du polar exploite les ressorts. Dans le déni de l’authenticité suggérée par la thématique du trafic d’identités, se pose toute la question de la manipulation délibérée des identités pour le sujet africain contemporain déterminé à inventer des issues.

Comme le note Georges Ngal (1994 : 93) dans Création et rupture en littérature africaine, la parution, en 1979, du livre de Sony Labou Tansi, La vie et demie, petit chef-d’œuvre d’innovations structurelles et langagières, « apporte aux lettres africaines un style, un ton nouveau et une écriture en liberté » qui a provoqué un véritable éclatement de la représentation de l’Afrique dans la fiction. Parmi les romans qui, lors de la décennie suivante, confirment la liberté prise par certains écrivains dans l’écriture du réel africain, l’ouvrage de Lucio Mad (1995), Les trafiqueurs, est, en de nombreux points, remarquable. Publié dans la collection « Série noire » de Gallimard, il s’inscrit donc de manière immédiate et visuelle dans un genre qui n’est pas le roman africain mais le roman noir – dans le sens bien sûr de roman policier. Sans photographie ni biographie de l’auteur, la quatrième de couverture ne découvre que sa date et son lieu de naissance (1956, Paris 20e). Ce roman, passé inaperçu par la critique, n’affilie pas l’auteur à une origine ni à un thème mais uniquement à une écriture. Même si le genre du roman policier reste marginal dans la littérature française, l’absence de paratexte déterminant une identité « africaine » le situe cependant d’emblée du côté de l’universel français. La marginalité du genre efface en quelque sorte celle du thème.

2Mais si l’on accepte que la littérature africaine se définisse, entre autres, en fonction du décor choisi, Les trafiqueurs, qui met en scène des personnages africains dans un univers presque exclusivement africain, peut être considéré dans le rapport qu’il entretient avec la littérature africaine, notamment celle produite par une nouvelle génération d’auteurs. Loin de vouloir désavouer « l’invisibilité » de la figure de l’auteur ou de vouloir projeter une analyse en fonction d’une africanité que le texte refuserait, je montrerai au contraire que ce roman revendique, à travers les préoccupations qu’il expose, le caractère universel d’une fiction dont les personnages et le thème renvoient à l’Afrique contemporaine.

3Le recentrage sur l’individu et les réflexions de type existentiel qui s’opèrent dans Les trafiqueurs donneront, en premier lieu, l’occasion de revenir sur la représentation du « Noir » dans le discours de Sartre, en particulier sur l’opposition entre Essence et Existence dans La nausée et Orphée noir. Je lirai Les trafiqueurs comme une réponse à la non-existence du « nègre » en tant qu’individu dans les textes de Sartre. Je suggèrerai ensuite que dans un rapport intertextuel avec La nausée, le déplacement d’une problématique de l’existence dans un contexte différent permet d’identifier l’expression d’une « nausée postcoloniale » qui libère le sujet africain de la détermination raciale et nationale.

4Dans l’introduction au deuxième volume de sa biographie intitulé My Life of Absurdity, Chester Himes, grand inspirateur du polar noir américain, se réfère à Albert Camus, plaçant ainsi l’écriture des polars sous le signe d’une recherche esthétique intimement liée au caractère absurde de l’expérience du noir. Pour Himes (1990 : 36), se tourner vers le polar constituait une manière de s’éloigner de la littérature militante et de renouveler son mode d’expression : « I had the creative urge, but the old, used forms for the Black American writer did not fit my creations. I wanted to break through the barrier that labeled me a “protest writer”. I knew the life of the american black need another image than just the victim of racism. We were unique individuals, funny but not clowns, solemn but not serious, hurt but not suffering, sexualists but not whores in the usual sense of the word ; we had a tremendous love of life, a love of sex, a love of ourselves. We were absurd. »

5Le recours à la notion d’absurde permettait à Himes, écrivain américain, de justifier son refus de se voir systématiquement affilié, en tant qu’écrivain noir, à une littérature militante dont la lecture était prédéterminée par une différence raciale. En invoquant Camus, Himes cherche ici à se libérer de l’essentialisme dans lequel l’écrivain noir-américain est enfermé. Son désir est clair, il veut insister sur l’écriture comme processus de création et échapper aux lectures de type sociologique dans lesquelles la « race » fonctionne comme paradigme d’interprétation systématique de la fiction. En rattachant son écriture à Camus et à l’absurde, Himes entend se libérer du spécifique en plaçant la condition de son sujet sous le signe de préoccupations universelles : l’individu, la vie, le sexe, la difficulté d’exister.

6L’« absurde » lui permet donc de proposer un niveau d’interprétation de sa vie et de son texte dépassant les déterminations raciales. Je suivrai une logique similaire dans mon analyse des Trafiqueurs, en montrant que l’expression de la nausée du narrateur détourne la lecture du critère racial au profit d’une attention réaffirmée sur la méditation de l’existence dans ce qu’elle a d’universel.

Un contre-point aux Nègres de Sartre

7Publié cinquante ans après celui de Sartre, le roman de Lucio Mad peut être lu comme relevant d’une certaine forme d’existentialisme dans la mesure où, d’un côté, il entretient certaines similarités thématiques et formelles avec La nausée, alors que de l’autre, l’intertextualité refuse les dichotomies établies par Sartre dans La nausée et dans Orphée noir, entre Blanc et Noir, Afrique et Occident et, surtout, Être et Existence. Je voudrais revenir sur les détails de la présence du Noir et de ses rapports avec le discours existentiel dans La nausée. Cet examen me permettra de situer ensuite la thématique de la nausée dans le contexte des Trafiqueurs.

8Le cheminement de Roquentin dans La nausée repose sur la prise de conscience progressive de l’existence. « L’espèce d’écœurement douceâtre » qu’il éprouve est provoquée par l’« aveuglante évidence » (Sartre 1938 : 175) que le monde existe parce qu’il est là, et que l’homme est tiraillé entre ce qui lui échappe et ce vers quoi son besoin de positivité le pousse. Dans ce monde décadent – la France des années 1930 –, seule la voix d’une négresse offre une trève à l’angoisse existentielle, comme un pavé dans la mare de Bouville. « Un petit bonheur de Nausée » dira Roquentin (ibid. : 40), « une espèce de joie » (ibid. : 249) le délivre à de rares moments, et c’est « lorsque la Négresse chante ». L’irruption de « la Négresse » reste la seule aventure capable d’évacuer le sentiment de nausée. À l’écoute du chant de la Négresse, Roquentin constate que : « Ce qui vient d’arriver, c’est que la Nausée a disparu. Quand la voix s’est élevée, dans le silence, j’ai senti mon corps se durcir et la Nausée s’est évanouie. D’un coup : c’était presque pénible de devenir ainsi tout dur, tout rutilant » (ibid. : 42).

9De même, celui qui a composé la chanson, le musicien de jazz, fascine Roquentin. « Il a fait ça » répète-t-il par deux fois, en faisant référence à la musique du noir, « il a fait ça » (ibid. : 249). Or, faire quelque chose qui justifierait de son existence constitue précisément le rêve de Roquentin, en l’occurrence, écrire un livre. Pour lui, écrire un livre reviendrait à atteindre cet état privilégié d’accomplissement où se situent, déjà, la Négresse et son compositeur. Il est révélateur, en ce sens, que c’est seulement en s’assimilant à la Négresse que Roquentin peut projeter son propre accomplissement, c’est-à-dire l’acte qui le rendrait signifiant dans le monde : « Et il y aurait des gens qui liraient ce roman et qui diraient : “c’est Antoine Roquentin qui l’a écrit, c’était un type roux qui traînait dans les cafés”, et ils penseraient à moi comme je pense à cette négresse : comme à quelque chose de précieux et d’à moitié légendaire » (ibid. : 250).

10Précieux et à moitié légendaires, au milieu de la gratuité du monde occidental, c’est bien là la position de ce couple de Nègres anonymes dans le roman de Sartre. Précieux, ils le sont, parce qu’ils pallient la mollesse du monde, que Roquentin observe ou ressent partout où il se tourne. Pour ne citer qu’un exemple, j’en réfèrerais à la célèbre scène de la racine, où s’exprime le plus explicitement l’opposition entre le dur et le mou, à travers la métaphore phallique : « Des mollesses, des faiblesses, oui. Les arbres flottaient. Un jaillissement vers le ciel ? Un affalement plutôt ; à chaque instant je m’attendais à voir les troncs se rider comme des verges lasses, se recroqueviller et choir sur le sol en un tas noir et mou avec des plis » (ibid. : 190).

11L’Occident est en proie à une mollesse généralisée, l’existence – le réel français – comparée à un réseaux de « verges lasses ». La métaphore phallique réapparaît dans Orphée noir, le texte écrit en préface à l’une des premières anthologies de poésie négro-africaine en 1948. Sartre accueille la « naissance » de la poésie nègre en proclamant : « L’Être est noir, l’Être est de feu, nous sommes accidentels et lointains, nous avons à nous justifier de nos mœurs, de nos techniques, de nos pâleurs de mal-cuits et de notre végétation vert-de-gris » (Sartre 1948 : xi), « l’être sort du néant comme une verge qui se dresse » (ibid. : xxxiii). Et c’est au noir, selon Sartre, que revient le privilège de redonner érection au monde blanc défaillant, ou en faillite. Breton ne dira pas autre chose dans sa présentation du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire.

12Ainsi, se met en place un discours par lequel l’existentiel, en tant qu’angoisse et spéculation à partir de cette angoisse, relève d’une conscience strictement occidentale. Par contraste, l’être-dans-le-monde du noir, c’est sa négritude, qui relève, elle, de l’Être et d’un rapport non problématisé au réel. Parce qu’ils sont par essence, culture, race ou autre, en dehors, les Nègres de Sartre constituent, si ce n’est une autre espèce, en tous cas des exceptions à la problématique existentielle. Comme les morts, comme les personnages de roman, comme aussi cet insecte que Roquentin écrase sous ses doigts, « ils se sont lavés », selon Sartre, « du péché d’exister ».

13Au sens sartrien du terme donc, puisqu’il n’a pas à ressasser l’angoisse de ce péché, le Nègre n’existe pas. Non seulement précieux mais également « légendaire », il se situe dans l’imaginaire de Sartre, dans cet autre espace où, comme « l’autre espèce de livre » que Roquentin souhaite écrire, il aurait atteint le statut de « quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence » (Sartre 1938 : 249).

14Dans Les trafiqueurs, en revanche, l’Africain des années 1990 se situe et se revendique dans l’existence. Ni au-dessus, ni en dehors comme chez Sartre ou même Senghor, mais faisant l’expérience, dans un contexte certes différent, d’un rapport problématisé à la contingence du monde. Il s’agit cette fois d’une nausée postcoloniale dans laquelle nous suivons la conscience d’un narrateur qui, plongé dans un monde qui n’a rien à envier à la France de la première moitié du siècle, reflète ses préoccupations quant à l’Afrique des années 1990, et en arrive à revendiquer, en quelque sorte, « ce péché d’exister » dont Sartre exemptait ses Nègres cinquante ans plus tôt.

L’expression d’une nausée postcoloniale

15Le roman Les trafiqueurs, dont le titre fait penser aussi aux Faux-Monnayeurs d’André Gide, ne comporte aucune référence directe au texte de Sartre. Cependant, l’importance du champ de l’écœurement et de l’angoisse appelle un rapport avec l’un des romans les plus célèbres de la littérature française. D’entrée de jeu, en effet, la narration à la première personne amorce le cheminement d’une conscience angoissée devant le monde : « C’était il y a trois ans maintenant. Le monde, ici à Abidjan, était déjà très décadent. L’inquiétude me gagnait » (Mad 1995 : 7). Par cette phrase, le Nègre sartrien sort en quelque sorte de l’Être, pour exprimer à son tour un état d’âme de type existentiel, dont le reste du roman va confirmer le caractère « nauséeux ».

16Le roman s’ouvre sur une phrase qui présente un contexte de crise bien précis, celui d’une capitale africaine francophone, Abidjan en Côte-d’Ivoire, dans les années 1990. Celui qui parle ici, et qui restera le seul narrateur du roman, c’est Amidou Diallo, dont la situation est assez typique de celle que l’on appelle (qui s’appellent eux-mêmes) des « conjoncturés », c’est-à-dire des victimes de la conjoncture. La conjoncture en question nous sera exposée par bribes au fil de la lecture. En bref, à la suite d’une expansion économique ayant provoqué un sur-régime capitaliste, la Côte-d’Ivoire, longtemps citée comme exemple de miracle économique, s’effondre, laissant derrière elle une société désemparée, une jeunesse au chômage, un gouvernement de parade, enfin, pour utiliser les termes d’Achille Mbembe, une culture de la postcolonie livrée « au sexe, au ventre et au sacré ». Footballeur raté, vendeur de bananes frappé de plein fouet par l’écroulement des cours, Amidou Diallo se retrouve, comme « la Côte-d’Ivoire, la tête la première sur le pavé » (ibid. : 46). C’est donc un bon candidat à la nausée.

17Dans un premier temps, le sentiment qu’il éprouve et qu’il partage avec le lecteur relève d’une morosité propre, peut-être, à tous les « conjoncturés » du monde. Qui, selon lui, reste difficile à définir : « Déprimé, ce n’est peut-être pas le mot, mais entre deux eaux certainement. Je me pose des questions, et, bien souvent ces dernières semaines je me laisse aller. Je suis assez mou, je manque de jus. Sans parvenir pour autant à formuler mon problème, problème de boulot, certes, c’est évident, mais problème de vie aussi. Les deux sont liés, c’est vrai. Et pourtant. Je ne sais pas. Je suis comme absent de moi-même. Je veux m’écarter du monde, et en même temps y prendre intérêt. Prêt à tout recommencer, la vie devant moi, et, paradoxalement, un peu assis. Je lis les journaux à moitié, d’un œil distrait, je bois des bières à quatre heures de l’après-midi » (ibid. : 9).

18Nous sommes bien loin, ici, du Nègre debout de la Négritude. Le Nègre de Lucio Mad est un nègre « mou », qui « manque de jus », « entre deux eaux ». Entre s’écarter du monde et, comme il le dit, « y prendre intérêt », Amidou Diallo décide d’y prendre intérêt, en profitant de l’occasion qui lui est donnée de se lancer dans une affaire, « un business » de fabrication de faux-passeports et de visas. « Et je deviens », conclut-il, « par opportunisme, par intérêt, par choix, un TRAFIQUEUR » (ibid. : 12).

19D’emblée, le narrateur assume cette identité, avec lucidité, et en refusant surtout d’être jugé par quelque morale : « Que les choses soient claires. Nous ne sommes pas des honnêtes gens, nous sommes des trafiqueurs. Autrement dit des gars qui magouillent salement pour de l’argent, des bandits, pourquoi le nier, des voyous, des outlaws sûrement. Nous assumons. Et que personne ne vienne nous faire chier, ou ne nous reproche quoi que ce soit. Nous vivons dans un monde parallèle, une twilight zone » (ibid. : 30).

20Cette décision semble résoudre le double problème de vie et de « boulot » de Diallo et de son associé. Devenus trafiqueurs, Amidou et René (ce dernier étant présenté comme un « ex-tout ») acquièrent simultanément un métier, une identité, et un espace – en l’occurrence « New York », l’appartement qu’ils squattent et qui devient leur havre. Or, au fur et à mesure que leur affaire prospère, à la nausée du conjoncturé se substitue non pas la plénitude annoncée, mais une autre forme de nausée due précisément à l’avènement de cette nouvelle vie, que je vais maintenant essayer d’explorer comme « la nausée du trafiqueur ».

21Paradoxalement, cette nouvelle nausée est due au succès grandissant du business de faux-passeports. Car plus ils s’y intéressent, au sens financier et humain du terme, plus ils s’impliquent dans le monde du trafic d’Abidjan. De cela aussi, les trafiqueurs sont conscients : « Et plus Abidjan s’effondre, et plus les gens sont là, chez nous, les artisans du départ, à nous donner leurs sous . Tous ces hommes et ces femmes qui nous supplient de nous occuper de leurs affaires, de les aider dans leurs papiers, qui nous proposent pratiquement leur vie en échange – certains, au bout du rouleau, nous prient littéralement de les sauver –, c’est étouffant, oppressant, contagieux » (ibid. : 36-37).

22Au début, les deux associés ont cru que « trafiquer » pouvait représenter pour eux un moyen, comme ils le disent eux-mêmes « pas trop amoral » (ibid. : 38) de justifier leur existence tout en rendant vivable celle des autres. Ils ont cru, en fabriquant des passeports, procurer une issue à tous les « conjoncturés » du pays. À certains moments dans le texte, le protagoniste est presque persuadé du caractère quasi humanitaire de son entreprise, qu’il assimile à une tactique de détournement des lois nationales et internationales d’immigration. Or, une seconde prise de conscience survient avec la révélation progressive que malgré ce qu’ils ont pu ou voulu penser, trafiquer n’est pas « un boulot comme un autre » (ibid. : 38). Il s’agit d’une activité extrêmement lucrative qui nécessite à la fois une implication sans retour dans la plupart des réseaux d’exploitation et de domination qui prolifèrent dans le pays, et le constat quotidien de la déchéance de la société. Conjoncturés, ils étaient en marge du monde. Trafiqueurs, ils sont plongés dans l’existence, et du même coup forcés à une prise de conscience nouvelle, à savoir qu’ils « participent » à la nausée collective et la perpétuent. Ces sujets postcoloniaux vivent ainsi dans la tension constante entre l’appât du gain et l’illusion de sauver des vies qui justifient leur activité, et le sentiment grandissant qu’ils ne font que nourrir le système qui les enferme, eux et leurs clients, dans l’immobilisme.

23Deux scènes marquent dans le roman cette révélation. Elles sont toutes deux déclenchées par « l’affaire des Nigérians ». Une affaire qui « faisait un peu gerber » Amidou. « Et pour moi », ajoute-t-il, « je n’insisterai jamais assez, gerber c’est toute une histoire » (ibid. : 25). Il s’agit de fabriquer vingt passeports de femmes. Ils se rendent compte d’abord que c’est pour la traite, et ensuite qu’il s’agit d’hommes allant se faire opérer en Angleterre pour ensuite devenir des prostitués transsexuels. Nous sommes donc loin d’une entreprise humanitaire.

24La première, l’effondrement de l’« ex-tout » devenu trafiqueur. Dans cette scène, celui-ci perd mentalement et physiquement le contrôle de lui-même : « Tout à coup, René s’est laissé mollement glisser par terre, il s’était épuisé en gesticulant, en coup de pieds et poings dans les portes et manquait de forces. Il s’est excusé en bredouillant, tout tremblant, dégoulinant, la chemise en désordre : je suis malade, cette ambiance me rend malade . Amidou, je n’en peux plus, a-t-il bafouillé en conclusion » (ibid. : 38).

25La mollesse, on le voit, caractérise cette prise de conscience de l’existence. Dans la seconde scène c’est le tour d’Amidou qui, lors d’une tournée en ville, prend conscience lui aussi du flou, de l’ambiguïté de sa position, entre les deux univers juxtaposés dans la ville : « Je perds l’équilibre entre ces dimensions contradictoires. J’ai le vertige, la tête qui tourne, le cœur qui balance, l’estomac qui, lui, se retourne. Non, Abidjan, je vis à la frontière des contrastes, sur un fil, en acrobate. Au sud, la rue, le trottoir, la misère, la survivance, le nuchi, les guitares et les djembes électriques, la nuit. Au nord, l’enrichissement facile et gratuit, la spéculation, la compromission, la concussion, la corruption, le népotisme, l’arrogance, la dictature du chef d’aujourd’hui, paria demain, l’injustice » (ibid. : 68-69).

26Je pourrais continuer à citer ad nauseam des exemples de ce type dans le roman. En résumé, la nausée du trafiqueur est provoquée par le spectacle d’un réel africain urbain, non seulement dénué de toute essence mais également caractérisé par l’absence de position, d’érection possible de l’individu incapable, littéralement, de (se) tenir debout dans l’univers urbain ainsi exposé.

27Ces deux scènes de prise de conscience renvoient à toute la problématique de la nausée postcoloniale exposée dans le roman. Malgré ses illusions, ou peut-être à cause d’une certaine mauvaise foi, le trafiqueur prend conscience qu’il se nourrit du contraste radical entre le Sud, univers des conjoncturés, et le Nord, univers de l’usurpation. Le sentiment qu’il vomit ici ne provient donc pas uniquement du constat de l’injustice sociale régnante, mais surtout, et plutôt, de la conviction qu’aucune action individuelle n’est possible, qui ne l’assimile pas au groupe dominant. En d’autres termes, vivre « à la frontière des contrastes » revient uniquement à exploiter ces contrastes, voire à les aggraver. Sortir l’Africain de l’être

28Peut-être alors qu’il aurait fallu prendre au sérieux la mise au point du début, destinée à situer Les trafiqueurs : « Nous ne sommes pas des honnêtes gens, nous sommes des trafiqueurs, autrement dit des gars qui magouillent salement pour de l’argent ». Peut-être aurait-il alors fallu analyser le discours d’Amidou Diallo comme celui d’un « salaud » de bonne foi ? Peut-être, finalement, que c’est justement parce que nous, lecteurs, sommes empreints des représentations occidentales existentialistes que nous ne pouvons nous astreindre, malgré les mises en garde répétées, à sortir l’Africain de l’être, et à le considérer comme un Roquentin en son temps, se débattant lui aussi face à la mollesse du monde, et cela sans s’inscrire systématiquement dans une eschatologie occidentale.

29« Sortir l’Africain de l’être » prendra la forme, pour le protagoniste, d’un grand coup de chasse d’eau qui emporte dans les toilettes de « New York » le passeport officiel – le seul vrai du roman – d’Amidou Diallo. Littéralement, l’origine est évacuée. À partir de ce moment, qui survient vers la fin du roman, toute idée d’authenticité africaine se trouve niée, même pour le narrateur, au profit d’identités multiples et, surtout, toutes manipulées.

30On ne peut pas, à ce point, ne pas relever la signification symbolique de l’activité même du trafiqueur, la fabrication de fausses pièces d’identité. La réflexion sur l’identité, l’authenticité et le travestissement est en effet centrale au roman. La symbolique de la carte d’identité a déjà été largement exploitée dans la littérature africaine, au point que l’on peut parler de topos. Des romans comme La carte d’identité de l’Ivoirien Jean-Marie Adiaffi, ou même Le mandat de Sembène Ousmane, Jazz et vin de palme d’Emmanuel Dongala, qui se situent dans la période coloniale, s’attachaient, à travers le symbole du papier officiel, d’élucider les termes de l’aliénation du colonisé. La carte d’identité symbolisait, pour les colonisés, tout le projet d’acculturation colonial. Schématiquement, le sujet avait à négocier entre, d’une part, l’identité d’emprunt imposée par le colonisateur (missionnaire ou administrateur) et, d’autre part, une identité africaine, originelle, formulée en dehors de l’écrit. La problématique de l’identité se résumait alors à dénoncer le projet colonial et à récupérer les traces d’une identité authentique.

31Dans Les trafiqueurs, si la responsabilité de la France reste posée, la question n’est plus de retrouver une identité perdue, ni de proclamer l’authenticité d’une forme par rapport à une autre. Le cynisme du narrateur révèle plutôt une postcolonie toujours-déjà bâtie sur l’illégitimité du pouvoir et la force de la propagande (coloniale comme postcoloniale) où le faux veut se faire passer pour le vrai, la mascarade pour la réalité, l’arbitraire pour le consensus, et où la métamorphose devient à son tour une forme de résistance.

32Ainsi, lorsqu’Amidou jette son passeport dans les toilettes, il n’éprouve, en renonçant à son nom et à sa nationalité, que peu de nostalgie – « juste un pincement au cœur », comme on en aurait pour un personnage de roman auquel on se serait attaché. Le passeport, c’est bien là tout le succès de l’opération, ne représente plus qu’une valeur d’échange. Dans la mesure où une identité stable condamne les citoyens à l’immobilisme, c’est à partir d’identités viables et rentables que le trafiqueur opère. Pour lui, comme pour ses clients, refuser la sacralisation de l’original – cet original qu’ils découpent, manipulent et reproduisent sans scrupules – revient à se donner le droit « d’inventer des issues ». Plus littéralement, cela revient à procurer aux autres, comme à soi, les moyens de sortir de la postcolonie.

33La manipulation/altération de l’identité qui est à l’œuvre vise à refuser la fixité du sujet dans une origine ethnique ou nationale, et dans des frontières surprotégées contre l’immigration. Lorsqu’il étale devant lui tous les passeports possibles, le trafiqueur les évalue en pesant tous les avantages et inconvénients d’une identité par rapport à une autre. À chaque passeport correspond la possibilité d’inventer des destins autres, dans « un temps blessé, cassé, injuste où la valeur d’un homme se mesure à la qualité de sa carte d’identité, de son passeport » (ibid. : 33). La pratique de la falsification se joue donc des déterminants historiques, nationaux, sociaux et même sexuels, comme ce fut le cas pour les Nigérians dans l’histoire. Bien sûr, aucun des clients n’échappera à la détermination la plus visible, celle de la couleur. Le seul passeport que Diallo ne peut pas inventer est celui d’un Blanc. C’est donc à l’intérieur de la « race », et avec une conscience aiguë des différences entre Africains d’origines diverses qu’opérera le protagoniste. En ce sens, le texte de Lucio Mad souligne aussi, et c’est un de ses points forts, la diversité et la hiérarchisation des identités africaines.

34L’issue envisagée est l’expatriation. Ce sera le choix d’Amidou Diallo lui-même qui, grâce au dernier des faux passeports, s’embarque pour New York. Le dernier chapitre le voit chauffeur de taxi à Manhattan devenu « Sunny Adama, né en 1964 donc avant l’indépendance de la Gambie, donc sujet de sa majesté la Reine d’Angleterre » « et comment », ajoute-t-il, « bien que je n’apparaisse pas Londonien de souche les Américains pourraient-ils refuser l’entrée de leur territoire à un Anglais ? » (ibid. : 235).

35Mettant à profit sa connaissance de l’histoire coloniale, l’ex-ivoirien, ex-trafiqueur projette un bonheur possible à New York : « Je serai taximan, oui, je conduirai une Chevrolet Caprice, les vitres sont automatiques comme la boîte de vitesse. Je travaillerai la nuit aussi, sans angoisse, sans peur et sans folie, sûr de mon rêve cette fois. Taximan je descends Broadway à fond la caisse . À droite de mon volant, ma fiche signalétique de chauffeur autorisé de New York City, avec mon numéro de matricule, la date d’expiration, ma photo, et Sunny Adama, mon nom » (ibid. : 243).

36Étant donné les compétences de falsificateur dont le narrateur nous a livré les secrets, il nous faut, ici aussi, douter de l’authenticité de ce dernier document. L’exil apporte une solution à la nausée postcoloniale, mais la pratique du trafic continue à opérer, à New York comme à Abidjan. Elle en est même une des conditions de survie. La métamorphose de l’identité dans Les trafiqueurs ne s’arrête donc pas aux frontières du pays africain : le trafiqueur n’a d’autre identité viable que celle du faux nom, du faux passeport, identité que, une fois encore, il assume parfaitement. Au point que, dans un second roman intitulé Paradis B, Lucio Mad introduit comme protagoniste principal Sunny Adama, chauffeur de taxi à New York.

37Le personnage autant que l’identité se font fictions, non seulement à Abidjan, capitale africaine, mais également à New York, et à l’intérieur de la fiction de Lucio Mad. Finalement, l’Africain accepte de renoncer au désir d’authenticité. Pour des besoins vitaux de survie il se transforme en personnage de roman, traversant les frontières. Arpentant les rues de New York, l’Africain en souligne les similarités avec son Abidjan natale : « Je remonte la 8e avenue jusqu’à la 42e rue et Port Authority – la pègre règne dans le quartier –, puis je fais Crosstown. Partout des magasins de sexe visqueux, des salles de cinéma pornographique, des dealers nègres et chicanos, des travelos difformes, des putes osseuses, des clochards, des crackés qui me rassurent » (ibid. : 241). « La vie serait-elle partout la même ? » s’interroge le protagoniste. L’univers urbain, en d’autres termes, qu’il soit américain ou africain, est le seul lieu et le seul destin possible du trafiqueur qui, malgré l’exil, s’inscrit dans une continuité de lieux marqués historiquement par le « business », et la marginalité. Dans cette continuité, on peut rappeler le polar américain. Les descriptions du Harlem des années 1950 étaient centrales à l’écriture des premiers romans noirs américains, dont Chester Himes.

38New York des années 1990, comme l’appartement baptisé du même nom à Abidjan, reste le repaire du trafiqueur. L’exil n’est pas un recommencement, il n’est que le début d’autres « business » potentiels : « À ce que je vois et ce que je sens » continue-t-il en observant la faune de la 42e rue, « c’est bien le diable si je ne trouve pas une bonne magouille ici » (ibid. : 241).

39Identité de trafiqueur et identité trafiquée deviennent, finalement, les seuls modes de la survie. Et cette survie ne peut s’opérer qu’aux périphéries de la ville, aux périphéries engendrées par la surconsommation.

40Ce que j’ai appelé « nausée postcoloniale » est radicalement différent des divergents mécanismes de rejet illustrés par les générations précédentes. La négritude, certes, avait entre autres leitmotifs celui du « vomissement » : vomissement des stéréotypes occidentaux ou vomissement de la soumission, comme d’un virus que le corps expulse pour retrouver la santé (on pense au poème « Hoquet » de Léon Damas et au Cahier d’un retour au pays natal de Césaire). En ce sens, le vomissement de la négritude devait donner lieu à un être nouveau, faire place à de nouvelles valeurs. S’il y a eu rejet ou malaise dans les années 1960 à 1980, il s’agissait plutôt de dénoncer les trahisons des élites et la perversion des systèmes politiques autoritaires. Les préoccupations se situaient alors au niveau de la politique et de la collectivité. La collectivité des années 1990 se distingue en ce qu’elle n’est ni muette ni anonyme. Elle se montre tour à tour dépassée et créatrice, désirante et blasée, vivace et fatiguée, dans la diversité des expériences individuelles dont Les trafiqueurs donne un aperçu. Elle se montre cherchant les moyens de survivre, pas toujours moraux certes. Mais c’est en tous cas dans ce sens que je parle d’une revendication d’existence, qui implique la conscience d’être dans le monde et la capacité de spéculer à partir de cette conscience.

41Paradoxalement, revenir à l’existence prend la même forme que Roquentin projetait pour s’en guérir : écrire un livre. « Pas un livre d’histoire. Une autre espèce de livre. » Et ce sont ces autres espèces de livres que l’Afrique nous donne à lire aujourd’hui qui font que peut-être on pense désormais à eux comme on pense aux Européens : comme à des écrivains ni plus précieux ni plus légendaires que les autres. Le polar, pour une fiction nouvelle de l’espace et du sujet africain

   1  Par exemple, chez Florent Couatt-Zotti (1998), le protagoniste principal est un boxeur, amoureux fo (...)

42Le détour par la nausée/La nausée m’a permis d’exposer la manière dont un nouveau rapport du sujet à l’Afrique se pose, dépassant les problématiques de races ou d’identité nationale pour se recentrer sur l’existence même. Une des caractéristiques du roman après 1980 est l’attention portée à des personnages jusque-là confinés aux marges de l’économie – et de l’imaginaire – postcoloniale. De nombreux romans des années 1990, dont celui de Mad, mettent en relief la participation de ces « petits personnages » à l’élaboration d’un réel urbain, et à la survie africaine 1. De fait, la description du petit monde et des mondes dits parallèles de l’univers urbain pousse l’écriture à s’assimiler, soit partiellement soit totalement, au roman policier ou roman noir. Ceci s’appuie sur deux raisons.

43La première tient au lieu lui-même qui sert de décor aux romans. D’emblée, on voit qu’il existe certaines similarités entre l’univers de la postcolonie tel que je viens de le décrire et l’univers du polar. Entre autres : le règne de la violence, de l’arbitraire, de la corruption généralisée, et la prolifération de réseaux de pouvoir. Comme le dit Jean-Patrick Manchette (1996) à propos de l’univers du polar : « L’univers qu’ils décrivent est un chaos sans vertu. » À bien des égards, on pourra dire la même chose de l’univers de la postcolonie.

44Manchette relève la deuxième, qui, elle, tient non pas à la mutation de la société mais à une convergence de genres qui s’opère, depuis une dizaine d’années, dans le champs littéraire français, à savoir que : « Les artistes se mettent à faire pondre dans le genre, et le genre se met à faire dans l’art » (ibid. : 88). Plus loin, il ajoute – ou plutôt déplore : « La tendance littéraire du polar » qui a « partiellement ruiné le mur qui séparait le polar des littérateurs : les polareux font de la littérature, les littérateurs écrivent des polars » (ibid. : 323). Ce mouvement d’interférence se remarque également dans la récente production africaine.

   2  Comme je le notais plus haut, Les trafiqueurs est publié chez Gallimard dans la série noire (qui n’ (...)

45En effet, d’autres romans publiés aux Éditions du Seuil ou dans des collections dites « littéraires » entretiennent néanmoins dans leur style des rapports très proches avec le polar 2. Ce renouveau et le succès de la pratique du polar sont, à mon sens, intimement liés à l’indéniable mouvement de la nouvelle génération vers une « littérature par le bas », qui permet d’explorer des univers et de proposer des esthétiques tout à fait nouvelles. Parmi eux, il faudrait mentionner l’érotisme et la sexualité, grands absents de la littérature africaine, dont l’apparition est liée aussi au genre même du polar.

46Les trafiqueurs me semble particulièrement exemplaire de cette nouvelle production. Évoquant le polar par le langage, l’environnement et les personnages, le roman pratique incontestablement cette « littérature par le bas » à savoir une littérature sophistiquée, et de grande qualité, inspirée par la représentation des univers en marges du monde occidental, dont l’auteur va s’attacher à affirmer la centralité, dans un genre qui finit par s’imposer lui aussi comme littérature. Le mouvement vers le polar affirme ainsi la représentation d’un autre niveau de réel, mais qui est posé comme faisant bel et bien partie du réel africain.

47Le choix du décor et des personnages a des implications pour le langage où s’opère une libération : argot et obscénité, scatologie, pornographie, vulgarité poussent encore plus loin ce « renouveau du ton » qu’amorçait l’écriture de Sony Labou Tansi. Ngal (1994) parle, à propos d’autres auteurs des années 1990 comme Bolya, de la manière dont le « scandaleux » – par rapport à la tradition de la littérature africaine – est érigé en catégorie esthétique participant d’un mouvement général vers une « liberté (de sujet, de ton, de regard) revendiquée et assumée ». L’intégration dans le roman du langage du corps, du sexe, de la drogue et de l’argot renvoie à la volonté de l’auteur de réaffirmer l’expérience.

48Il faut ici faire un rapport entre cette libération et la revendication de l’existence chez Mad et le recours à l’obscène chez les existentialistes français, comme Sartre. Dans La femme dans la littérature existentielle, Hélène Nahas (1957 : 108) reprend quelques-uns des termes du débat, autour de l’obscénité, provoqué par les écrits de Sartre. Elle note : « L’œuvre de Sartre révèle un travail de “dé-poétisation” systématique et d’insistance sur l’aspect physique et sordide de l’existence humaine, surtout dans ses premiers livres, La nausée et Le mur, qui appartiennent vraiment à la partie “viscérale” de son œuvre. » Elle relève par ailleurs que chez Sartre l’insistance sur l’obscène s’accompagne d’une « nostalgie du sec, du propre, du dur » (ibid. : 109). Comme je le soulignais au début, la Négresse de La nausée incarnait cette nostalgie. Dans le roman de Mad – et cela se confirme dans Paradis B, le second –, le personnage refuse la pureté (le propre, le dur) des Nègres et Négresses célébrée par les négrophiles occidentaux (et la Négritude), en montrant des personnages africains enlisés dans la boue du réel et obsédés, eux aussi, par leurs excréments, viscères, vomissures. L’écriture du « viscéral » africain participe précisément de la revendication d’existence posée par Lucio Mad, et, d’une manière générale, de la « revendication de liberté » dont Georges Ngal fait le fondement de la rupture épistémologique qui s’opère dans le roman africain à partir des années 1980.

49Les trafiqueurs re-présente le rapport du sujet à une situation de crise sous un jour nouveau. D’abord, sans victimisation ni discours dogmatique sur la politique africaine, mais en montrant plutôt le type d’existence qu’ont engendré les années de régime totalitaire. Il s’agit d’un autre mode de réalisme par lequel le personnage africain est montré en train d’exister. Dans ce sens, le roman invite à lire le réel africain au-delà des figures du pouvoir ou des masses souffrantes, à travers des individualités cherchant, comme on dit en Afrique, à moyenner, c’est-à-dire à inventer des issues, des langages et de nouveaux rêves, à négocier le statut de conjoncturés dû au fait de naître dans un certain lieu, à un certain moment de l’histoire.

Université de Pennsylvanie, Philadelphie.

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____Le « mauvais génie » de l'administration ?

Le « mauvais génie » de l'administration ?

On ne peut comprendre l'importance du débat autour de l'anthropologie si on ne saisit pas qu'il est pris dans un débat plus vaste sur l'orientation et les méthodes de la politique coloniale, débat qui a des conséquences directes en termes d'accès de certains groupes aux positions favorisées dans le système colonial. Ce qui est en jeu, c'est en effet d'abord le rôle privilégié que joue l'anthropologie dans la nouvelle orientation de la politique coloniale.

L'après-guerre voit effectivement une remise en cause de la légitimité de la domination coloniale, à la fois avec le développement de mouvements « nationalistes » dans certaines colonies, notamment en Asie, et avec les critiques venant des puissances nouvelles que sont les Etats-Unis et l'URSS. Dans ce contexte, ce qui devient dans l'entre-deux-guerres la principale forme de légitimation de la « tutelle » européenne et de l'action de l'administration coloniale, c'est qu'elle se fait dans l'intérêt des indigènes. La question de la définition de ce que sont les « intérêts indigènes » devient donc un enjeu central. La doctrine connue sous le nom d'Indirect Rule, présentée notamment dans le Dual Mandate de lord Lugard (1922), propose une redéfinition des objectifs et des méthodes de la politique coloniale, qui consiste à développer les sociétés africaines à partir des institutions indigènes4. C'est dans ce contexte que l'anthropologie acquiert une importance nouvelle.

En effet, dans la perspective victorienne de la colonisation, l'anthropologie, dans ses différentes variantes évolutionnistes, avait une grande importance en tant que cadre d'interprétation de la marche de l'humanité vers le progrès, mais un rôle relativement mineur dans la conduite des affaires coloniales : dans la mesure où il s'agissait avant tout de civiliser des indigènes définis par leur sauvagerie, c'est-à-dire leur absence de civilisation, une étude approfondie de leurs coutumes apparaissait certes comme intéressante en tant que contribution à la connaissance scientifique de l'homme primitif, ou pour porter témoignage de l'état déplorable dont la colonisation avait tiré les indigènes, mais comme ayant finalement peu de conséquences pratiques, sinon pour connaître les « préjugés » auxquels devaient faire face missionnaires, administrateurs ou colons.

Au contraire, ce statut change avec la nouvelle philosophie, anti-universaliste, de l'Indirect Rule, qui récuse l'idée d'un progrès univoque de l'humanité, mais repose au contraire sur la conviction qu'il existe des voies propres à chaque « culture ». En particulier, l'« anthropologie fonctionnelle » promue par Malinowski et Radcliffe-Brown, montrant que même des coutumes apparemment répréhensibles parce que barbares, « répugnantes à la civilisation », comme la sorcellerie ou la coutume du « prix de la fiancée » (lobolo), étaient en fait fonctionnelles, c'est-à-dire essentielles au maintien de la cohésion sociale des groupes soumis à l'impact de la colonisation5, et mettant en garde contre le danger d'interdire ces coutumes, entrait en résonance avec la nouvelle doctrine coloniale. Cette nouvelle anthropologie lui apportait à la fois une caution scientifique et des instruments d'analyse du fonctionnement des groupes sociaux primitifs.

La position privilégiée qu'occupe l'anthropologie (ou plus précisément l'anthropologie sociale telle qu'elle est alors redéfinie par Malinowski) dans la justification de la politique d'Indirect Rule apparaît de façon éclatante dans un article que publie Lugard dans le Daily Telegraph, à l'occasion du premier Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, qui s'ouvre à Londres en juillet 1934. Lugard évoque l'intérêt que présentent les nouveaux courants de l'anthropologie pour l'administration coloniale : « L'anthropologie fonctionnelle se rend compte que le temps est depuis longtemps passé où nous pouvions considérer que les systèmes particuliers qui sont les nôtres étaient ce qu'il y a de mieux pour le monde entier : un mode de gouvernement par débats et vote à la majorité ; une justice dépendante de règles de preuve rigides, et administrée par des juristes professionnels ; une éducation adaptée seulement à la vie civilisée dans les zones tempérées ; une religion qui condamne les païens à la perdition éternelle. ... L'administrateur, qui a découvert tout seul une grande partie de cela, se tourne vers la recherche anthropologique scientifique afin de pouvoir ... pénétrer la pensée des indigènes et adapter l'Africain aux normes civilisées (ou adapter ces normes à sa compréhension et à ses besoins) au lieu de s'efforcer de lui imposer des institutions étrangères à sa mentalité et inadaptées à ses conditions de vie » (Lugard 1934).

De même, le travail de Perham, qui s'affirme dans les années 30 comme la nouvelle théoricienne de la colonisation, apparaît comme une reformulation de l'Indirect Rule dans le langage de l'anthropologie malinowskienne ; elle résume ainsi les principaux objectifs de la nouvelle politique : « Elle s'efforce de rendre possible un développement dans lequel les Africains conservent la stabilité et la fierté de leur vie communautaire, et s'appuient sur les formes sociales existantes pour répondre à des besoins nouveaux .... Mon enquête sur différents systèmes d'administration m'a convaincue que les progrès désirés étaient en fait plus rapides là où les Africains avancent depuis un point de départ familier en tant que groupes sociaux, que là où, comme il arrive souvent avec les méthodes plus directes, ils partent à la dérive dans une contrée étrangère comme une foule d'individus. » On voit comment une telle problématique peut aisément rencontrer celle d'une anthropologie sociale qui fait de la compréhension des facteurs de la cohésion sociale un objectif essentiel.

De fait, cette nouvelle politique coloniale doit selon Perham s'appuyer sur le savoir, et en premier lieu sur les apports de l'anthropologie moderne : « La tendance à l'incompréhension et la tentation de maltraiter les institutions indigènes ont une même source : une dissimilarité si grande entre les deux sociétés en contact qu'elle rend extrêmement difficiles la compréhension et la coopération mutuelles. A une certaine époque, les anthropologues, en supposant un mystérieux "instinct de groupe" automatique, avouaient leur incapacité à comprendre la façon dont les sociétés primitives régulent leurs affaires. Le professeur Malinowski nous a appris à aller au-delà, et à reconnaître les forces de cohésion sociale dans les relations de parenté, la magie, la religion, les réciprocités économiques et d'autres aspects de la vie primitive » (Perham 1934a).

De plus en plus, l'anthropologie constitue un des principaux points d'appui du débat colonial ; en particulier, un certain nombre de ceux qui s'efforcent d'infléchir la politique coloniale sous ses différents aspects (politiques, juridiques, missionnaires, éducatifs, etc.) dans le sens d'une plus grande prise en compte des « traditions africaines » s'appuient sur l'anthropologie. Un certain nombre d'entre eux se sont regroupés depuis 1926 autour de l'Institut international de langues et cultures africaines (IIALC), dont Lugard est le président6. Les thèmes et le vocabulaire de l'anthropologie pénètrent progressivement les commissions d'enquête, les discours missionnaires et les rapports administratifs7.

Cette position centrale de l'anthropologie dans le nouveau dispositif colonial explique les attaques systématiques dont elle fait l'objet de la part des adversaires de l'Indirect Rule. Ainsi, l'anthropologue Siegfried Nadel raconte qu'en 1935, à l'issue d'une conférence sur le thème « Anthropologie et Administration coloniale », faite à son retour du Nigeria, alors qu'il était partisan convaincu de l'Indirect Rule, il fut violemment attaqué par plusieurs étudiants ouest-africains qui l'accusèrent, lui et toute l'anthropologie, de « jouer le jeu des administrateurs réactionnaires » (Nadel 1953). La position de Meek, administrateur du Nigeria qui a été détaché comme government anthropologist et enseignera plus tard l'anthropologie à Cambridge, est intéressante ; il écrit qu'« un grand nombre de stupidités sont dites et écrites à propos de l'Indirect Rule et de l'anthropologie, comme s'il s'agissait d'une subtile invention pour maintenir les Africains et d'autres dans un état de sujétion. Indirect Rule n'est qu'un nom pour "auto-administration locale selon une direction évolutionniste", et n'implique ni ne devrait entraîner une situation statique. L'anthropologie n'est ni une science ésotérique s'intéressant seulement au passé, ni une panacée pour tous les maux présents. Elle s'efforce seulement de vous en dire autant qu'il est possible sur les gens que vous essayez d'administrer » (in Perham 1934a).

La contestation de l'anthropologie prend suffisamment d'ampleur pour inspirer un éditorial de la grande revue scientifique Nature (1939), qui s'en inquiète en 1939 : commentant l'organisation par l'International Institute of African Languages and Cultures d'un « symposium sur les organisations politiques africaines », sous la responsabilité de Meyer Fortes et Edward Evans-Pritchard8, l'éditeur affirme : « Il est évident que la discussion sur les organisations politiques soulève nombre de questions qui ont pour l'avenir des Africains des conséquences importantes. Depuis un certain temps, on a ici et là des indications d'une certaine méfiance des populations indigènes – limitée certainement pour l'essentiel aux plus avancées et aux plus sophistiquées – à l'égard à la fois de la recherche scientifique et des relations entre l'Indirect Rule et ces recherches. On a avancé, avec une grande assurance, que le but de l'homme blanc était de "maintenir l'indigène à sa place" – de stéréotyper ses institutions et fixer son statut une fois pour toutes. S'il était possible, comme résultat des discussions de la recherche, d'indiquer les grandes lignes d'une politique progressive de développement institutionnel, adaptable aux conditions changeantes d'aujourd'hui, tout en évitant la désintégration, cela calmerait les mécontentements en éliminant les ambiguïtés de la position présente. » Ce que Nature évoque ici, en termes diplomatiques, c'est bien l'association entre l'anthropologie et une option conservatrice dans la politique coloniale. De façon générale, la parenté de ces critiques avec les accusations plus récentes de « complicité » des anthropologues avec le « colonialisme » est frappante.

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___Quant à l'Africain, l'anthropologie lui fournit une fondation solide pour son nouveau nationalisme, et lui permet de reconnaître la valeur et la beauté de son passé 11 ».

« Une forme de recherche particulièrement humiliante »

L'anthropologie se voit également accusée de mettre à mal la dignité des Africains scolarisés. Perham (1934b) cherche ainsi à expliquer « la prévention exprimée contre l'anthropologie par un grand nombre d'Africains éduqués ». « Il est naturel, poursuit-elle, que l'Africain, depuis peu mal à l'aise, soit prompt à soupçonner des attitudes de supériorité ; malheureusement, il se croit le seul à être l'objet d'une forme de recherche particulièrement humiliante. Il est regrettable que cette branche de la sociologie qui s'applique à la société primitive ait un nom différent, car cela permet aux Africains d'ignorer la grande quantité de recherches – qui ne sont pas autre chose que de l'anthropologie – que les Européens s'appliquent les uns aux autres, et qui est de plus en plus appréciée pour l'assistance qu'elle apporte au gouvernement. »

La dénonciation de l'anthropologie comme « une forme de recherche particulièrement humiliante » est significative : elle correspond d'abord au refus par les Africains scolarisés d'être considérés comme des « primitifs » ou des « sauvages », termes qui correspondent à la façon dont est alors défini l'objet de l'anthropologie et apparaissent couramment dans les titres des ouvrages d'anthropologie (par exemple Malinowski 1926).

Mais on peut l'interpréter aussi comme un refus des pratiques les plus « humiliantes » associées à l'anthropologie physique. Certains indices laissent en effet penser que les mesures anthropométriques, qui faisaient auparavant partie des pratiques scientifiques standards, deviennent plus difficiles à faire accepter aux indigènes, au moins dans les zones les plus désenclavées. Décrivant les premières semaines d'enquête à leur arrivée à Kalenga, au Tanganyika, Elizabeth Brown, épouse de Gordon Brown, élève de Malinowski, évoque le fait qu'il semblait « impossible de suggérer à froid de prendre des mesures anthropométriques ». Pour contourner la difficulté, le couple donna une fête à laquelle furent invités tous les notables et leurs amis. La bière aidant, cela devint « la plus gaie des séances de mesure », chacun s'amusant à se comparer aux autres9.

Ce qui est rejeté avec ces pratiques, c'est le modèle d'une anthropologie traditionnellement définie comme « cette branche de l'histoire naturelle qui traite de l'espèce humaine »10. On peut se demander si le changement de paradigme théorique qui mène à l'abandon progressif de l'anthropologie physique n'a pas été renforcé par le fait que certaines pratiques, qui auparavant « allaient de soi », perdaient leur légitimité.

Perham, défendant l'anthropologie moderne, insiste précisément sur la rupture avec la conception de l'anthropologie comme histoire naturelle ou comme science des origines : « Les nouveaux anthropologues, de la jeune génération, ne regardent plus les Africains comme des spécimens et ne cherchent pas à préserver le passé dans l'intérêt de leurs recherches. Ils vivent avec les Africains, deviennent leurs amis, et leur interprétation des conditions actuelles sera pour l'Afrique de la plus grande valeur » (1934a). On voit ainsi comment les critiques contre l'anthropologie peuvent être utilisées comme des arguments dans la lutte entre différentes versions de l'anthropologie.

C'est le sens des notes largement positives prises par Malinowski sur l'article de Perham (1934b). Il se félicite qu'elle démontre que les préventions de l'Africain contre les anthropologues sont infondées : « L'anthropologie elle-même a rejeté les entraves de l'antiquairisme. Quant à l'Africain, l'anthropologie lui fournit une fondation solide pour son nouveau nationalisme, et lui permet de reconnaître la valeur et la beauté de son passé11 ».

Malinowski et Perham tendent donc à présenter les contestations comme reposant sur un malentendu : les nouveaux anthropologues sont les « amis des Africains ». La vraie question est cependant esquivée : de quels Africains s'agit-il ?

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___« Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des « indigènes éduqués » C'est précisément parce qu'elle joue un rôle croissant que l'anthropologie entre en conflit avec les revendications des Africains scolarisés.

« Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des « indigènes éduqués »

C'est précisément parce qu'elle joue un rôle croissant que l'anthropologie entre en conflit avec les revendications des Africains scolarisés. Ce conflit se joue à un double niveau : il concerne à la fois le statut des « indigènes éduqués » dans le nouveau modèle scientifique et politique de l'Indirect Rule et un conflit d'interprétation qui met en cause la légitimité de la revendication de ces derniers à « représenter » les Africains.

C'est peut-être dans le domaine de l'éducation que la rupture est la plus nette entre les idéaux de la mission civilisatrice et ceux de l'Indirect Rule, et que l'anthropologie a eu le plus d'impact12. Selon l'idéologie victorienne, reposant sur le postulat d'un évolutionnisme unilinéaire, les indigènes éduqués étaient des interlocuteurs privilégiés, dans la mesure où ils apparaissaient comme les plus avancés des Africains sur la voie de l'évolution (c'est bien le sens qu'a l'expression qui les désignait alors en français : les « évolués »). Passés le plus souvent par les écoles des missionnaires, ils se présentaient comme les alliés « naturels » de la « civilisation » et de la christianisation contre les forces des ténèbres et du paganisme, les « coutumes barbares ». Plus vite ils étaient dépouillés des oripeaux de la sauvagerie, plus vite ils pouvaient prétendre prendre leur place (certes subordonnée) aux côtés des colonisateurs. L'éducation apparaissait donc comme la voie naturelle d'accès aux positions les plus enviables du système colonial.

Au contraire, l'idéal nouveau de l'Indirect Rule veut que les sociétés indigènes se développent « en suivant leur voie propre », dans la continuité avec les traditions qui les constituent en tant que groupe ; les indigènes éduqués à l'européenne ne sont plus alors des individus en avance sur leurs compatriotes sur la voie du progrès, mais des indigènes « détribalisés », c'est-à-dire coupés de leur milieu tribal « naturel », des sortes de monstres sociologiques, doublement inadaptés, à leur culture d'origine dont ils ont été artificiellement séparés, mais aussi à la culture européenne où ils ne peuvent trouver leur place. Ils sont donc, comme le note Malinowski, des facteurs de désintégration des sociétés indigènes : « Une scolarisation exogène inadéquatement impartie doit conduire à la désintégration d'une société primitive, parce qu'elle rend un certain nombre d'individus étrangers aux traditions qui contrôlent toujours le reste de la tribu » (Malinowski 1936, s'appuyant sur Hoernlé 1932).

La nouvelle philosophie qui domine la scène coloniale a donc des conséquences directes sur le statut des Africains éduqués, qui perdent leur rôle d'interlocuteurs privilégiés des autorités européennes au profit d'une part des autorités tribales « traditionnelles » (qui ne sont plus seulement employées comme des « courroies de transmission » auxquelles le pouvoir colonial a recours faute de mieux, mais se voient raffermies et légitimées), d'autre part des anthropologues.

De façon générale, la méfiance envers les Africains scolarisés semble caractériser l'attitude des anthropologues, qui leur préfèrent les indigènes « authentiques ». Audrey Richards (1935) compare ainsi défavorablement les « indigènes à moitié éduqués », qui considèrent les problèmes tribaux « uniquement d'après leurs effets sur leur bien-être personnel », avec les « traditions de service public et l'esprit de corps » de l'aristocratie héréditaire des Bakabilo.

En produisant un modèle de la culture africaine (ou des cultures africaines) authentique, l'anthropologue apporte la caution de la science à une certaine façon d'être vraiment africain, qui aboutit à légitimer les prétentions de certains groupes et en écarter d'autres. En particulier, l'anthropologie, insistant sur la tradition comme facteur de cohésion sociale, peut apparaître comme donnant sa caution aux autorités traditionnelles.

Ce caractère stratégique de l'anthropologie se révèle nettement dans la préface de Hilda Kuper à son ouvrage sur les Swazi (1947). Celle-ci décrit les circonstances de sa rencontre avec l'Ingwenyama (Lion) des Swazi, Sobhuza II, venu assister en 1934 à une importante conférence sur « L'éducation indigène » à Johannesburg, à laquelle participaient plusieurs anthropologues, dont Malinowski (1936), et les Sud-Africains Schapera, Hunter, Hoernlé.

Elle reprend le constat habituel, en y apportant une précision importante : « La plupart des Africains éduqués, plus particulièrement ceux qui sont détribalisés ou qui ont un statut peu important dans la vie tribale, sont méfiants à l'égard de l'anthropologie ; ils la voient comme une arme destinée à maintenir les indigènes dans leur milieu traditionnel ... et les empêcher pour des motifs pseudo-scientifiques – conserver "l'âme du peuple", leur "mentalité primitive" – d'assimiler la culture européenne » (Kuper 1947, souligné par moi).

Elle oppose cette attitude courante à celle du souverain swazi : « Sobhuza, au contraire, s'intéresse à l'anthropologie ; il a lu nombre de livres sur la question, est abonné à des revues anthropologiques, apprécie les descriptions des coutumes des autres peuples, et est fier des siennes. Il expliqua un jour que "l'anthropologie rend possible la comparaison et la sélection des directions de développement futur. La culture européenne n'est pas entièrement bonne ; la nôtre est souvent meilleure. Nous devons être capables de choisir la façon dont nous vivons, et pour cela nous devons voir comment vivent les autres. Je ne veux pas que mon peuple soit une imitation des Européens, mais qu'il soit respecté pour ses propres lois et coutumes". »

Sobhuza apparaît ici parfaitement en accord avec les objectifs de la politique éducative britannique, tels que les résume Lugard (1933), qui étaient « non pas d'éliminer les différences raciales, mais de les accepter comme la vraie base de l'éducation africaine, d'encourager l'Africain à être fier de sa race, à sentir qu'il a sa propre contribution à faire au progrès du monde, et que le contact avec la civilisation occidentale ne doit pas signifier une imitation servile, mais une chance de sélectionner tout ce qui peut aider à la croissance de ce qu'il y a de mieux dans ses propres institutions et sa culture ».

En fait, Sobhuza attend de l'anthropologie une légitimation de son pouvoir, en particulier face aux remises en cause de Swazi passés par les écoles missionnaires. Au moment où Kuper le rencontre en 1934, il a en effet rédigé un mémorandum pour l'administration britannique, où il critiquait le recours à une « éducation purement européenne », qui faisait que « l'intellectuel swazi méprise les institutions swazi et sa culture indigène »13. Il y demandait que l'enseignement scolaire au Swaziland « appuie son influence » au lieu de travailler contre elle, c'est-à-dire aille dans le sens de la tradition (Malinowski 1936).

Il est significatif que l'ouvrage de Kuper s'ouvre sur un poème de louange à Sobhuza. Elle précise d'ailleurs que, dans une société hiérarchique comme celle des Swazi, l'enquête d'un anthropologue serait très difficile sans l'appui de l'autorité tribale. De fait, il semble, à en croire les remerciements des ouvrages publiés, qu'un certain nombre d'autorités tribales traditionnelles aient accueilli plutôt favorablement les anthropologues14.

L'opposition à l'anthropologie, vue comme représentant la défense des sociétés traditionnelles et légitimant le statu quo, est donc à comprendre sur l'arrière-fond d'une lutte politique pour l'accès aux positions dominantes au sein du système colonial entre élites traditionnelles et nouvelles élites scolarisées. C'est un conflit entre diverses légitimités : c'est au nom de leur « avance » sur la voie du progrès que les éléments scolarisés revendiquent un accès au pouvoir qui leur était garanti selon l'idéal de la politique précédente, et que leur interdit désormais le changement de philosophie incarné par l'Indirect Rule et l'anthropologie.

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__Au nom des « vrais Africains » « Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des « indigènes éduqués ». Crimes et exactions en Afrique, Aide juridique, infractions, justice - Utilisation excessive de la force au cours des arrestations

Utilisation excessive de la force au cours des arrestations

Les forces africaines emploient régulièrement des méthodes militaires pour effectuer des arrestations en afrique, et ce parfois en négligeant de respecter le droit international humanitaire et la Charte des droits de l’homme. Ainsi, les règles d’engagement africain, conçues pour les situations de combat, sont souvent appliquées à la place des procédures d’arrestation civiles. De plus, les déficiences des services de renseignement ont entraîné la prise à partie de civils qui n’étaient pas impliqués dans les hostilités, des pertes civiles au cours des opérations d’arrestation et la destruction injustifiée de maisons.

Au nom des « vrais Africains » Les élites scolarisées de l'Afrique coloniale face à l'anthropologie (1930-1950)

Nombre d'anthropologues considèrent qu'ils ont un devoir vis-à-vis de ceux qu'ils ont étudiés : dans la mesure où ils s'efforcent de restituer leurs cultures dans leur complexité, contre les préjugés dont elles sont souvent victimes, ils se voient comme les porte-parole de « leurs » indigènes, voire comme leurs défenseurs. Une des justifications que donnent couramment les anthropologues de l'existence de leur discipline est celle d'être l'interprète des peuples oubliés et des cultures menacées par la mondialisation. Ce rôle d'interprète du « point de vue indigène » était déjà revendiqué dans l'entre-deux-guerres par ceux qui, tel Malinowski, s'efforçaient d'affirmer l'identité professionnelle des anthropologues1. Dans cette perspective, on pourrait logiquement imaginer qu'une anthropologie mettant en valeur les cultures indigènes, et prônant le respect des spécificités locales contre une colonisation supprimant les cadres traditionnels, ait été bien accueillie par les élites colonisées, à qui elle pouvait fournir une arme dans leurs revendications d'égalité avec les colonisateurs.

On peut donc voir un paradoxe dans l'affirmation d'une hostilité marquée à l'anthropologie chez certains représentants des élites africaines dès les années 30. En mai 1933 par exemple, Margery Perham, universitaire spécialiste des affaires coloniales, déclare, devant les participants au séminaire de Malinowski à la London School of Economics, avoir rencontré quelques semaines auparavant à Londres quarante étudiants africains, qui avaient tous exprimé « la plus grande méfiance à l'égard de l'attitude anthropologique »2. L'année suivante, parlant de la politique coloniale, elle indique que « ceux qui déplorent la nouvelle théorie de l'administration ont tendance à considérer l'anthropologie comme son mauvais génie. Ils affirment que les anthropologues, et ceux qu'ils contaminent avec leur point de vue, sont si profondément absorbés par la reconstruction du passé qu'ils exagèrent sa valeur et dénoncent tous les changements qui gâchent une reconstruction scientifique complète » (Perham 1934b). Cette critique est explicite dans un texte paru quelque temps plus tôt dans l'English Review : « l'Africain – la majorité des Africains éduqués, selon des sources autorisées – est loin d'être heureux .... Car il voit au seuil de sa hutte deux jumeaux menaçants : l'Indirect Rule et l'anthropologie .... Il commence à soupçonner que le souhait le plus cher de l'anthropologue est de le voir enfermé et épinglé dans une boîte de conservation, préservant au froid pour une perpétuelle étude le paradoxe d'un développement interrompu ; et il est suffisamment sensé pour se rendre compte que les amateurs du système d'administration de protectorat connue sous le nom d'Administration indirecte ne seraient pas du tout hostiles à son maintien dans un tel état, au moins jusqu'à ce qu'ils aient obtenu de l'anthropologue des données suffisantes pour leur but fallacieux » (Cotterell 1934).

De nombreux témoignages confirment cette opposition à l'anthropologie d'une part importante des élites africaines. Je voudrais ici tenter d'élucider cet apparent paradoxe en cherchant à comprendre ce qui est en jeu dans cette contestation par certains Africains du miroir que leur tendent les anthropologues. L'hypothèse que j'explorerai ici est que l'opposition entre anthropologues et intellectuels indigènes tourne autour du monopole de l'interprétation de ce que sont les « vrais Africains »3. Le conflit autour de la vérité de la représentation des Africains produite dans le savoir anthropologique est particulièrement aigu parce qu'il est en fait lié à la question de leur représentation au sens politique. De ce point de vue, c'est précisément dans la mesure où les anthropologues se posent en « porte-parole » des indigènes qu'ils entrent en concurrence avec les revendications des élites scolarisées qui elles-mêmes affirment parler au nom de leurs compatriotes. Le « mauvais génie » de l'administration ?

On ne peut comprendre l'importance du débat autour de l'anthropologie si on ne saisit pas qu'il est pris dans un débat plus vaste sur l'orientation et les méthodes de la politique coloniale, débat qui a des conséquences directes en termes d'accès de certains groupes aux positions favorisées dans le système colonial. Ce qui est en jeu, c'est en effet d'abord le rôle privilégié que joue l'anthropologie dans la nouvelle orientation de la politique coloniale.

L'après-guerre voit effectivement une remise en cause de la légitimité de la domination coloniale, à la fois avec le développement de mouvements « nationalistes » dans certaines colonies, notamment en Asie, et avec les critiques venant des puissances nouvelles que sont les Etats-Unis et l'URSS. Dans ce contexte, ce qui devient dans l'entre-deux-guerres la principale forme de légitimation de la « tutelle » européenne et de l'action de l'administration coloniale, c'est qu'elle se fait dans l'intérêt des indigènes. La question de la définition de ce que sont les « intérêts indigènes » devient donc un enjeu central. La doctrine connue sous le nom d'Indirect Rule, présentée notamment dans le Dual Mandate de lord Lugard (1922), propose une redéfinition des objectifs et des méthodes de la politique coloniale, qui consiste à développer les sociétés africaines à partir des institutions indigènes4. C'est dans ce contexte que l'anthropologie acquiert une importance nouvelle.

En effet, dans la perspective victorienne de la colonisation, l'anthropologie, dans ses différentes variantes évolutionnistes, avait une grande importance en tant que cadre d'interprétation de la marche de l'humanité vers le progrès, mais un rôle relativement mineur dans la conduite des affaires coloniales : dans la mesure où il s'agissait avant tout de civiliser des indigènes définis par leur sauvagerie, c'est-à-dire leur absence de civilisation, une étude approfondie de leurs coutumes apparaissait certes comme intéressante en tant que contribution à la connaissance scientifique de l'homme primitif, ou pour porter témoignage de l'état déplorable dont la colonisation avait tiré les indigènes, mais comme ayant finalement peu de conséquences pratiques, sinon pour connaître les « préjugés » auxquels devaient faire face missionnaires, administrateurs ou colons.

Au contraire, ce statut change avec la nouvelle philosophie, anti-universaliste, de l'Indirect Rule, qui récuse l'idée d'un progrès univoque de l'humanité, mais repose au contraire sur la conviction qu'il existe des voies propres à chaque « culture ». En particulier, l'« anthropologie fonctionnelle » promue par Malinowski et Radcliffe-Brown, montrant que même des coutumes apparemment répréhensibles parce que barbares, « répugnantes à la civilisation », comme la sorcellerie ou la coutume du « prix de la fiancée » (lobolo), étaient en fait fonctionnelles, c'est-à-dire essentielles au maintien de la cohésion sociale des groupes soumis à l'impact de la colonisation5, et mettant en garde contre le danger d'interdire ces coutumes, entrait en résonance avec la nouvelle doctrine coloniale. Cette nouvelle anthropologie lui apportait à la fois une caution scientifique et des instruments d'analyse du fonctionnement des groupes sociaux primitifs.

La position privilégiée qu'occupe l'anthropologie (ou plus précisément l'anthropologie sociale telle qu'elle est alors redéfinie par Malinowski) dans la justification de la politique d'Indirect Rule apparaît de façon éclatante dans un article que publie Lugard dans le Daily Telegraph, à l'occasion du premier Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, qui s'ouvre à Londres en juillet 1934. Lugard évoque l'intérêt que présentent les nouveaux courants de l'anthropologie pour l'administration coloniale : « L'anthropologie fonctionnelle se rend compte que le temps est depuis longtemps passé où nous pouvions considérer que les systèmes particuliers qui sont les nôtres étaient ce qu'il y a de mieux pour le monde entier : un mode de gouvernement par débats et vote à la majorité ; une justice dépendante de règles de preuve rigides, et administrée par des juristes professionnels ; une éducation adaptée seulement à la vie civilisée dans les zones tempérées ; une religion qui condamne les païens à la perdition éternelle. ... L'administrateur, qui a découvert tout seul une grande partie de cela, se tourne vers la recherche anthropologique scientifique afin de pouvoir ... pénétrer la pensée des indigènes et adapter l'Africain aux normes civilisées (ou adapter ces normes à sa compréhension et à ses besoins) au lieu de s'efforcer de lui imposer des institutions étrangères à sa mentalité et inadaptées à ses conditions de vie » (Lugard 1934).

De même, le travail de Perham, qui s'affirme dans les années 30 comme la nouvelle théoricienne de la colonisation, apparaît comme une reformulation de l'Indirect Rule dans le langage de l'anthropologie malinowskienne ; elle résume ainsi les principaux objectifs de la nouvelle politique : « Elle s'efforce de rendre possible un développement dans lequel les Africains conservent la stabilité et la fierté de leur vie communautaire, et s'appuient sur les formes sociales existantes pour répondre à des besoins nouveaux .... Mon enquête sur différents systèmes d'administration m'a convaincue que les progrès désirés étaient en fait plus rapides là où les Africains avancent depuis un point de départ familier en tant que groupes sociaux, que là où, comme il arrive souvent avec les méthodes plus directes, ils partent à la dérive dans une contrée étrangère comme une foule d'individus. » On voit comment une telle problématique peut aisément rencontrer celle d'une anthropologie sociale qui fait de la compréhension des facteurs de la cohésion sociale un objectif essentiel.

De fait, cette nouvelle politique coloniale doit selon Perham s'appuyer sur le savoir, et en premier lieu sur les apports de l'anthropologie moderne : « La tendance à l'incompréhension et la tentation de maltraiter les institutions indigènes ont une même source : une dissimilarité si grande entre les deux sociétés en contact qu'elle rend extrêmement difficiles la compréhension et la coopération mutuelles. A une certaine époque, les anthropologues, en supposant un mystérieux "instinct de groupe" automatique, avouaient leur incapacité à comprendre la façon dont les sociétés primitives régulent leurs affaires. Le professeur Malinowski nous a appris à aller au-delà, et à reconnaître les forces de cohésion sociale dans les relations de parenté, la magie, la religion, les réciprocités économiques et d'autres aspects de la vie primitive » (Perham 1934a).

De plus en plus, l'anthropologie constitue un des principaux points d'appui du débat colonial ; en particulier, un certain nombre de ceux qui s'efforcent d'infléchir la politique coloniale sous ses différents aspects (politiques, juridiques, missionnaires, éducatifs, etc.) dans le sens d'une plus grande prise en compte des « traditions africaines » s'appuient sur l'anthropologie. Un certain nombre d'entre eux se sont regroupés depuis 1926 autour de l'Institut international de langues et cultures africaines (IIALC), dont Lugard est le président6. Les thèmes et le vocabulaire de l'anthropologie pénètrent progressivement les commissions d'enquête, les discours missionnaires et les rapports administratifs7.

Cette position centrale de l'anthropologie dans le nouveau dispositif colonial explique les attaques systématiques dont elle fait l'objet de la part des adversaires de l'Indirect Rule. Ainsi, l'anthropologue Siegfried Nadel raconte qu'en 1935, à l'issue d'une conférence sur le thème « Anthropologie et Administration coloniale », faite à son retour du Nigeria, alors qu'il était partisan convaincu de l'Indirect Rule, il fut violemment attaqué par plusieurs étudiants ouest-africains qui l'accusèrent, lui et toute l'anthropologie, de « jouer le jeu des administrateurs réactionnaires » (Nadel 1953). La position de Meek, administrateur du Nigeria qui a été détaché comme government anthropologist et enseignera plus tard l'anthropologie à Cambridge, est intéressante ; il écrit qu'« un grand nombre de stupidités sont dites et écrites à propos de l'Indirect Rule et de l'anthropologie, comme s'il s'agissait d'une subtile invention pour maintenir les Africains et d'autres dans un état de sujétion. Indirect Rule n'est qu'un nom pour "auto-administration locale selon une direction évolutionniste", et n'implique ni ne devrait entraîner une situation statique. L'anthropologie n'est ni une science ésotérique s'intéressant seulement au passé, ni une panacée pour tous les maux présents. Elle s'efforce seulement de vous en dire autant qu'il est possible sur les gens que vous essayez d'administrer » (in Perham 1934a).

La contestation de l'anthropologie prend suffisamment d'ampleur pour inspirer un éditorial de la grande revue scientifique Nature (1939), qui s'en inquiète en 1939 : commentant l'organisation par l'International Institute of African Languages and Cultures d'un « symposium sur les organisations politiques africaines », sous la responsabilité de Meyer Fortes et Edward Evans-Pritchard8, l'éditeur affirme : « Il est évident que la discussion sur les organisations politiques soulève nombre de questions qui ont pour l'avenir des Africains des conséquences importantes. Depuis un certain temps, on a ici et là des indications d'une certaine méfiance des populations indigènes – limitée certainement pour l'essentiel aux plus avancées et aux plus sophistiquées – à l'égard à la fois de la recherche scientifique et des relations entre l'Indirect Rule et ces recherches. On a avancé, avec une grande assurance, que le but de l'homme blanc était de "maintenir l'indigène à sa place" – de stéréotyper ses institutions et fixer son statut une fois pour toutes. S'il était possible, comme résultat des discussions de la recherche, d'indiquer les grandes lignes d'une politique progressive de développement institutionnel, adaptable aux conditions changeantes d'aujourd'hui, tout en évitant la désintégration, cela calmerait les mécontentements en éliminant les ambiguïtés de la position présente. » Ce que Nature évoque ici, en termes diplomatiques, c'est bien l'association entre l'anthropologie et une option conservatrice dans la politique coloniale. De façon générale, la parenté de ces critiques avec les accusations plus récentes de « complicité » des anthropologues avec le « colonialisme » est frappante. « Une forme de recherche particulièrement humiliante »

L'anthropologie se voit également accusée de mettre à mal la dignité des Africains scolarisés. Perham (1934b) cherche ainsi à expliquer « la prévention exprimée contre l'anthropologie par un grand nombre d'Africains éduqués ». « Il est naturel, poursuit-elle, que l'Africain, depuis peu mal à l'aise, soit prompt à soupçonner des attitudes de supériorité ; malheureusement, il se croit le seul à être l'objet d'une forme de recherche particulièrement humiliante. Il est regrettable que cette branche de la sociologie qui s'applique à la société primitive ait un nom différent, car cela permet aux Africains d'ignorer la grande quantité de recherches – qui ne sont pas autre chose que de l'anthropologie – que les Européens s'appliquent les uns aux autres, et qui est de plus en plus appréciée pour l'assistance qu'elle apporte au gouvernement. »

La dénonciation de l'anthropologie comme « une forme de recherche particulièrement humiliante » est significative : elle correspond d'abord au refus par les Africains scolarisés d'être considérés comme des « primitifs » ou des « sauvages », termes qui correspondent à la façon dont est alors défini l'objet de l'anthropologie et apparaissent couramment dans les titres des ouvrages d'anthropologie (par exemple Malinowski 1926).

Mais on peut l'interpréter aussi comme un refus des pratiques les plus « humiliantes » associées à l'anthropologie physique. Certains indices laissent en effet penser que les mesures anthropométriques, qui faisaient auparavant partie des pratiques scientifiques standards, deviennent plus difficiles à faire accepter aux indigènes, au moins dans les zones les plus désenclavées. Décrivant les premières semaines d'enquête à leur arrivée à Kalenga, au Tanganyika, Elizabeth Brown, épouse de Gordon Brown, élève de Malinowski, évoque le fait qu'il semblait « impossible de suggérer à froid de prendre des mesures anthropométriques ». Pour contourner la difficulté, le couple donna une fête à laquelle furent invités tous les notables et leurs amis. La bière aidant, cela devint « la plus gaie des séances de mesure », chacun s'amusant à se comparer aux autres9.

Ce qui est rejeté avec ces pratiques, c'est le modèle d'une anthropologie traditionnellement définie comme « cette branche de l'histoire naturelle qui traite de l'espèce humaine »10. On peut se demander si le changement de paradigme théorique qui mène à l'abandon progressif de l'anthropologie physique n'a pas été renforcé par le fait que certaines pratiques, qui auparavant « allaient de soi », perdaient leur légitimité.

Perham, défendant l'anthropologie moderne, insiste précisément sur la rupture avec la conception de l'anthropologie comme histoire naturelle ou comme science des origines : « Les nouveaux anthropologues, de la jeune génération, ne regardent plus les Africains comme des spécimens et ne cherchent pas à préserver le passé dans l'intérêt de leurs recherches. Ils vivent avec les Africains, deviennent leurs amis, et leur interprétation des conditions actuelles sera pour l'Afrique de la plus grande valeur » (1934a). On voit ainsi comment les critiques contre l'anthropologie peuvent être utilisées comme des arguments dans la lutte entre différentes versions de l'anthropologie.

C'est le sens des notes largement positives prises par Malinowski sur l'article de Perham (1934b). Il se félicite qu'elle démontre que les préventions de l'Africain contre les anthropologues sont infondées : « L'anthropologie elle-même a rejeté les entraves de l'antiquairisme. Quant à l'Africain, l'anthropologie lui fournit une fondation solide pour son nouveau nationalisme, et lui permet de reconnaître la valeur et la beauté de son passé11 ».

Malinowski et Perham tendent donc à présenter les contestations comme reposant sur un malentendu : les nouveaux anthropologues sont les « amis des Africains ». La vraie question est cependant esquivée : de quels Africains s'agit-il ?

(« Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des « indigènes éduqués »]

C'est précisément parce qu'elle joue un rôle croissant que l'anthropologie entre en conflit avec les revendications des Africains scolarisés. Ce conflit se joue à un double niveau : il concerne à la fois le statut des « indigènes éduqués » dans le nouveau modèle scientifique et politique de l'Indirect Rule et un conflit d'interprétation qui met en cause la légitimité de la revendication de ces derniers à « représenter » les Africains.

C'est peut-être dans le domaine de l'éducation que la rupture est la plus nette entre les idéaux de la mission civilisatrice et ceux de l'Indirect Rule, et que l'anthropologie a eu le plus d'impact12. Selon l'idéologie victorienne, reposant sur le postulat d'un évolutionnisme unilinéaire, les indigènes éduqués étaient des interlocuteurs privilégiés, dans la mesure où ils apparaissaient comme les plus avancés des Africains sur la voie de l'évolution (c'est bien le sens qu'a l'expression qui les désignait alors en français : les « évolués »). Passés le plus souvent par les écoles des missionnaires, ils se présentaient comme les alliés « naturels » de la « civilisation » et de la christianisation contre les forces des ténèbres et du paganisme, les « coutumes barbares ». Plus vite ils étaient dépouillés des oripeaux de la sauvagerie, plus vite ils pouvaient prétendre prendre leur place (certes subordonnée) aux côtés des colonisateurs. L'éducation apparaissait donc comme la voie naturelle d'accès aux positions les plus enviables du système colonial.

Au contraire, l'idéal nouveau de l'Indirect Rule veut que les sociétés indigènes se développent « en suivant leur voie propre », dans la continuité avec les traditions qui les constituent en tant que groupe ; les indigènes éduqués à l'européenne ne sont plus alors des individus en avance sur leurs compatriotes sur la voie du progrès, mais des indigènes « détribalisés », c'est-à-dire coupés de leur milieu tribal « naturel », des sortes de monstres sociologiques, doublement inadaptés, à leur culture d'origine dont ils ont été artificiellement séparés, mais aussi à la culture européenne où ils ne peuvent trouver leur place. Ils sont donc, comme le note Malinowski, des facteurs de désintégration des sociétés indigènes : « Une scolarisation exogène inadéquatement impartie doit conduire à la désintégration d'une société primitive, parce qu'elle rend un certain nombre d'individus étrangers aux traditions qui contrôlent toujours le reste de la tribu » (Malinowski 1936, s'appuyant sur Hoernlé 1932).

La nouvelle philosophie qui domine la scène coloniale a donc des conséquences directes sur le statut des Africains éduqués, qui perdent leur rôle d'interlocuteurs privilégiés des autorités européennes au profit d'une part des autorités tribales « traditionnelles » (qui ne sont plus seulement employées comme des « courroies de transmission » auxquelles le pouvoir colonial a recours faute de mieux, mais se voient raffermies et légitimées), d'autre part des anthropologues.

De façon générale, la méfiance envers les Africains scolarisés semble caractériser l'attitude des anthropologues, qui leur préfèrent les indigènes « authentiques ». Audrey Richards (1935) compare ainsi défavorablement les « indigènes à moitié éduqués », qui considèrent les problèmes tribaux « uniquement d'après leurs effets sur leur bien-être personnel », avec les « traditions de service public et l'esprit de corps » de l'aristocratie héréditaire des Bakabilo.

En produisant un modèle de la culture africaine (ou des cultures africaines) authentique, l'anthropologue apporte la caution de la science à une certaine façon d'être vraiment africain, qui aboutit à légitimer les prétentions de certains groupes et en écarter d'autres. En particulier, l'anthropologie, insistant sur la tradition comme facteur de cohésion sociale, peut apparaître comme donnant sa caution aux autorités traditionnelles.

Ce caractère stratégique de l'anthropologie se révèle nettement dans la préface de Hilda Kuper à son ouvrage sur les Swazi (1947). Celle-ci décrit les circonstances de sa rencontre avec l'Ingwenyama (Lion) des Swazi, Sobhuza II, venu assister en 1934 à une importante conférence sur « L'éducation indigène » à Johannesburg, à laquelle participaient plusieurs anthropologues, dont Malinowski (1936), et les Sud-Africains Schapera, Hunter, Hoernlé.

Elle reprend le constat habituel, en y apportant une précision importante : « La plupart des Africains éduqués, plus particulièrement ceux qui sont détribalisés ou qui ont un statut peu important dans la vie tribale, sont méfiants à l'égard de l'anthropologie ; ils la voient comme une arme destinée à maintenir les indigènes dans leur milieu traditionnel ... et les empêcher pour des motifs pseudo-scientifiques – conserver "l'âme du peuple", leur "mentalité primitive" – d'assimiler la culture européenne » (Kuper 1947, souligné par moi).

Elle oppose cette attitude courante à celle du souverain swazi : « Sobhuza, au contraire, s'intéresse à l'anthropologie ; il a lu nombre de livres sur la question, est abonné à des revues anthropologiques, apprécie les descriptions des coutumes des autres peuples, et est fier des siennes. Il expliqua un jour que "l'anthropologie rend possible la comparaison et la sélection des directions de développement futur. La culture européenne n'est pas entièrement bonne ; la nôtre est souvent meilleure. Nous devons être capables de choisir la façon dont nous vivons, et pour cela nous devons voir comment vivent les autres. Je ne veux pas que mon peuple soit une imitation des Européens, mais qu'il soit respecté pour ses propres lois et coutumes". »

Sobhuza apparaît ici parfaitement en accord avec les objectifs de la politique éducative britannique, tels que les résume Lugard (1933), qui étaient « non pas d'éliminer les différences raciales, mais de les accepter comme la vraie base de l'éducation africaine, d'encourager l'Africain à être fier de sa race, à sentir qu'il a sa propre contribution à faire au progrès du monde, et que le contact avec la civilisation occidentale ne doit pas signifier une imitation servile, mais une chance de sélectionner tout ce qui peut aider à la croissance de ce qu'il y a de mieux dans ses propres institutions et sa culture ».

En fait, Sobhuza attend de l'anthropologie une légitimation de son pouvoir, en particulier face aux remises en cause de Swazi passés par les écoles missionnaires. Au moment où Kuper le rencontre en 1934, il a en effet rédigé un mémorandum pour l'administration britannique, où il critiquait le recours à une « éducation purement européenne », qui faisait que « l'intellectuel swazi méprise les institutions swazi et sa culture indigène »13. Il y demandait que l'enseignement scolaire au Swaziland « appuie son influence » au lieu de travailler contre elle, c'est-à-dire aille dans le sens de la tradition (Malinowski 1936).

Il est significatif que l'ouvrage de Kuper s'ouvre sur un poème de louange à Sobhuza. Elle précise d'ailleurs que, dans une société hiérarchique comme celle des Swazi, l'enquête d'un anthropologue serait très difficile sans l'appui de l'autorité tribale. De fait, il semble, à en croire les remerciements des ouvrages publiés, qu'un certain nombre d'autorités tribales traditionnelles aient accueilli plutôt favorablement les anthropologues14.

L'opposition à l'anthropologie, vue comme représentant la défense des sociétés traditionnelles et légitimant le statu quo, est donc à comprendre sur l'arrière-fond d'une lutte politique pour l'accès aux positions dominantes au sein du système colonial entre élites traditionnelles et nouvelles élites scolarisées. C'est un conflit entre diverses légitimités : c'est au nom de leur « avance » sur la voie du progrès que les éléments scolarisés revendiquent un accès au pouvoir qui leur était garanti selon l'idéal de la politique précédente, et que leur interdit désormais le changement de philosophie incarné par l'Indirect Rule et l'anthropologie. Une « prime à l'ignorance » ?

Les nouvelles élites appuient leur revendication pour un plus grand rôle politique sur leur scolarisation, qui leur donne accès à la culture européenne, mais aussi (de plus en plus) sur le fait qu'elles parlent au nom de leurs compatriotes dépourvus de possibilité d'expression. Or, c'est précisément cette éducation européenne, autrefois valorisée, qui les rend désormais suspectes aux yeux de ceux qui prônent le respect des « coutumes et institutions traditionnelles ». Elles ne peuvent donc pas prétendre représenter les masses africaines, car, étant « détribalisées », elles ne sont pas « représentatives » de la majorité des Africains qui vivent, eux, dans un cadre tribal « traditionnel »15.

Ces enjeux apparaissent nettement dans la discussion, en mars 1934, qui suit une conférence de Perham sur « Les problèmes de l'Administration indirecte en Afrique »16. La transcription des débats constitue un document exceptionnel qui permet de saisir sur le vif la confrontation entre les différents points de vue en conflit, notamment ceux de plusieurs Africains vivant en Grande-Bretagne présents dans la salle. Leur contestation s'organise autour de deux thèmes qui apparaissent étroitement liés : celui de la représentation et celui de l'accès au savoir.

Ainsi, une certaine Miss S.J. Thomas affirme que « les chefs ne représentent plus les Africains, et les Africains ne veulent pas que leurs chefs les vendent aux Britanniques .... Les vrais Africains ... voulaient être représentés et recevoir une formation afin de pouvoir s'exprimer ». Elle se dit « défavorable aux anthropologues », car « les Africains n'étaient pas curieux d'être étudiés afin qu'on découvre d'où ils venaient ». Enfin, elle lie clairement accès au savoir et revendication du pouvoir : « Ils ne voulaient pas de chefs illettrés, car alors, en raison de leur ignorance, ils tombaient facilement entre les mains des administrateurs britanniques. »

A son tour, Mr Joseph T. Sackeyfio, probablement originaire de Gold Coast, dénonce le « fléau de l'Indirect Rule », qui a abouti dans cette colonie au « divorce entre le peuple et les chefs et anciens ». Ceux-ci sont devenus les « marionnettes » des Britanniques.

Mr M. Dowuona, étudiant à St Peter's Hall (Oxford), affirme pour sa part que le recours aux compétences des « Africains éduqués » est indispensable, car ils sont seuls capables d'interpréter les méthodes administratives anglaises. Il demande donc pour eux des responsabilités plus grandes, à la fois dans l'administration coloniale elle-même (African Civil Service) et par l'accès aux responsabilités politiques municipales dans les zones urbaines.

Regrettant que l'anthropologie ne s'intéresse qu'aux « peuples soi-disant primitifs », il suggère de retourner contre ses promoteurs l'arme du savoir : il propose d'étendre la définition de l'anthropologie « pour inclure l'étude des races blanches, dont les manières, coutumes et institutions n'étaient pas toujours faciles à comprendre pour les Africains ». Il exprime le souhait de voir de « jeunes Africains », formés à l'anthropologie fonctionnelle, qui « étudieraient les peuples blancs, en particulier les Anglais, leurs coutumes et institutions, et les interpréteraient pour le reste du monde. Ce serait intéressant de voir comment ils seraient reçus par le public anglais éduqué ».

Les interventions des Africains articulent donc trois thèmes : une violente opposition à l'Indirect Rule, une critique non moins violente de l'anthropologie, et une revendication à la fois d'un plus large accès au savoir et d'un rôle politique plus grand pour les « Africains éduqués », qui affirment représenter les « vrais Africains » mieux que des chefs traditionnels ignorants.

Les enjeux politiques des descriptions anthropologiques sont bien perçus par l'étudiant Dowuona, qui conteste l'utilisation par Perham du terme « détribalisé » pour parler des Africains éduqués comme donnant une « prime à l'ignorance » et amenant à « exclure les Africains éduqués de toute participation à l'élaboration d'une politique de progrès pour leur peuple ». Il s'agit bien d'un conflit autour de l'accès au savoir. C'est précisément parce que cette transformation des règles du jeu les frustre de leurs espérances jusque-là légitimes que s'explique la violence des réactions contre le « fléau de l'Indirect Rule » et l'anthropologie qui la justifie.

Les Africains scolarisés reçoivent l'appui de ceux des colonisateurs qui continuent d'adhérer aux idéaux victoriens de la « mission civilisatrice »17. C'est le cas de l'historien sud-africain Macmillan, qui dénonce la « tendance, en cherchant à découvrir les institutions africaines, à s'écarter des classes éduquées comme n'étant pas de vrais Africains. Il était au contraire essentiel de tenir compte des Africains qui pensaient, qui étaient les Africains de l'avenir » (in Perham 1934a). C'est au nom d'un retour à l'idéal victorien universaliste que Macmillan critique l'Indirect Rule, qui lui apparaît comme défendant un idéal de conservatisme et de maintien de coutumes barbares. Il dénonce dans la plus pure tradition victorienne l'« ignorance et l'incapacité de l'Afrique indigène, la cruauté et parfois l'injustice fondamentale des institutions tribales, une lutte difficile et au total sans succès avec la nature. Dans l'Afrique primitive, la famine et la maladie sont des terreurs communes, la sorcellerie peut prendre possession de ses plus proches parents et la tradition offre pour seule aide des superstitions qui aggravent la misère et la peur » (Macmillan 1938). Le plus grand service qu'on puisse rendre aux Africains, c'est donc de leur donner accès le plus rapidement possible aux bienfaits de la civilisation européenne. Il regrette l'importance excessive accordée à l'anthropologie : « Il faut à tout prix comprendre l'Africain, mais on a tendance aujourd'hui non seulement à étudier, mais aussi à révérer les institutions africaines. » Et il avance l'idée que « l'opinion dominante des experts » (c'est-à-dire des anthropologues) fait le jeu des « réactionnaires », en particulier en Afrique du Sud (Perham 1934a). Chasse gardée anthropologique et braconnage interprétatif

Les anthropologues revendiquent la capacité de pénétrer la mentalité indigène, de comprendre le fonctionnement des sociétés africaines mieux que ne peuvent le faire les missionnaires ou les administrateurs. Cette revendication d'un monopole de l'interprétation de ce que sont les « vrais Africains » les met d'abord aux prises avec les « hommes de terrain », dont c'était jusque-là le domaine. Cependant, ce monopole est de plus en plus admis par l'administration coloniale18, peut-être parce que, comme le dénoncent les opposants, il fournit un contrepoids aux exigences des Africains les plus progressistes ; symétriquement, cette revendication ne peut qu'entrer en conflit avec celle des Africains éduqués, qui se posent en porte-parole de leurs compatriotes.

Perham confirme l'objet du conflit, en évoquant la « tendance des Africains éduqués à opposer aux anthropologues leur propre interprétation de la société indigène ». C'est aussi au nom de leur incompétence scientifique que sont contestées les revendications des nouvelles élites : « Rien ne serait plus précieux qu'une anthropologie faisant autorité, venant d'un Africain avec une formation et une impartialité adéquate. » Malheureusement, poursuit-elle, celles-ci font défaut ; par conséquent, « il est peu probable que des Africains non qualifiés apportent beaucoup au savoir sur lequel doit être fondée la politique hors des zones urbaines qui sont habituellement les leurs » (Perham 1934a, souligné par moi). C'est précisément parce que la nouvelle politique coloniale que promeut Perham est appuyée sur la science qu'elle disqualifie (au sens propre : ils ne sont pas qualifiés) les revendications des Africains éduqués.

Les enquêtes anthropologiques permettent ainsi de remettre en cause certaines affirmations des indigènes scolarisés, par exemple sur les conclusions à tirer en matière politique des transformations amenées par la colonisation. Ainsi, s'appuyant sur les travaux d'un groupe de « jeunes anthropologues formés par le docteur Malinowski à la méthode fonctionnelle et qui considèrent les changements produits par le contact culturel comme un objet digne d'étude », Perham suggère qu'on a trop insisté sur « la vitesse et l'étendue des changements » en Afrique. Les premiers résultats des enquêtes d'Audrey Richards, Lucy Mair, Monica Hunter et Isaac Schapera font au contraire ressortir le « pouvoir conservateur de la société africaine ».

Ainsi, l'hostilité à l'anthropologie n'est pas seulement le produit d'un « malentendu », d'une méprise sur les objectifs des anthropologues (même si cela a pu jouer localement), mais plus fondamentalement correspond bien à une situation structurelle de concurrence objective. Ce qui rend si crucial le conflit autour de la vérité, c'est qu'il est en même temps un conflit autour du pouvoir. Les indigènes scolarisés perçoivent clairement que leur revendication de parler comme les représentants de l'ensemble des indigènes est remise en cause par une anthropologie qui entend produire une représentation scientifique des institutions et des mentalités indigènes traditionnelles, dont ils se sont eux-mêmes éloignés. Il s'agit bien d'une lutte autour de la capacité de « représenter » les indigènes authentiques. L'anthropologie vient délégitimer la revendication des indigènes éduqués d'être des porte-parole crédibles des populations indigènes qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer directement.

Si la plupart des indigènes éduqués rejettent violemment l'anthropologie, la condamnant pour son association avec le « colonialisme », quelques-uns cependant relèveront le défi de Perham, et chercheront à légitimer dans les formes savantes de l'anthropologie leur prétention à dire la vérité de leur peuple. Le cas le plus fameux est celui de Jomo Kenyatta, futur leader de la révolte Mau-Mau, puis président du Kenya indépendant, qui produira une monographie anthropologique sur les Gikuyu, préfacée par Malinowski (Kenyatta 1938).

La façon dont Kenyatta justifie son œuvre semble confirmer les hypothèses faites plus haut. En effet, c'est précisément en termes d'une infraction au monopole d'interprétation de ce qu'est l'Africain que Kenyatta évoque son incursion sur le terrain de la « vérité scientifique » : il dit vouloir dans son ouvrage « laisser parler la vérité », ce qui, dit-il, ne manquera pas « d'offenser ces amis professionnels de l'Africain qui sont prêts à lui conserver pour l'éternité leur amitié comme un devoir sacré, pourvu seulement que l'Africain continue à jouer le rôle du sauvage ignorant de telle sorte qu'ils puissent monopoliser la fonction d'interpréter son esprit et de parler pour lui. Pour de telles gens, un Africain qui écrit une étude de ce type fait intrusion dans leur chasse gardée. C'est un lapin qui devient braconnier. »

Il est significatif que Kenyatta revendique une double légitimité, traditionnelle et « moderne », démocratique : du point de vue traditionnel (il a subi les rites initiatiques et connaît les coutumes ancestrales de son peuple) et du point de vue politique en tant que leader de la Gikuyu Central Association, « choisi pour être porte-parole » devant des Commissions royales d'enquêtes sur les questions foncières au Kenya. C'est ce qui lui permet de revendiquer le droit de « parler en tant que representative c'est-à-dire à la fois comme représentatif et comme représentant de mon peuple, avec une expérience personnelle de nombreux aspects différents de sa vie » (Kenyatta 1938 : pp. XVIII-XIX). Un « évolué » est-il encore un Noir ?

Il semble qu'en Afrique française ne se manifeste pas une semblable hostilité à l'ethnologie ; une des raisons en est peut-être que l'idéal de fonder une « politique indigène » sur une connaissance scientifique des populations ne connaît pas un succès comparable à celui de l'Indirect Rule (voir L'Estoile 1997a). Cependant, l'hypothèse d'une concurrence pour l'interprétation de l'Afrique authentique entre ethnologues et intellectuels africains trouve une confirmation dans l'étonnante confrontation qui se produit en 1951 à Genève entre Marcel Griaule et un intellectuel africain, Taoré19 (Griaule 1953). La conférence de Griaule, se présentant comme purement « ethnologique », porte sur la « Connaissance de l'homme noir » ; à travers un exposé de la cosmologie dogon, Griaule s'efforce de démontrer que la « civilisation africaine », aussi noble que la civilisation grecque, a sa place dans les grandes civilisations de l'humanité. La discussion qui suit fait cependant ressortir clairement les ambiguïtés de la position de Griaule. Ce qui est en jeu dans ce long débat, c'est le conflit entre deux façons antithétiques de « représenter » les « vrais Africains », l'une s'appuyant sur une légitimité d'origine intellectuelle et politique, l'autre fondée sur celle de la tradition et de la science.

Griaule, dénonçant le « génocide » (culturel) qu'a été la colonisation, s'oppose au procédé « qui consiste à raser complètement une mentalité indigène pour en mettre une autre à la place » et se fait l'apôtre d'une politique progressive qui ressemble fort à l'idéal de l'Indirect Rule20. C'est au nom de l'« utilité » et de la « réalité » que Taoré conteste l'approche de Griaule : « Parler des Noirs sans les rattacher à la réalité de leur histoire, de leur existence quotidienne aboutit à les faire connaître en tant que connaissance de leur passé, à les faire aimer en tant qu'amour de leur passé. » Cette critique d'une image fictive, parce que passée, resurgit dans la discussion :

« Taoré. – Ce que l'on vous reproche à vous en particulier ethnologues, c'est de dire : "Il y a une civilisation noire." Non, il n'y a pas une civilisation noire... M. Griaule. – Si, il y a une civilisation noire. Taoré. – Non, il y en a eu une » (Griaule 1953 : 163). Taoré remet en fait en cause le projet même d'un savoir comme l'africanisme, et définit d'autres priorités pour les intellectuels africains : « Il est plus urgent pour nous de réclamer du pain et la liberté pour les Africains que de renseigner les Européens sur le problème de la civilisation africaine. » Griaule dénonce en réponse les « Noirs évolués, qui parlent beaucoup pour ne rien dire et qui ne nous apprennent rien sur eux-mêmes, sinon pour nous montrer leurs désirs ».

La polémique confirme à quel point sont liées la question de l'authenticité et celle de la légitimité de la représentation politique. Taoré conteste la légitimité politique de Griaule à parler au nom des Noirs, lui reprochant d'inventer une « civilisation noire » qui n'existe plus, tandis que Griaule lui conteste le droit de s'exprimer en leur nom parce qu'il n'est pas vraiment noir. On retrouve ici aussi le rôle central de l'éducation dans l'opposition entre ethnologues africanistes et « évolués » : « Voyez M. Taoré, dit Griaule, ce n'est pas un Noir, c'est un Blanc. Il parle le français, il a grandi sur les bancs de nos écoles. Il n'est pas allé au Bois Sacré. Il n'est plus un Noir. » En contestant l'authenticité de son contradicteur, c'est bien sa légitimité à se poser en représentant des Africains qui est remise en cause ; « le Noir évolué n'est plus le Noir que moi j'étudie à l'intérieur de ses pays. Le Noir que j'étudie ne connaît pas le français, il n'est pas pour une civilisation inconnue de lui, il est pour la sienne propre et il ne veut pas entendre parler d'une autre éducation que la sienne. Sur les seize millions de Noirs qui vivent en Afrique occidentale française, il y a très peu de gens comme vous qui puissent suivre les cours d'une école, d'un lycée, et ensuite des établissements d'enseignement supérieur. »

Quand Taoré critique l'interdiction faite à certains Africains d'utiliser à Dakar une imprimerie, Griaule insiste sur la différence qui sépare ce qu'écrivent « un paysan et un lettré ». Griaule cherche à conclure d'un argument qu'il veut décisif : « Ce n'est pas vous qui m'avez appris la métaphysique noire, vous seriez incapable d'expliquer le dernier rite que vous avez vu faire dans votre pays. » Taoré cherche à parer le coup : « N'importe quel Européen non plus n'est pas capable de m'expliquer ce que je désire entendre expliquer sur l'Europe, cela ne diminue personne. » Alors Griaule : « N'importe quel Européen ne prend pas la parole ici pour parler de choses qu'il ne connaît pas. » C'est-à-dire que Griaule refuse littéralement à son contradicteur, au nom de son ignorance de la tradition africaine authentique, le droit à la parole, le droit de parler légitimement au nom des vrais Africains, d'être leur porte-parole, que lui-même a acquis par son accès privilégié à la tradition dogon.

Ce débat met en scène de façon exemplaire le conflit entre deux légitimités : la légitimité esthético-scientifique de l'ethnologue qui revendique un accès privilégié à la « civilisation noire » authentique et s'en fait l'interprète auprès des Européens se voit contestée au nom de la légitimité politique revendiquée par l'intellectuel africain porte-parole de son peuple. Et ce conflit de légitimités a des conséquences politiques directes. Conclusion

Ce contexte, à la fois d'appui officiel et de contestation de la part des nouvelles élites scolarisées, n'est pas sans effet sur le savoir anthropologique. On peut notamment voir dans ces contestations un des aiguillons qui poussent les anthropologues à se débarrasser de ce que Malinowski appelait leur « penchant » antiquaire, et à affirmer au contraire un intérêt pour l'étude du « changement social », de « l'indigène en transformation ». La violente réaction de la part de certains indigènes contribue aussi à la rupture avec le paradigme naturaliste et à l'abandon progressif (ou à la relativisation) de notions comme celles de « primitif » ou de « sauvage ». Ce contexte de polémique autour de leur savoir permet aussi de comprendre l'insistance des anthropologues abordant des thèmes particulièrement brûlants, sur le caractère scientifique, non partisan, de leur travail ; cette revendication de neutralité est particulièrement nette au début de African Political Systems, qui se veut une contribution scientifique à la compréhension des systèmes indigènes, centrale dans la perspective de l'Indirect Rule.

Ce qu'on s'est efforcé d'atteindre ici, c'est donc non pas l'impossible restitution d'un authentique « regard africain » sur les colonisateurs, mais plutôt une mise en perspective du regard de certains groupes colonisés sur la représentation que produisaient sur eux certains groupes colonisateurs. Ce qui apparaît dans ce jeu de miroirs, c'est précisément le caractère problématique de la construction des « Africains » en tant qu'objets de « représentation » et que sujets représentants. Ce qui est en jeu dans le conflit entre anthropologues et Africains scolarisés, c'est le monopole de la représentation légitime de la « nature » et des « besoins » authentiques des populations indigènes, c'est-à-dire à la fois de la compétence à « dire la vérité » et du droit de parler en tant que porte-parole – c'est-à-dire une lutte politique.

Contre le schéma réducteur d'une opposition entre le « colonialisme » conçu comme un bloc et des colonisés vus comme fondamentalement unifiés par la domination coloniale, qui a longtemps servi de cadre interprétatif aux débats sur l'anthropologie dans la période coloniale, les luttes autour de la production d'un discours de vérité sur les cultures et les sociétés indigènes renvoient donc à une série d'oppositions autour de la légitimité et du pouvoir, qui n'ont pu ici qu'être esquissées : conflit entre Indirect Rulers et néo-victoriens, autour de la définition de l'idéal de la politique coloniale, qui traverse à la fois le monde missionnaire, l'administration et plus largement divise les milieux concernés par l'Afrique en Grande-Bretagne ; conflit au sein du monde savant entre anthropologues et autres spécialistes coloniaux (notamment historiens et géographes), et au sein de l'anthropologie entre anthropologues sociaux, emmenés par Malinowski, et tenants d'une définition de l'anthropologie comme « science naturelle de l'homme » ou science des origines ; conflit pour le monopole de l'interprétation entre Africains scolarisés et anthropologues ; conflit au sein des groupes indigènes, entre nouvelles élites scolarisées et élites traditionnelles ou néo-traditionnelles, en concurrence pour l'accès au statut de représentants légitimes des populations indigènes auprès du pouvoir colonial. Ces divers conflits sont entrecroisés, ce qui rend possibles des alliances entre protagonistes, par exemple entre Indirect Rulers, anthropologues sociaux et élites traditionnelles ou symétriquement néo-victoriens, nouvelles élites et historiens21.

La concurrence entre porte-parole « indigènes » et interprètes venus d'ailleurs n'est pas seulement le fait d'une époque coloniale révolue. On pourrait prolonger les analyses esquissées ici pour rendre compte de la diversité des positions des dirigeants des Etats issus de la décolonisation, allant de l'opposition, parfois violente, à l'anthropologie22, à une récupération néo-traditionnelle de la « coutume » qu'étudiaient les anthropologues. Au-delà d'un moment historique singulier, ce conflit autour des modalités de la « représentation » légitime, de la « vérité des indigènes », pose le problème toujours actuel de la revendication de l'anthropologue à se faire l'interprète de ceux qu'il prend pour objets, qui le met en concurrence avec d'autres candidats à la représentation des « indigènes » – que ceux-ci soient proches ou lointains. L'irritation de nombreux anthropologues face aux « élites occidentalisées » ou « américanisées » de certains pays du tiers-monde, incapables de comprendre la culture authentique de leur peuple, à laquelle fait écho la contestation au nom d'un nationalisme culturel de la légitimité de spécialistes étrangers, suspectés d'impérialisme, à parler de la réalité locale peuvent ainsi apparaître comme un équivalent contemporain des débats sur l'anthropologie coloniale.

http://terrain.revues.org/3173

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__Droit international du maintien de la paix - 3.. Entre droit contre la guerre, entre un droit humanitaire international en gestation et un droit d'ingérence encore à définir et très contesté

Droit

Quelques composantes du Droit international du maintien de la paix - 3



Entre droit contre la guerre, entre un droit humanitaire international en gestation et un droit d'ingérence encore à définir et très contesté, le droit international du maintien de la paix est encore en pleine évolution, bien trop récente, accélère depuis les années 1990, pour être définit comme un véritable corpus juridique de référence. Néanmoins, de nombreux acteurs étatiques ou non de la scène internationale commencent à élaborer ce corpus là, pas seulement dans les "hautes instances", pas seulement au niveau des Etats, au niveau d'ensembles interétatiques ou d'organisation internationale, mais également au niveau d'organisations non gouvernementales... et de très nombreux intervenants "à la base" dans les différents terrains du rétablissement de la paix. Tous contribuent, par des voies très différentes, à l'élaboration de ce droit international.






Pour le droit d'intervention humanitaire dans le droit international contemporain, comme le montre bien Olivier CORTEN, professeur ordinaire à la Faculté de droit de l'Université Libre de Bruxelles, deux ensembles de juristes s'affrontent. "Le premier estime que le droit d'intervention humanitaire a émergé dans les années 1990 comme l'une des conséquences du progrès des valeurs humanistes caractéristiques du "nouvel ordre mondial". Le second réplique que la Charte des Nations Unies n'a pas été amendée, et ne reconnaît toujours pas l'existence d'un tel droit dans l'ordre juridique international positif. Le premier acteur remarque alors que le droit international peut et doit évoluer de manière informelle, de manière à s'adapter aux nécessités de la vie sociale. Le second lui répond que cette évolution informelle ne peut être admise en droit que si elle s'est traduite par une révision d'un traité ou, à tout le moins, par l'émergence d'une règle coutumière acceptée par l'ensemble des Etats." Dans l'étude des termes du débat méthodologique sur le non-recours à la force, "la règle de la prohibition de l'emploi de la force est avant tout une règle conventionnelle inscrite dans la Charte des Nations Unies ainsi que dans plusieurs traités à vocation régionale. Mais il s'agit en même temps d'une règle coutumière, dont l'évolution est au centre de débats animés, en particulier depuis quelques années. Ces débats peuvent être schématisés de la manière suivante. D'un côté, on trouve une approche extensive, qui consiste à interpréter la règle de façon aussi souple que possible : sont par exemple admise comme conformes à la règle des institutions comme la "légitime défense préventive", l'"autorisation présumée" du Conseil de sécurité, ou le "droit d'intervention humanitaire". De l'autre côté, une approche, que l'on peut qualifier de restrictive, préfère interpréter plus rigoureusement l'interdiction. Au-delà de la validité des arguments de fond qui sont avancés de par et d'autre, un examen de la doctrine révèle que c'est aussi, et peut-être surtout, sur le plan méthodologique que se déroule le débat. Plus spécifiquement, c'est au sujet du statut et de l'interprétation de la règle conventionnelle et coutumière de la prohibition du recours à la force que des divergences profondes apparaissent. L'approche extensive a tendance à suivre une méthode très souple lorsqu'il s'agit de préciser la place et le contenu de la règle, ce qui n'est pas le cas de l'approche restrictive.

L'auteur, plus proche d'un approche restrictive, indique les éléments du clivage entre ces deux approches :

- L'approche extensive, sur le statut de la coutume, y voit une source privilégiée du droit, s'attache à une source formelle et matérielle de celui-ci, et privilégie une tendance objectiviste ou policy oriented. Sur l'articulation des éléments constitutifs de la coutume, elle considère la pratique comme élément prépondérant, avec une très grande importance accordée aux organes politiques ; valorise la coutume instantanée ou à évolution rapide, et donne un rôle prépondérant aux Major States.

- L'approche restrictive, sur le statut de la coutume, préfère l'égalité entre sources du droit, s'attache à un source formelle de celui-ci, et privilégie une tendance volontariste ou/et formaliste. Sur l'articulation des éléments constitutifs de la coutume, elle considère l'Opinio juris comme prépondérante, avec une très grande importance accordée au rôle du discours juridique. Elle préfère une coutume à évolution plus progressive et s'attache à l'égalité des Etats.

Pour conclure une grosse étude sur ce droit contre la guerre, Olivier CORTEN, membre du Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international écrit qu'"on peut affirmer (...) que l'hypothèse (de l'institution d'un droit contre la guerre) se vérifie au vu de la pratique et des prises de position de la communauté internationale des Etats dans son ensemble (...). La rigueur de ce jus contra bellum implique, en premier lieu, que seuls certains arguments sont juridiquement recevables lorsqu'un Etat tente de justifier un recours à la force. Il s'agit du consentement de l'Etat sur le territoire duquel l'intervention a lieu (qui, à certaines conditions, a pour conséquence qu'on n'est plus devant un recours à la force contre un Etat au sens de l'article 2 alinéa 4 de la Charte), de l'autorisation du Conseil de sécurité ou de la légitime défense. Les circonstances excluant l'illicéité - qu'il s'agisse de l'état de nécessité, de l'extrême détresse ou des contre-mesures - ne peuvent en revanche servir à éluder cette règle de droit impératif. De même, on ne peut attaquer un Etat sous le prétexte qu'on le ne vise pas en tant quel tel mais que l'on intervient contre des groupes privés situés sur son territoire : la règle de l'interdiction du recours à la force "dans les relations internationales" reste une règle protégeant l'intégrité territoriale et l'indépendance politique de tous les Etats, même après les événements du 11 septembre 2001. En second lieu, le souci de maintenir la rigueur de cette règle entraîne l'échec des tentatives d'ajouter de nouvelles justifications (comme le "droit d'intervention humanitaire") ou d'interpréter très largement les exceptions juridiquement admises (comme cela a été le cas avec les notions de "légitime défense préventive" ou de présomption d'autorisation du Conseil de sécurité). Mais l'auteur lui-même, qui s'appuie sur une dense documentation factuelle et juridique, indique que "la portée de ces enseignements doit certes être doublement relativisées. D'abord parce qu'ils reposent sur une méthodologie juridique positive, qui consiste à s'appuyer sur les textes existants et sur l'interprétation qui en a été donnée par la communauté internationale des Etats dans son ensemble. On est là devant un choix, voire un postulat, que chacun n'est évidemment pas tenu de partager. Ensuite, et en tout état de cause, parce que nos conclusions ne portent que sur des actes coercitifs qui présentent une extrême gravité, et qui peuvent dès lors être qualifiés de recours "à la force", au sens de la Charte des Nations Unies. La question de la licéité d'actes coercitifs mineurs, comme des enlèvements internationaux voire des opérations très limitées de police, reste en revanche ouverte, et doit être appréciée en fonction du droit conventionnel commun ainsi que du principe très général du respect de la souveraineté des Etats. Si l'on franchit le seuil d'un véritable recours à la force et que l'on s'en tient à la méthode suivie notamment par la Cour internationale de justice, nous pensions toutefois que l'hypothèse du maintien d'un "droit contre la guerre" se vérifie amplement au regard des positions des Etats."

Olivier CORTEN estime qu'au-delà de cette conclusion, le droit peut évoluer, et ce assez rapidement. il s'appuie sur l'expérience de la guerre menée contre la Yougoslavie en 1999 pour entrevoir des justifications d'une action militaire, justifications qui pourraient s'inscrire plus tard dans des textes (comment, cela reste à définir...), qui, sans doute pourront être soumis à sa méthode à leur tour :

- De graves violations des droits de l'Homme, équivalent à un crime conte l'humanité ;

- Un refus systématique de la part de l'Etat concerné de coopérer avec les Nations Unies ;

- Un blocage du Conseil de sécurité qui n'aurait pu que condamner ou déplorer la situation, tout en la qualifiant de menace contre la paix et la sécurité internationale ;

- La mise en oeuvre d'un intervention collective, menée par un groupe d'Etats, et pas seulement par une puissance hégémonique ;

- Une limitation de cette intervention à ce qui est strictement nécessaire à la poursuite des objectifs humanitaires.

Il insiste sur l'importance d'un registre politique, qui, au détriment d'un registre juridique, conduit les Etats à mener souvent une "politique juridique extérieure" comme ils mènent une politique militaire ou diplomatique extérieure, avec des buts étatiques inchangés. D'où l'importance d'analyser de manière fine le discours officiel des Etats, les interactions de différents registres justificatifs de leur action, que ce soit en faveur ou en défaveur d'une intervention armée.






Ron LEVI et Heather SCHOENFELD décrivent le façonnage des outils de poursuite des criminels de guerre. "Tandis que les cas extrêmes de violence d'Etat ont longtemps relevé du domaine réservé de la diplomatie et de la politique, ces 20 dernières années, le droit pénal a apporté aux atrocités d'Etats une réponse qui est apparue de plus en plus "normale". La fin de la guerre froide s'est ainsi accompagnée d'une prolifération de procès criminels très médiatisés dans les tribunaux internationaux, faisant notamment suite à l'inculpation et à l'accusation des génocidaires de l'ex-Yougoslavie, du Rwanda et de Sierra Leone. Plus récemment, ces tribunaux provisoires ont été complétés par la Cour pénale internationale, dont le statut a été ratifié par plus de 100 Etats, et qui est explicitement une institution juridique permanente de portée internationale. (...) (...) si le retentissement de ces procès dépasse la sphère des juristes, c'est en partie en raison du travail culturel réalisé au sein de ces institutions juridiques elles-mêmes. Malgré sa montée en puissance, le champ du droit pénal international est encore dans une période de développement "non stabilisé" ; sa récente institutionnalisation a nécessité un bouillonnement d'activité dans les tribunaux internationaux afin de développer de nouvelles pratiques juridiques et d'établir les stratégies pratiques et quotidiennes d'accomplissement du travail juridique de poursuites des crimes de guerre. Chez les juristes internationaux, une bonne partie de cette activité vise à concilier l'aspect pénal de ces tribunaux avec leur dimension internationale. En effet, comme le remarque le professeur de droit Cherif Bassiouni (An apparisal of the growth and developing trends of international criminal law, dans Revue internationale du droit pénal, n°45, 1974) d'un "dédoublement de la personnalité" en ce que l'approche coercitive du droit pénal s'accorde difficilement de l'accent mis par l'internationalisme sur la coopération volontaire des Etats souverains. Pour que le droit pénal international acquière une quelconque crédibilité en tant que champ de pratique juridique, il faut donc prendre en considération deux aspects du droits et des principes normatifs qui présentents des différences frappantes : "c'est un défi culturel pour les juges, le parquet et les avocat de la défense que de comprendre ce que cela signifie de combiner la fluidité et l'universalité, l'éclectisme du droit international avec la lourdeur de la preuve pénale" et, de ce fait, pour réussir, les tribunaux de guerre pénaux doivent former des "juristes qui connaissent les cultures contrastées du droit international et du droit pénal" (Ruth Wedwood, prosecuting war crimes, Military Law Review, n°149, 1995).






Luc CÔTÉ, un moment conseiller juridique senior canadien auprès du procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, effectue une analyse de dix ans de tribunaux pénaux internationaux. La création de ces tribunaux "découle directement d'un double constat d'échec : celui de la sécurité collective dévolue au Conseil de sécurité et celui de l'incapacité du DIH (Droit International Humanitaire) de se faire respecter." Une institution judiciaire en soi est incapable de faire cesser des conflits armés. "Par contre, en jugeant certains responsables des plus graves violations du DIH, les TPI s'engagent indéniablement dans la lutte contre l'impunité qui prévalait dans (les) régions (pour lesquels ils sont établis). Si l'on peut questionner le pouvoir dissuasif des jugements rendus par les TPI, on ne peut toutefois pas nier l'important message véhiculé par ces décisions, selon lequel pareilles violations ne sauraient rester impunies, et ce peut importe les hautes fonctions occupées par les accusés."

Sur le plan international, les TPI ont eu un apport considérable dans la constitution de la Cour Pénale Internationale. Malgré leurs limites dans l'exercice de leur mandat, les TPI s'inscrivent dans la légalisation d'un processus international. En interprétant et en appliquant les normes du DIH par des décisions obligatoires à l'égard des individus et des Etats.




Luc CÔTÉ, Justice internationale et lutte contre l'impunité : Dix ans de tribunaux pénaux internationaux, dans Faire la Paix, concepts et pratiques de la consolidation de la paix, Les Presses de l'université de Laval, 2005 ; Olivier CORTEN, Le droit contre la guerre. L'interdiction du recours à la force en droit international contemporain, Editions A Pedone, 2008 ; Ron LEVI et Heather SCHOENFELD, Médiation et droit pénal international, dans Actes de la recherche en sciences sociales, n°174, Pacifier et Punir (2), septembre 2008.




JURIDICUS

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