Les anthropologues revendiquent la capacité de pénétrer la mentalité indigène, de comprendre le fonctionnement des sociétés africaines mieux que ne peuvent le faire les missionnaires ou les administrateurs. Cette revendication d'un monopole de l'interprétation de ce que sont les « vrais Africains » les met d'abord aux prises avec les « hommes de terrain », dont c'était jusque-là le domaine. Cependant, ce monopole est de plus en plus admis par l'administration coloniale18, peut-être parce que, comme le dénoncent les opposants, il fournit un contrepoids aux exigences des Africains les plus progressistes ; symétriquement, cette revendication ne peut qu'entrer en conflit avec celle des Africains éduqués, qui se posent en porte-parole de leurs compatriotes.

Perham confirme l'objet du conflit, en évoquant la « tendance des Africains éduqués à opposer aux anthropologues leur propre interprétation de la société indigène ». C'est aussi au nom de leur incompétence scientifique que sont contestées les revendications des nouvelles élites : « Rien ne serait plus précieux qu'une anthropologie faisant autorité, venant d'un Africain avec une formation et une impartialité adéquate. » Malheureusement, poursuit-elle, celles-ci font défaut ; par conséquent, « il est peu probable que des Africains non qualifiés apportent beaucoup au savoir sur lequel doit être fondée la politique hors des zones urbaines qui sont habituellement les leurs » (Perham 1934a, souligné par moi). C'est précisément parce que la nouvelle politique coloniale que promeut Perham est appuyée sur la science qu'elle disqualifie (au sens propre : ils ne sont pas qualifiés) les revendications des Africains éduqués.

Les enquêtes anthropologiques permettent ainsi de remettre en cause certaines affirmations des indigènes scolarisés, par exemple sur les conclusions à tirer en matière politique des transformations amenées par la colonisation. Ainsi, s'appuyant sur les travaux d'un groupe de « jeunes anthropologues formés par le docteur Malinowski à la méthode fonctionnelle et qui considèrent les changements produits par le contact culturel comme un objet digne d'étude », Perham suggère qu'on a trop insisté sur « la vitesse et l'étendue des changements » en Afrique. Les premiers résultats des enquêtes d'Audrey Richards, Lucy Mair, Monica Hunter et Isaac Schapera font au contraire ressortir le « pouvoir conservateur de la société africaine ».

Ainsi, l'hostilité à l'anthropologie n'est pas seulement le produit d'un « malentendu », d'une méprise sur les objectifs des anthropologues (même si cela a pu jouer localement), mais plus fondamentalement correspond bien à une situation structurelle de concurrence objective. Ce qui rend si crucial le conflit autour de la vérité, c'est qu'il est en même temps un conflit autour du pouvoir. Les indigènes scolarisés perçoivent clairement que leur revendication de parler comme les représentants de l'ensemble des indigènes est remise en cause par une anthropologie qui entend produire une représentation scientifique des institutions et des mentalités indigènes traditionnelles, dont ils se sont eux-mêmes éloignés. Il s'agit bien d'une lutte autour de la capacité de « représenter » les indigènes authentiques. L'anthropologie vient délégitimer la revendication des indigènes éduqués d'être des porte-parole crédibles des populations indigènes qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer directement.

Si la plupart des indigènes éduqués rejettent violemment l'anthropologie, la condamnant pour son association avec le « colonialisme », quelques-uns cependant relèveront le défi de Perham, et chercheront à légitimer dans les formes savantes de l'anthropologie leur prétention à dire la vérité de leur peuple. Le cas le plus fameux est celui de Jomo Kenyatta, futur leader de la révolte Mau-Mau, puis président du Kenya indépendant, qui produira une monographie anthropologique sur les Gikuyu, préfacée par Malinowski (Kenyatta 1938).

La façon dont Kenyatta justifie son œuvre semble confirmer les hypothèses faites plus haut. En effet, c'est précisément en termes d'une infraction au monopole d'interprétation de ce qu'est l'Africain que Kenyatta évoque son incursion sur le terrain de la « vérité scientifique » : il dit vouloir dans son ouvrage « laisser parler la vérité », ce qui, dit-il, ne manquera pas « d'offenser ces amis professionnels de l'Africain qui sont prêts à lui conserver pour l'éternité leur amitié comme un devoir sacré, pourvu seulement que l'Africain continue à jouer le rôle du sauvage ignorant de telle sorte qu'ils puissent monopoliser la fonction d'interpréter son esprit et de parler pour lui. Pour de telles gens, un Africain qui écrit une étude de ce type fait intrusion dans leur chasse gardée. C'est un lapin qui devient braconnier. »

Il est significatif que Kenyatta revendique une double légitimité, traditionnelle et « moderne », démocratique : du point de vue traditionnel (il a subi les rites initiatiques et connaît les coutumes ancestrales de son peuple) et du point de vue politique en tant que leader de la Gikuyu Central Association, « choisi pour être porte-parole » devant des Commissions royales d'enquêtes sur les questions foncières au Kenya. C'est ce qui lui permet de revendiquer le droit de « parler en tant que representative c'est-à-dire à la fois comme représentatif et comme représentant de mon peuple, avec une expérience personnelle de nombreux aspects différents de sa vie » (Kenyatta 1938 : pp. XVIII-XIX).

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