___« Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des « indigènes éduqués » C'est précisément parce qu'elle joue un rôle croissant que l'anthropologie entre en conflit avec les revendications des Africains scolarisés.
Par http://www.777-mafia.com/us/home, samedi 29 décembre 2012 à 16:57 :: __[7.7.7] Works at Secret d'état "Guide infâme de l'être existenciel noirs" battlefield.3 ".. "Le Seigneurs de la Négation" LOI du CHAOS.. :: #4283 :: rss
« Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des « indigènes éduqués »
C'est précisément parce qu'elle joue un rôle croissant que l'anthropologie entre en conflit avec les revendications des Africains scolarisés. Ce conflit se joue à un double niveau : il concerne à la fois le statut des « indigènes éduqués » dans le nouveau modèle scientifique et politique de l'Indirect Rule et un conflit d'interprétation qui met en cause la légitimité de la revendication de ces derniers à « représenter » les Africains.
C'est peut-être dans le domaine de l'éducation que la rupture est la plus nette entre les idéaux de la mission civilisatrice et ceux de l'Indirect Rule, et que l'anthropologie a eu le plus d'impact12. Selon l'idéologie victorienne, reposant sur le postulat d'un évolutionnisme unilinéaire, les indigènes éduqués étaient des interlocuteurs privilégiés, dans la mesure où ils apparaissaient comme les plus avancés des Africains sur la voie de l'évolution (c'est bien le sens qu'a l'expression qui les désignait alors en français : les « évolués »). Passés le plus souvent par les écoles des missionnaires, ils se présentaient comme les alliés « naturels » de la « civilisation » et de la christianisation contre les forces des ténèbres et du paganisme, les « coutumes barbares ». Plus vite ils étaient dépouillés des oripeaux de la sauvagerie, plus vite ils pouvaient prétendre prendre leur place (certes subordonnée) aux côtés des colonisateurs. L'éducation apparaissait donc comme la voie naturelle d'accès aux positions les plus enviables du système colonial.
Au contraire, l'idéal nouveau de l'Indirect Rule veut que les sociétés indigènes se développent « en suivant leur voie propre », dans la continuité avec les traditions qui les constituent en tant que groupe ; les indigènes éduqués à l'européenne ne sont plus alors des individus en avance sur leurs compatriotes sur la voie du progrès, mais des indigènes « détribalisés », c'est-à-dire coupés de leur milieu tribal « naturel », des sortes de monstres sociologiques, doublement inadaptés, à leur culture d'origine dont ils ont été artificiellement séparés, mais aussi à la culture européenne où ils ne peuvent trouver leur place. Ils sont donc, comme le note Malinowski, des facteurs de désintégration des sociétés indigènes : « Une scolarisation exogène inadéquatement impartie doit conduire à la désintégration d'une société primitive, parce qu'elle rend un certain nombre d'individus étrangers aux traditions qui contrôlent toujours le reste de la tribu » (Malinowski 1936, s'appuyant sur Hoernlé 1932).
La nouvelle philosophie qui domine la scène coloniale a donc des conséquences directes sur le statut des Africains éduqués, qui perdent leur rôle d'interlocuteurs privilégiés des autorités européennes au profit d'une part des autorités tribales « traditionnelles » (qui ne sont plus seulement employées comme des « courroies de transmission » auxquelles le pouvoir colonial a recours faute de mieux, mais se voient raffermies et légitimées), d'autre part des anthropologues.
De façon générale, la méfiance envers les Africains scolarisés semble caractériser l'attitude des anthropologues, qui leur préfèrent les indigènes « authentiques ». Audrey Richards (1935) compare ainsi défavorablement les « indigènes à moitié éduqués », qui considèrent les problèmes tribaux « uniquement d'après leurs effets sur leur bien-être personnel », avec les « traditions de service public et l'esprit de corps » de l'aristocratie héréditaire des Bakabilo.
En produisant un modèle de la culture africaine (ou des cultures africaines) authentique, l'anthropologue apporte la caution de la science à une certaine façon d'être vraiment africain, qui aboutit à légitimer les prétentions de certains groupes et en écarter d'autres. En particulier, l'anthropologie, insistant sur la tradition comme facteur de cohésion sociale, peut apparaître comme donnant sa caution aux autorités traditionnelles.
Ce caractère stratégique de l'anthropologie se révèle nettement dans la préface de Hilda Kuper à son ouvrage sur les Swazi (1947). Celle-ci décrit les circonstances de sa rencontre avec l'Ingwenyama (Lion) des Swazi, Sobhuza II, venu assister en 1934 à une importante conférence sur « L'éducation indigène » à Johannesburg, à laquelle participaient plusieurs anthropologues, dont Malinowski (1936), et les Sud-Africains Schapera, Hunter, Hoernlé.
Elle reprend le constat habituel, en y apportant une précision importante : « La plupart des Africains éduqués, plus particulièrement ceux qui sont détribalisés ou qui ont un statut peu important dans la vie tribale, sont méfiants à l'égard de l'anthropologie ; ils la voient comme une arme destinée à maintenir les indigènes dans leur milieu traditionnel ... et les empêcher pour des motifs pseudo-scientifiques – conserver "l'âme du peuple", leur "mentalité primitive" – d'assimiler la culture européenne » (Kuper 1947, souligné par moi).
Elle oppose cette attitude courante à celle du souverain swazi : « Sobhuza, au contraire, s'intéresse à l'anthropologie ; il a lu nombre de livres sur la question, est abonné à des revues anthropologiques, apprécie les descriptions des coutumes des autres peuples, et est fier des siennes. Il expliqua un jour que "l'anthropologie rend possible la comparaison et la sélection des directions de développement futur. La culture européenne n'est pas entièrement bonne ; la nôtre est souvent meilleure. Nous devons être capables de choisir la façon dont nous vivons, et pour cela nous devons voir comment vivent les autres. Je ne veux pas que mon peuple soit une imitation des Européens, mais qu'il soit respecté pour ses propres lois et coutumes". »
Sobhuza apparaît ici parfaitement en accord avec les objectifs de la politique éducative britannique, tels que les résume Lugard (1933), qui étaient « non pas d'éliminer les différences raciales, mais de les accepter comme la vraie base de l'éducation africaine, d'encourager l'Africain à être fier de sa race, à sentir qu'il a sa propre contribution à faire au progrès du monde, et que le contact avec la civilisation occidentale ne doit pas signifier une imitation servile, mais une chance de sélectionner tout ce qui peut aider à la croissance de ce qu'il y a de mieux dans ses propres institutions et sa culture ».
En fait, Sobhuza attend de l'anthropologie une légitimation de son pouvoir, en particulier face aux remises en cause de Swazi passés par les écoles missionnaires. Au moment où Kuper le rencontre en 1934, il a en effet rédigé un mémorandum pour l'administration britannique, où il critiquait le recours à une « éducation purement européenne », qui faisait que « l'intellectuel swazi méprise les institutions swazi et sa culture indigène »13. Il y demandait que l'enseignement scolaire au Swaziland « appuie son influence » au lieu de travailler contre elle, c'est-à-dire aille dans le sens de la tradition (Malinowski 1936).
Il est significatif que l'ouvrage de Kuper s'ouvre sur un poème de louange à Sobhuza. Elle précise d'ailleurs que, dans une société hiérarchique comme celle des Swazi, l'enquête d'un anthropologue serait très difficile sans l'appui de l'autorité tribale. De fait, il semble, à en croire les remerciements des ouvrages publiés, qu'un certain nombre d'autorités tribales traditionnelles aient accueilli plutôt favorablement les anthropologues14.
L'opposition à l'anthropologie, vue comme représentant la défense des sociétés traditionnelles et légitimant le statu quo, est donc à comprendre sur l'arrière-fond d'une lutte politique pour l'accès aux positions dominantes au sein du système colonial entre élites traditionnelles et nouvelles élites scolarisées. C'est un conflit entre diverses légitimités : c'est au nom de leur « avance » sur la voie du progrès que les éléments scolarisés revendiquent un accès au pouvoir qui leur était garanti selon l'idéal de la politique précédente, et que leur interdit désormais le changement de philosophie incarné par l'Indirect Rule et l'anthropologie.
..http://terrain.revues.org/3173
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