____Le « mauvais génie » de l'administration ?
Par http://www.777-mafia.com/us/home, samedi 29 décembre 2012 à 17:00 :: ___Battlefiel IV - BLOODSLATTERS - Survival Of The Fittes - Everyday Gun Play - Street Life :: #4285 :: rss
Le « mauvais génie » de l'administration ?
On ne peut comprendre l'importance du débat autour de l'anthropologie si on ne saisit pas qu'il est pris dans un débat plus vaste sur l'orientation et les méthodes de la politique coloniale, débat qui a des conséquences directes en termes d'accès de certains groupes aux positions favorisées dans le système colonial. Ce qui est en jeu, c'est en effet d'abord le rôle privilégié que joue l'anthropologie dans la nouvelle orientation de la politique coloniale.
L'après-guerre voit effectivement une remise en cause de la légitimité de la domination coloniale, à la fois avec le développement de mouvements « nationalistes » dans certaines colonies, notamment en Asie, et avec les critiques venant des puissances nouvelles que sont les Etats-Unis et l'URSS. Dans ce contexte, ce qui devient dans l'entre-deux-guerres la principale forme de légitimation de la « tutelle » européenne et de l'action de l'administration coloniale, c'est qu'elle se fait dans l'intérêt des indigènes. La question de la définition de ce que sont les « intérêts indigènes » devient donc un enjeu central. La doctrine connue sous le nom d'Indirect Rule, présentée notamment dans le Dual Mandate de lord Lugard (1922), propose une redéfinition des objectifs et des méthodes de la politique coloniale, qui consiste à développer les sociétés africaines à partir des institutions indigènes4. C'est dans ce contexte que l'anthropologie acquiert une importance nouvelle.
En effet, dans la perspective victorienne de la colonisation, l'anthropologie, dans ses différentes variantes évolutionnistes, avait une grande importance en tant que cadre d'interprétation de la marche de l'humanité vers le progrès, mais un rôle relativement mineur dans la conduite des affaires coloniales : dans la mesure où il s'agissait avant tout de civiliser des indigènes définis par leur sauvagerie, c'est-à-dire leur absence de civilisation, une étude approfondie de leurs coutumes apparaissait certes comme intéressante en tant que contribution à la connaissance scientifique de l'homme primitif, ou pour porter témoignage de l'état déplorable dont la colonisation avait tiré les indigènes, mais comme ayant finalement peu de conséquences pratiques, sinon pour connaître les « préjugés » auxquels devaient faire face missionnaires, administrateurs ou colons.
Au contraire, ce statut change avec la nouvelle philosophie, anti-universaliste, de l'Indirect Rule, qui récuse l'idée d'un progrès univoque de l'humanité, mais repose au contraire sur la conviction qu'il existe des voies propres à chaque « culture ». En particulier, l'« anthropologie fonctionnelle » promue par Malinowski et Radcliffe-Brown, montrant que même des coutumes apparemment répréhensibles parce que barbares, « répugnantes à la civilisation », comme la sorcellerie ou la coutume du « prix de la fiancée » (lobolo), étaient en fait fonctionnelles, c'est-à-dire essentielles au maintien de la cohésion sociale des groupes soumis à l'impact de la colonisation5, et mettant en garde contre le danger d'interdire ces coutumes, entrait en résonance avec la nouvelle doctrine coloniale. Cette nouvelle anthropologie lui apportait à la fois une caution scientifique et des instruments d'analyse du fonctionnement des groupes sociaux primitifs.
La position privilégiée qu'occupe l'anthropologie (ou plus précisément l'anthropologie sociale telle qu'elle est alors redéfinie par Malinowski) dans la justification de la politique d'Indirect Rule apparaît de façon éclatante dans un article que publie Lugard dans le Daily Telegraph, à l'occasion du premier Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, qui s'ouvre à Londres en juillet 1934. Lugard évoque l'intérêt que présentent les nouveaux courants de l'anthropologie pour l'administration coloniale : « L'anthropologie fonctionnelle se rend compte que le temps est depuis longtemps passé où nous pouvions considérer que les systèmes particuliers qui sont les nôtres étaient ce qu'il y a de mieux pour le monde entier : un mode de gouvernement par débats et vote à la majorité ; une justice dépendante de règles de preuve rigides, et administrée par des juristes professionnels ; une éducation adaptée seulement à la vie civilisée dans les zones tempérées ; une religion qui condamne les païens à la perdition éternelle. ... L'administrateur, qui a découvert tout seul une grande partie de cela, se tourne vers la recherche anthropologique scientifique afin de pouvoir ... pénétrer la pensée des indigènes et adapter l'Africain aux normes civilisées (ou adapter ces normes à sa compréhension et à ses besoins) au lieu de s'efforcer de lui imposer des institutions étrangères à sa mentalité et inadaptées à ses conditions de vie » (Lugard 1934).
De même, le travail de Perham, qui s'affirme dans les années 30 comme la nouvelle théoricienne de la colonisation, apparaît comme une reformulation de l'Indirect Rule dans le langage de l'anthropologie malinowskienne ; elle résume ainsi les principaux objectifs de la nouvelle politique : « Elle s'efforce de rendre possible un développement dans lequel les Africains conservent la stabilité et la fierté de leur vie communautaire, et s'appuient sur les formes sociales existantes pour répondre à des besoins nouveaux .... Mon enquête sur différents systèmes d'administration m'a convaincue que les progrès désirés étaient en fait plus rapides là où les Africains avancent depuis un point de départ familier en tant que groupes sociaux, que là où, comme il arrive souvent avec les méthodes plus directes, ils partent à la dérive dans une contrée étrangère comme une foule d'individus. » On voit comment une telle problématique peut aisément rencontrer celle d'une anthropologie sociale qui fait de la compréhension des facteurs de la cohésion sociale un objectif essentiel.
De fait, cette nouvelle politique coloniale doit selon Perham s'appuyer sur le savoir, et en premier lieu sur les apports de l'anthropologie moderne : « La tendance à l'incompréhension et la tentation de maltraiter les institutions indigènes ont une même source : une dissimilarité si grande entre les deux sociétés en contact qu'elle rend extrêmement difficiles la compréhension et la coopération mutuelles. A une certaine époque, les anthropologues, en supposant un mystérieux "instinct de groupe" automatique, avouaient leur incapacité à comprendre la façon dont les sociétés primitives régulent leurs affaires. Le professeur Malinowski nous a appris à aller au-delà, et à reconnaître les forces de cohésion sociale dans les relations de parenté, la magie, la religion, les réciprocités économiques et d'autres aspects de la vie primitive » (Perham 1934a).
De plus en plus, l'anthropologie constitue un des principaux points d'appui du débat colonial ; en particulier, un certain nombre de ceux qui s'efforcent d'infléchir la politique coloniale sous ses différents aspects (politiques, juridiques, missionnaires, éducatifs, etc.) dans le sens d'une plus grande prise en compte des « traditions africaines » s'appuient sur l'anthropologie. Un certain nombre d'entre eux se sont regroupés depuis 1926 autour de l'Institut international de langues et cultures africaines (IIALC), dont Lugard est le président6. Les thèmes et le vocabulaire de l'anthropologie pénètrent progressivement les commissions d'enquête, les discours missionnaires et les rapports administratifs7.
Cette position centrale de l'anthropologie dans le nouveau dispositif colonial explique les attaques systématiques dont elle fait l'objet de la part des adversaires de l'Indirect Rule. Ainsi, l'anthropologue Siegfried Nadel raconte qu'en 1935, à l'issue d'une conférence sur le thème « Anthropologie et Administration coloniale », faite à son retour du Nigeria, alors qu'il était partisan convaincu de l'Indirect Rule, il fut violemment attaqué par plusieurs étudiants ouest-africains qui l'accusèrent, lui et toute l'anthropologie, de « jouer le jeu des administrateurs réactionnaires » (Nadel 1953). La position de Meek, administrateur du Nigeria qui a été détaché comme government anthropologist et enseignera plus tard l'anthropologie à Cambridge, est intéressante ; il écrit qu'« un grand nombre de stupidités sont dites et écrites à propos de l'Indirect Rule et de l'anthropologie, comme s'il s'agissait d'une subtile invention pour maintenir les Africains et d'autres dans un état de sujétion. Indirect Rule n'est qu'un nom pour "auto-administration locale selon une direction évolutionniste", et n'implique ni ne devrait entraîner une situation statique. L'anthropologie n'est ni une science ésotérique s'intéressant seulement au passé, ni une panacée pour tous les maux présents. Elle s'efforce seulement de vous en dire autant qu'il est possible sur les gens que vous essayez d'administrer » (in Perham 1934a).
La contestation de l'anthropologie prend suffisamment d'ampleur pour inspirer un éditorial de la grande revue scientifique Nature (1939), qui s'en inquiète en 1939 : commentant l'organisation par l'International Institute of African Languages and Cultures d'un « symposium sur les organisations politiques africaines », sous la responsabilité de Meyer Fortes et Edward Evans-Pritchard8, l'éditeur affirme : « Il est évident que la discussion sur les organisations politiques soulève nombre de questions qui ont pour l'avenir des Africains des conséquences importantes. Depuis un certain temps, on a ici et là des indications d'une certaine méfiance des populations indigènes – limitée certainement pour l'essentiel aux plus avancées et aux plus sophistiquées – à l'égard à la fois de la recherche scientifique et des relations entre l'Indirect Rule et ces recherches. On a avancé, avec une grande assurance, que le but de l'homme blanc était de "maintenir l'indigène à sa place" – de stéréotyper ses institutions et fixer son statut une fois pour toutes. S'il était possible, comme résultat des discussions de la recherche, d'indiquer les grandes lignes d'une politique progressive de développement institutionnel, adaptable aux conditions changeantes d'aujourd'hui, tout en évitant la désintégration, cela calmerait les mécontentements en éliminant les ambiguïtés de la position présente. » Ce que Nature évoque ici, en termes diplomatiques, c'est bien l'association entre l'anthropologie et une option conservatrice dans la politique coloniale. De façon générale, la parenté de ces critiques avec les accusations plus récentes de « complicité » des anthropologues avec le « colonialisme » est frappante.
http://terrain.revues.org/3173
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