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L'esclavage, une analyse systémique

 
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Chabine
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 17:17    Sujet du message: L'esclavage, une analyse systémique Répondre en citant

http://www.historia.presse.fr/data/thematique/80/08000401.html

L'esclavage
Un tabou français...



Par Louis Sala-Molins *


Il est des mots dont la charge historique est insupportable. Dont la réalité qu'ils évoquent affole sens et conscience. « Esclave » en est un. Dire « esclave », c'est rejeter quelqu'un - personne, famille, groupe, communauté, peuple, continent - de la sphère de l'humanité et l'enfermer dans celle des brutes et des marchandises, des biens dont on se sert à n'importe quelle fin, par n'importe quel moyen, sans que le droit s'en offusque ou que l'on ait à en rendre compte à quelque instance morale que ce soit.

Septembre 2001 : la Conférence mondiale de Durban rappelait que les pratiques esclavagistes s'étalent sur toute la durée de l'Histoire et toute l'étendue des continents, et conjurait - en vain - les nations de se pencher sur les conséquences des formes « modernes » de la traite et de l'esclavage. Historia Thématique propose, avec ce numéro, un parcours des chapitres tricontinentaux (Europe, Afrique, Amérique) d'une formidable tragédie mettant aux prises l'arrogance invulnérable des puissants et la nudité désarmée des misérables, non dans le fracas des champs de bataille, mais dans la criaillerie des marchés.

A l'orée de notre civilisation, la Grèce et Rome. Sous leurs grandeurs, la banalité du statut de l'esclave, soumis au caprice du maître que ni les dieux ni les philosophes n'interpellent, tant il est naturel, alors, que l'organisation de la société destine les uns à la maîtrise et les autres à l'esclavage.

Le Moyen Age. Sous les signes de la croix, du candélabre et du croissant, les itinéraires tricontinentaux des traites d'esclaves lézardent en profondeur des territoires que les historiens décrivent généralement comme autant de théâtres d'incessants affrontements guerriers, jamais comme des aires de survivance d'un esclavage endémique, qui a donné à la chose son nom (« esclave » vient de « slave » et d'« esclavon », mots par lesquels on désigne les Slaves « traités » par les juifs aux confins nord-orientaux de l'Europe, achetés par les chrétiens et les musulmans).

Apparaissent, au couchant, les Indes occidentales. L'exploitation « artisanale » de la main-d'oeuvre esclave prend le gigantisme que l'on sait : c'est le « commerce triangulaire » de signe chrétien qui saignera le continent africain des siècles durant (sans neutraliser pour autant la mainmise esclavagiste de signe islamiste sur ce même continent). La France en est, avec le panache qui lui va si bien. Des villes de la côte Atlantique s'enrichissent de l'infâme commerce. Et c'est au prix de l'exploitation à mort des esclaves - mise en code par le Roi-Soleil - dans les plantations et les sucreries, là-bas aux îles, qu'elle monopolise le commerce du sucre. Jusqu'au jour où Toussaint-Louverture mène au combat les esclaves révoltés de Saint-Domingue.

Les temps mûrissent. L'infâme commerce triangulaire cesse. Sans se presser, les nations de chrétienté abolissent l'esclavage au long du XIXe siècle.

L'heure est au bilan. Aux réparations dues par les puissances ci-devant négrières, dont la France, et à la récupération par la mémoire de ce désastre colossal, de ce crime contre l'humanité, de ce génocide utilitariste qu'il est si seyant, commode et gratifiant de maintenir dans l'oubli.

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* Professeur émérite de philosophie politique à Paris I et à Toulouse II. Il est l'auteur du Code noir ou Le calvaire de Canaan , récemment réédité par les Presses universitaires de France dans la collection Quadrige.
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"Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l'Afrique. À brève échéance ce continent sera libéré. Pour ma part plus je pénètre les cultures et les cercles politiques plus la certitude s'impose à moi que LE PLUS GRAND DANGER QUI MENACE L'AFRIQUE EST L'ABSENCE D'IDÉOLOGIE."
Cette Afrique à venir, Journal de bord de mission en Afrique occidentale, été 1960, Frantz Fanon, Pour la Révolution Africaine
2011, annee Frantz Fanon


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Chabine
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 17:19    Sujet du message: Répondre en citant

http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/08000601.html

L'esclavage
Les Anciens, eux, savaient les intégrer


Piliers de l'activité économique dans l'Antiquité, les esclaves sont parfaitement assimilés. Comme les hommes libres, ils exercent toutes les fonctions du haut en bas de l'échelle sociale. Cette condition disparaîtra au profit du servage médiéval, avant de laisser la place à la traite des Noirs sous l'Ancien Régime.

Par Catherine Salles *


L'esclavage est le fondement de l'économie antique. Privée d'esclaves, la société romaine se serait effondrée. En effet, toutes les activités d'un Etat, publiques ou privées, reposent sur le labeur servile. On trouve dans toutes les sociétés anciennes, en Israël, en Egypte, en Grèce ou à Rome, les mêmes constantes, que ce soit dans l'origine des esclaves (naissance, guerre, piraterie), dans le mode de vie avec des conditions très variables selon la fonction exercée, dans la possibilité de sortir de la condition servile par l'affranchissement. Le travail, et plus particulièrement le travail manuel, est considéré par les Anciens comme indigne d'un homme libre. Aussi trouve-t-on des esclaves aussi bien agriculteurs, commerçants et artisans que tenant des emplois administratifs, financiers, intellectuels ou artistiques. On distingue à Rome les esclaves privés travaillant dans les demeures particulières, et les esclaves publics au service de l'Etat dans les services administratifs, les travaux publics et l'entretien des édifices sacrés.

Toutes les familles romaines possèdent des esclaves, de un ou deux pour les milieux très modestes, plusieurs centaines chez les aristocrates et les notables. Un Romain aisé est généralement à la tête de deux « familles » d'esclaves : la « famille rustique » qui vit dans ses propriétés à la campagne et a en charge tous les travaux agricoles du domaine, et la « famille urbaine » qui habite en ville avec la famille du maître et s'occupe de l'entretien de la maison. Il existe une grande disparité entre ces deux « familles » : les esclaves ruraux sont soumis à des activités très dures et sont généralement traités comme du bétail. La pire intimidation dont on puisse user à l'égard d'un esclave urbain paresseux est de le menacer de « l'envoyer à la campagne ». En effet, la « famille urbaine » vit dans des conditions matérielles comparables à celles de ses maîtres, et certains esclaves occupent dans la maison des charges importantes qui en font des privilégiés. C'est le cas des pédagogues, des professeurs, des médecins, des bibliothécaires, des intendants, des trésoriers ou des secrétaires qui ont en main l'avenir de leurs maîtres et de leur fortune.

Le monde artistique dans l'Antiquité est lui aussi largement redevable à l'apport servile : les peintres, les sculpteurs, les architectes, les ingénieurs, les comédiens, les danseurs, les chanteurs et les musiciens sont en majorité des esclaves. C'est aussi le cas de deux catégories particulières d'individus dans le monde romain, les gladiateurs et les prostituées.

La pire condition pour les esclaves est de faire partie des misérables qu'on envoie dans les mines et dans les carrières. On y trouve tous ceux qui, en raison de leurs tares physiques, n'ont pu être vendus. C'est le cas, en particulier, des femmes et des enfants sans qualités particulières. Ces esclaves sont attachés à leur poste de travail dans les couloirs d'extraction, quasiment sans nourriture ni vêtement, et restent à la tâche jusqu'à ce qu'ils meurent sur place.

Ces disparités si grandes entre le traitement matériel et psychologique de toutes les variétés d'esclaves expliquent l'ambiguïté de la condition servile dans l'Antiquité. Il n'existe pas d'activités proprement serviles, puisqu'esclaves et hommes libres peuvent exercer les mêmes fonctions, par exemple dans le commerce, l'artisanat ou les professions intellectuelles et artistiques. Le monde servile, dans toutes les sociétés antiques, n'a pas de projets communs, pas d'unité, pas de buts spécifiques. En fait, il existe en parallèle avec celui des hommes libres, il possède ses parias et ses privilégiés, ses pauvres et ses riches, sa hiérarchie spécifique. Il n'y a rien de commun entre le misérable laboureur attaché à la terre et le riche intendant d'une famille aristocratique, entouré d'honneurs et de considération. Ce fossé explique les échecs des révoltes qui n'ont jamais pu réunir l'ensemble des esclaves de la société.

Comment l'Etat ou les particuliers s'approvisionnent-ils en esclaves ? Ils possèdent en premier lieu ceux qui le sont par naissance, puisque la condition servile de la mère est héréditaire, et ceci quelle que soit celle du père (qui est souvent le maître lui-même). Certains Romains se consacrent même à une sorte « d'élevage » d'esclaves à domicile en poussant leurs servantes à avoir des enfants qui seront vendus sur le marché. Cependant, en général, les petits esclaves « nés à la maison », les vernae , bénéficient de conditions privilégiées : on les a vus naître et grandir, ils ont souvent partagé les jeux et l'éducation de leurs petits maît res qui les gardent auprès d'eux par la suite comme des amis.

On peut aussi devenir esclave autrement que par la naissance. L'exposition des enfants nouveau-nés est une pratique courante, en particulier dans les familles trop pauvres pour les élever. Le bébé abandonné au coin d'une rue devient l'esclave de celui qui le recueille. La législation romaine prévoit aussi la réduction en esclavage pour les débiteurs insolvables.

Les guerres ont été pour Rome de grandes pourvoyeuses d'esclaves, puisque les prisonniers de guerre font partie du butin et deviennent la propriété de leurs vainqueurs. On dit que Paul Emile ramène de son expédition en Grèce 150 000 esclaves, et que Jules César revient de la guerre des Gaules avec 1 million de captifs.

Enfin, la piraterie, endémique dans le bassin méditerranéen, approvisionne aussi les marchés d'esclaves. Les navires pirates attaquent les vaisseaux et s'emparent de leurs passagers pour les revendre. Ils font aussi des raids sur les côtes dans des régions isolées dont ils capturent les habitants. Le grand marché d'esclaves dans le monde romain se trouve dans l'île de Délos où, dit-on, on vend par jour 10 000 esclaves. Les prix demandés par les marchands varient en fonction de l'âge, du sexe, des qualités physiques, du niveau d'éducation, des compétences intellectuelles ou artistiques. On estime que sous Auguste, un esclave moyen vaut à peu près 500 drachmes, un esclave spécialisé, dix fois plus.

Par conséquent, dans les maisons romaines, on trouve des serviteurs d'origines ethniques, sociales, culturelles très variées. En effet, nul n'est à l'abri, dans des conditions exceptionnelles, de tomber en esclavage. Etant donné les provenances multiples des hommes et des femmes vendus sur les marchés, on attribue à chaque peuple des aptitudes particulières : celui qui cherche une bonne nourrice pour son enfant achètera une Grecque ou une Egyptienne au lait réputé ; un organisateur de tournois de gladiateurs ne voudra que des Thraces, des Gaulois ou des Germains, hommes à la carrure athlétique et excellents au combat ; celui qui veut un bon professeur choisira un Grec, un Syrien ou un Egyptien.

Selon le droit romain, l'esclave est une « chose », res, et on emploie à son sujet le vocabulaire de la marchandise. En conséquence, l'esclave n'a aucune personnalité juridique et ne peut ni posséder, ni tester, ni témoigner en justice. Il n'a aucune liberté de mouvement et n'a pas la maîtrise de son temps. Il ne peut se marier ni reconnaître ses enfants. Le maître a tous les droits sur lui : il peut le mettre à mort, le vendre, louer ses services, disposer à son gré de son corps.

Cependant, le droit romain s'organise autour d'un principe, celui de l'humanité de l'esclave. Il y a donc dans les maisons des normes de conduite parallèles à ce que le droit accorde aux hommes libres. L'esclave, exclu du mariage, a droit au contubernium , concubinage reconnu par le maître. Il n'a pas le droit de posséder, mais a la faculté de ramasser un pécule, constitué par les dons d'argent faits par le maître et librement géré par l'esclave. Il n'a pas de personnalité juridique, mais il peut être cité devant un tribunal domestique présidé par le maître qui reproduit le déroulement d'un procès légal avec comparution, délibérations, verdict et châtiment. Dans certaines maisons, des écoles forment les esclaves spécialisés.

L'ambiguïté du statut de l'esclave se traduit aussi dans la façon dont il est traité. En théorie, les conditions matérielles peuvent être très dures. En effet, le but du maître est d'obtenir un rendement maximum du travail effectué par ses « outils » et tous les moyens sont bons pour maintenir l'esclave sous sa domination. Il peut user de châtiments corporels, marquer au fer rouge l'esclave et le livrer à des supplices spécifiques, le carcan et la croix. Cependant, l'esclave constitue un capital. Le maître a donc intérêt à bien le nourrir, à l'entretenir convenablement pour conserver intact ce capital. C'est pour cette raison que la mutilation et la mort ne sont utilisées comme châtiment qu'en dernière extrémité et surtout pour servir d'exemple. La mort d'un esclave représente toujours en effet une perte sèche pour le maître.

Cependant, des liens d'amitié peuvent se former entre les esclaves et leurs maîtres. C'est le cas de tous ceux qui occupent une fonction particulière qui les met dans l'intimité du maître : nourrices, professeurs ou secrétaires. C'est ainsi que l'orateur Cicéron éprouve une grande affection pour son esclave Tiron qui est le confident de tous ses secrets et l'accompagne en toutes occasions. Ces esclaves ont une vie matérielle bien supérieure dans certains cas à celle des hommes libres pauvres.

L'histoire a conservé la mémoire d'épisodes frappants qui témoignent soit de la haine soit de l'affection qui peut exister entre maîtres et esclaves. Si les guerres serviles ont été fort peu nombreuses, il existe quelques cas d'assassinat de maîtres par leur « famille ». Sous le règne de Néron, le préfet de la Ville, Pedanius, est tué par un de ses esclaves, et on applique dans toute sa rigueur le châtiment prévu par la loi : tous les esclaves de la maison, au nombre de 400, sont crucifiés. A la fin du Ier siècle, un sénateur, Larcius Macedo, maître cruel et orgueilleux, est assassiné dans son bain par l'ensemble de ses esclaves.

En revanche, on cite beaucoup de cas de dévouement de la part d'esclaves qui n'hésitent pas à sacrifier leur vie pour leur maître. Ainsi, en 43 av. J.-C., lors des guerres civiles, un serviteur prend les vêtements de son maître poursuivi par ses ennemis politiques, monte dans une litière portée par son maître déguisé en esclave et est tué à sa place.

Un des facteurs qui a le plus d'importance pour relativiser l'opposition susceptible de naître entre le monde servile et celui des hommes libres est l'espoir de l'affranchissement. En effet, à Rome, le corps des esclaves est un réservoir humain pour le monde des citoyens. Il existe plusieurs modes d'affranchissement. Celui-ci est accordé par le maître soit en reconnaissance des bons services de l'esclave soit dans son testament. L'esclave peut aussi acheter lui-même sa liberté en amassant un pécule qui lui permettra d'être affranchi. A Rome, l'affranchi est un citoyen avec des droits réduits mais son fils sera citoyen romain à part entière, ce qui est une particularité du droit romain. En effet, dans les autres sociétés esclavagistes, les affranchis n'intègrent pas complètement le corps civique. L'affranchissement, très répandu dans le monde romain, est une perpétuelle source de renouvellement de la société. Si les Romains n'ont guère de difficulté à reconnaître l'égalité d'essence de tous les hommes, libres ou esclaves, ils affirment aussi que, dans une société, l'esclavage est inéluctable. Mais ils voient dans tout esclave un citoyen virtuel.



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* Agrégée de lettres classiques, docteur d'Etat ès lettres, Catherine Salles a publié Spartacus et la révolte des gladiateurs (éditions Complexe, 1990), et plus récemment, La Rome des Flaviens : Vespasien, Titus, Domitien (Perrin, 2002) et L'Art de vivre au temps de Julie, fille d'Auguste (Nil éditions, 2000).
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Repères

-216
Enrôlement de deux légions d'esclaves volontaires dans l'armée romaine.
-138 à -132
Première révolte servile de Sicile.
-104 à -101
Seconde révolte servile de Sicile.
- -73 à -71
Révolte de Spartacus.
vers 14
Loi Petronia interdisant aux maîtres de vendre leurs esclaves pour les combats de gladiateurs.
41-54
Edits de Claude permettant de poursuivre un maître qui a tué un esclave.
83
Sénatus-consulte interdisant aux maîtres de castrer leurs esclaves.
138-161
Constitution d'Antonin le Pieux punissant le maître ayant tué son esclave.
334
Constitution de Constantin interdisant de vendre séparément les esclaves d'une même famille.



La révolte de Spartacus

A Capoue, en juillet 73 av. J.-C., dans une école d'entraînement de gladiateurs, des pensionnaires se révoltent et, sous la conduite d'un des leurs, le Thrace Spartacus, 74 d'entre eux parviennent à s'enfuir. Ils croisent en chemin un chariot transportant des armes, s'en emparent et peuvent ainsi s'équiper, chacun en fonction de sa spécialité de combat. Les gladiateurs, en descendant vers la baie de Naples, longent les immenses latifundia (grands domaines) où travaillent des centaines d'esclaves agricoles. Ils les rallient à leur cause et, en quelques jours, leur armée compte plusieurs milliers d'hommes. Les insurgés se regroupent sur les pentes du Vésuve et mettent en fuite une milice locale envoyée de Capoue. Les autorités romaines se décident à intervenir, mais il est difficile de convaincre les officiers et les soldats de combattre des esclaves, adversaires indignes d'hommes libres. Plusieurs généraux envoyés de Rome sont repoussés sans peine.

Au début de l'hiver 73-72 av. J.-C., Spartacus a fait monter ses effectifs à 70 000 hommes. La plus grande partie, sous les ordres de Spartacus, commence à remonter vers le nord de l'Italie. A marche forcée, le gros des troupes atteint la plaine du Pô. Au printemps 72 av. J.-C., les esclaves battent successivement les légions du consul Gellius, celles du consul Lentulus et celles du proconsul Cassius. Alors que tout semble réussir aux insurgés, Spartacus décide de redescendre vers le sud de l'Italie.

A Rome, la panique s'accroît. On comprend enfin qu'il faut envoyer contre Spartacus une armée solide commandée par un général énergique. Un seul homme accepte de relever le défi, le richissime sénateur Crassus. Il parvient à refouler les insurgés jusqu'à l'extrémité de la presqu'île de Rhegium qu'il ferme par un fossé fortifié de 55 km. Bloqués pendant plusieurs semaines, les hommes de Spartacus forcent le blocus en janvier 71 av. J.-C. et tentent de remonter vers le nord. En mars, l'affrontement décisif a lieu entre Spartacus et Crassus. Après un combat long et difficile, le général romain remporte la victoire : 70 000 esclaves meurent pendant le combat. Parmi eux, se trouve Spartacus dont le corps n'est pas retrouvé. Pour donner un témoignage éclatant de sa victoire, Crassus fait crucifier sur les 195 km de la voie Appienne, de Capoue à Rome, 6 000 esclaves dont la lente agonie atteste la rigueur de la loi romaine à l'égard de tous les révoltés.

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- Spartacus, de Jean-Paul Brisson (Club français du Livre, 1969). - Histoire de l'esclavage dans l'Antiquité, d'Henri Wallon (Robert Laffont, 1988).
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 17:22    Sujet du message: Répondre en citant

http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/08001001.html

Les pôles du commerce triangulaire


Les navires effectuent un circuit Europe-Afrique-Antilles qui dure environ dix-huit mois. Ils partent pour l'Afrique chargés de marchandises qu'ils échangent contre des captifs noirs qui sont emmenés aux îles. Là, ils embarquent des denrées tropicales pour les rapporter en Europe. Les bâtiments remplissent donc une fonction marchande normale sur les deux tiers du parcours. Durant la traversée Afrique-Antilles, l'entrepont des bateaux est aménagé spécialement pour recevoir le maximum d'esclaves.

http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/10commerce.pdf
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 17:29    Sujet du message: Répondre en citant

http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/08002801.html

Les négriers français
L'Afrique, eldorado des marchands bordelais


Certaines familles d'armateurs s'enrichissent grassement avec la traite. Les Nairac, par exemple, deviennent propriétaires d'un vignoble, aujourd'hui réputé. Pour s'assurer des gains optimaux, les négriers s'appuient sur des capitaines de vaisseaux rusés. Brugevin, sur La Licorne est un modèle du genre.

Par Yvan Matagon


Le 18 janvier 1787, par vent favorable, le trois-mâts La Licorne appareille de Bordeaux, descend la Garonne jusqu'à son embouchure et, laissant le phare de Cordouan au nord-ouest, « dirige sa route suivant les ordres de ses armateurs ». Son capitaine, Joseph Brugevin, constate que « tout est dans le meilleur état possible, le navire pourvu de son gréement, rechanges, pièces à eau pour la contenance de six cents barriques et des vivres pour dix-huit mois de voyage ». La Licorne est un négrier, chargé par le bureau des Fermes de Bordeaux de lettres patentes l'autorisant « à se rendre sur la côte Mozambique en passant par l'îsle de France (l'île Maurice) pour y chercher 500 nègres et les transporter dans les colonies françaises de l'Amérique, particulièrement dans l'isle et côte de Saint-Domingue ».

Les armateurs du navire, MM. Cochon, Troplong et Cie, de Bordeaux, prévoient une expédition dangereuse : 8 canons de calibre de 4, 6 pierriers, 12 espingoles, 36 fusils, 24 sabres, 24 paires de pistolets se trouvent à bord. L'équipage se compose de 45 hommes, dont un chirurgien. La cargaison est disparate : vin, eau-de-vie, liqueurs, vieux fusils de chasse, vieux mousquets d'ordonnance, poudre plus ou moins avariée, toiles, draperies, soieries, galons d'or et d'argent. Dans l'entrepont se trouve l'attirail commun à tous les négriers : barres de justice, fers, colliers, chaînes, fourneaux. Le « journal de traite », coté et paraphé par le sieur Sommereau, commissaire des classes de la marine, sera scrupuleusement tenu par le capitaine. C'est grâce à lui que l'on connaît le voyage de La Licorne . Les marchandises des cales paieront la moitié de la cargaison de chair noire, l'autre moitié devant être, selon l'usage, soldée en piastres d'Espagne, dont La Licorne emporte à cet effet une respectable provision.

Le 21 janvier, le cap Finisterre est doublé. La Licorne passe à l'ouest de Madère puis dans l'archipel du Cap-Vert. Le 4 mars, la ligne - l'équateur - est franchie. Au cap de Bonne-Espérance, le 27 avril, à cause des vents d'est, Brugevin fait escale. Le plein de vivres frais et de caisses à eau est refait. Le 7 mai, l'équipage reprend la mer vers l'îsle de France. Après avoir perdu le mât de misaine dans un violent coup de vent, le navire mouille le 6 juin 1787 en rade de Port Louis, après une traversée de cent cinquante-huit jours, « tout l'équipage étant en bon état, aucun malade pendant la traversée, ni même aucune attaque ni symptôme de scorbut ».

Les vraies difficultés commencent. Tout d'abord, le prix des Noirs (Brugevin parle toujours de nègres, n'employant jamais le terme d'humain, ni ses dérivés, pour désigner sa marchandise) vient d'augmenter fortement. De nombreux navires français maraudent sur les côtes du Mozambique et de Zanzibar et, suivant la loi de l'offre et de la demande, la marchandise se vend d'autant plus cher que les acheteurs sont nombreux. De plus, les îles d'Amérique s'apprêtant à recevoir un plus grand nombre d'éléments, il en résultera une baisse proportionnelle des prix à la vente. Le bénéfice promettant d'être modique, il faut donc se rattraper sur la quantité, autrement dit réduire le déchet au minimum pour amener à bon port le nombre de Noirs se rapprochant le plus possible de celui que l'on aura chargé. S'il faut se résigner à un pourcentage de perte, il s'agit de ne pas le dépasser.

Brugevin a sur ce point des idées précises. Il blâme fort ses collègues qui chargent exagérément les cales. Depuis seize ans qu'il traite, il connaît le peu d'avantages à « embarquer plus de nègres que la contenance des vaisseaux le permet... Un navire de trois cents tonneaux ne doit embarquer que deux cents nègres et un de six cents tonneaux seulement quatre cent. » Les navires qui vont charger en Guinée peuvent charger plus : le voyage vers l'Amérique est facile et direct, 100 Noirs pour 100 tonneaux, c'est alors possible. Mais pour ceux qui partent de l'océan Indien, ce n'est pas envisageable. Pour La Licorne , jaugeant 625 tonneaux, les 500 Noirs autorisés par ses lettres patentes est un chiffre trop élevé. Brugevin estime que 400 nègres est un bon chiffre. Mais les temps sont durs. Alors, partant du principe que La Licorne a une marche plus rapide que la moyenne et que l'équipage est rompu à ce genre de marchandise, il montera jusqu'à 450.

Il s'agit maintenant de se procurer le bois d'ébène au plus bas prix. De nombreux concurrents étant déjà arrivés, il faut les devancer, et éventuellement leur souffler leur cargaison. Mais la rupture du mât de misaine retarde la transaction. Juillet, août puis la moitié de septembre s'écoulent sans que le bateau puisse quitter Port Louis. Brugevin, en rade, voit reparaître un à un tous les navires partis en chasse. Le brick Le Modeste , de Lorient, qui vient de passer six mois en Mozambique, n'a pu acheter que 200 Noirs, alors qu'il en demandait 300. Et il n'en ramène qu'une centaine, la moitié ayant succombé à la maladie.

La corvette L'Oiseau , autre navire de la Compagnie Cochon et Troplong, est en rade. Expédié de Bordeaux en mars 1786, sous le commandement du sieur Ventre, il est resté six mois sur la côte, sans pouvoir dépasser l'insuffisante cargaison de 236 Noirs. A cause de la mort de son capitaine, L'Oiseau n'a pu achever son chargement à temps et a manqué la saison du retour. Il tente en vain, pendant plus d'un mois, de remonter le canal de Mozambique avec un équipage atteint du scorbut. Craignant de manquer de vivres, le second, Armez, qui a pris le commandement, relâche à l'îsle de France pour y renouveler ses approvisionnements et attendre la saison favorable. Sur 236 Noirs, 57 sont déjà morts. Et la plupart des autres sont atteints d'une forme de dysenterie gangreneuse - mortelle pour les Noirs mais bénigne pour les Blancs - , de scorbut et de phtisie. C'est un désastre. Brugevin relève le moral de son collègue et lui conseille de demander l'autorisation à l'administration de l'île de vendre sur place ses derniers nègres. Il court moins le risque de les perdre que de se ruiner en nourriture et médicaments. L'autorisation accordée, il met les voiles le 15 août pour Zanzibar, à la satisfaction de Brugevin, heureux de voir repartir ce collègue et néanmoins concurrent.

Outre la concurrence sur place, l'autre difficulté pour les commerçants réside dans l'obligation d'acheter par lot. Pour un nègre fort et bien portant, il faut souvent accepter des négrillons, des vieillards ou même des malades. Il faut de plus tenir compte des ethnies. Les Macous sont de « mauvaises têtes... Mais forts, robustes, ils résistent mieux à la mer que les autres races ». Les Macoudés, tout aussi robustes, valent moins parce que, lorsqu'ils sont malades, « ils se laissent aller au mal, se chagrinent et meurent plus communément que les Macous ». Enfin, les Yambanais, « de bons noirs », sont encore plus mélancoliques que les Macoudés : ils peuvent « se laisser mourir de chagrin ». Et le bénéfice se trouve réduit d'autant. Ainsi, les Yambanais ne sont embarqués que par défaut.

Les trafiquants arabes, qui descendent jusqu'à Zanzibar pour vendre leurs récoltes, mettent sur le marché de superbes Abyssins et des Moussaous, ces derniers eux aussi trop sujets au chagrin. Brugevin donne son interprétation de ce « chagrin ». Les Arabes, pour s'assurer le bénéfice de la récolte à terre, disent aux Noirs que les Blancs les déportent pour boire leur sang. Allant les chercher jusqu'au Congo oriental en suivant les fleuves, ils se présentent comme leurs protecteurs et les assurent de leur aide s'ils se tiennent tranquilles jusqu'à la côte. Là, ils les vendent malgré les promesses. A la vue des Blancs qui mangent de la viande salée et boivent du vin rouge, les esclaves sont alors persuadés que ce sera bientôt leur tour.

Le 13 septembre, La Licorne mouille dans le port de Lombo, comptoir portugais. Trois navires s'y trouvent déjà, dont L'Oiseau qui, décidément, joue de malchance. Il s'est laissé prendre par la mousson et n'a pu atteindre Zanzibar. Le nombre de Noirs arrivés de l'intérieur est inférieur à celui attendu. Comme on se trouve déjà début octobre, le départ pour l'Amérique est repoussé au mois d'avril. Mais Brugevin est malin. Estimant qu'on ne doit pas se faire concurrence entre deux navires de la même maison, il décide de partir sans tarder pour le port de Mozambique. Mais là-bas comme ici, comme il ne lui reste que peu de chance de trouver ses 450 Noirs, il s'arrange avec Armez. Ce dernier lui laisse ses 60 têtes. Il reçoit, en outre, mission de glaner ça et là pour Brugevin 130 à 140 têtes. Ainsi, Brugevin arrivera à ses 450 nègres. Armez, sans enthousiasme, accepte le marché pour le bénéfice de leur armateur commun.

En rade de Mozambique, Brugevin trouve cinq navires cette fois, dont Le Breton , de Nantes. Son capitaine, Gendron, cherche un chargement de 1000 Noirs. Sur les 650 réunis, il en a déjà perdu 60 pour cause de maladie ou de révolte. Cette fois, Brugevin trouve plus gros que lui. Il décide donc d'attendre sagement le départ de ce concurrent gourmand.

La première chose à faire est d'obtenir des autorités portugaises le droit de traiter. Les comptoirs portugais d'Afrique sont en effet de vastes entrepôts de chair humaine. Marins et voyageurs rapportent des histoires horribles. Garneray, qui y traite une vingtaine d'années plus tard, rapporte, dans Voyages, Aventures et Combats, que des soldats portugais n'hésitent pas à se procurer à bas prix des négresses, les rendent mère de leur oeuvre et les revendent, afin de profiter de la plus-value que leurs propres enfants donnent à cette marchandise.

Le 1er décembre arrive un message d'Armez. Ayant trouvé un lot de 150 nègres, il expédie le chargement par Le Modeste, qui lui aussi est en quête de marchandises humaines. Brugevin envoie alors La Licorne , commandée par son second, en maraude, avec pour mission de rafler tout ce qu'il pourra. Le 4 décembre, Le Breton ayant disposé de toutes ses ressources cède enfin la place à ses concurrents. Il emporte 820 têtes, reste des 1 020 de tout âge et sexe réunis après un séjour de cinq mois, le reliquat étant mort. Le 6 décembre, Le Modeste est en vue. Sa cargaison n'est pas brillante. Presque tous les Noirs sont des Moussaous dont plusieurs souffrent de dysenterie. Beaucoup sont âgés. Mais c'est à prendre ou à laisser, et vu l'état du marché, mieux vaut prendre.

Le 14 décembre, La Licorne reparaît avec 40 Noirs, assez beaux. La cargaison de Brugevin s'élève donc à présent à 230 têtes. La situation s'améliore aussi pour Armez : il vient de trouver 20 Noirs pour son compte et pense en embarquer environ 200 avant le 15 février, à une époque où l'on peut encore entreprendre le voyage d'Amérique. La Licorne , quant à elle, ne chôme pas. Elle récolte 20 Noirs sur la côte, et en achète 150 à Mozambique. Le 15 janvier, après s'en être procuré encore 31, désespérant d'obtenir son compte (450), elle s'apprête à lever l'ancre quand un concurrent qui mouille au large propose à Brugevin d'abandonner ses 25 Noirs, à raison de 75 piastres la tête, si ce dernier lui cède ses droits de traite pour la fin de la saison - ainsi, il se débarrasse de La Licorne et peut continuer la traite plus longtemps pour remplir ses cales. Ayant déjà perdu 10 têtes de maladie, Brugevin transporte à présent 456 Noirs, tous à peu près bien portant. Ils se répartissent à une vingtaine près comme suit : 281 nègres adultes, 70 négresses adultes, 58 négrillons au-dessous de seize ans, 28 négrilles au-dessous de quatorze ans. Brugevin reprend la mer le 20 janvier 1788, un an et deux jours après avoir quitté les eaux de la Gironde.

Afin d'éviter d'autres pertes, le capitaine compte sur la nourriture pour préserver la santé des hommes. Il constate l'efficacité du repas varié. La nourriture habituelle consiste en riz, maïs, fayols (fayots) et biscuits de froment. Brugevin y ajoute volontiers du miel et du gros pois du Cap. Il a remarqué que le résultat est meilleur lorsqu'on mêle les aliments et qu'ils sont répartis différemment chaque jour. Ses Noirs ont droit à deux rations par jour, chacune différente de la précédente. Dans l'intervalle, on distribue 150 grammes par tête de biscuit de manioc et pareillement pour le pain. C'est la ration en mer. Pendant les relâches, les Noirs reçoivent les mêmes produits frais que l'équipage : viande rouge, légumes et fruits frais. Le dessert consiste en 10 000 pommes et poires, 100 000 amandes et deux barriques de raisins secs. Avec cela, eau à discrétion et, deux fois par semaine, comme l'équipage, un mélange composé d'eau, de tafia, d'eau-de-vie, de jus de citron, de vinaigre et de sucre, pour prévenir du scorbut. Deux autres jours par semaine, ils reçoivent un verre de vin. C'est ce qu'ils préfèrent quand on parvient à les persuader qu'il ne s'agit pas du sang des leurs. Brugevin les autorise aussi à monter sur le pont autant qu'ils le souhaitent pendant les journées de grande chaleur. Les matelots ont alors soin d'empêcher toute réunion entre individu de même ethnie : la peur des révoltes est bien réelle.

Ayant bien nourri ses Noirs, les faisant profiter du grand air régulièrement, respectant les conditions d'hygiène élémentaires et ne s'étant pas trop surchargé, Brugevin réussit à ne perdre que fort peu d'éléments dans l'océan Indien. Mais malgré - ou peut-être à cause - de ces bonnes conditions relatives, une révolte éclate le 23 janvier 1788. Seuls les Macoux se sont révoltés. Heureusement ! Brugevin ne cache pas que si tous les Noirs s'étaient unis, il n'aurait pas donné cher des 10 % de Blancs qui peuplent La Licorne . Il ne s'étend pas sur l'événement. Une heure suffit à tout remettre en ordre. Mais l'échauffourée a coûté cher : outre la disparition du chef des révoltés, un jeune et beau Noir de trente ans qui s'est jeté à la mer, le reste de la cargaison est dépréciée : 20 des plus beaux sont blessés, dont deux gravement, l'un ayant le poignet coupé, l'autre le bras . Qui voudra de cette marchandise mutilée ? Trois matelots sont légèrement blessés. Quatre-vingts mutins sont mis aux fers et La Licorne reprend sa route. A bord, la santé se maintient. Brugevin met cette réussite sur le compte du chirurgien - dont il se méfie cependant comme de la peste. Il a d'ailleurs tenu à engager un praticien qui n'a jamais pris la mer. Ce dernier, en terrain inconnu, ne prend pas d'initiatives.

Le scorbut apparaît cependant : une quarantaine de têtes, provenant en majorité de la cargaison de L'Oiseau , commence à en présenter les signes. On profite du mouillage à Table Bay, colonie hollandaise, pour débarquer les malades et les blessés de l'escarmouche. Brugevin y retrouve Le Breton . Ce dernier a encore perdu 190 éléments, atteints de dysenterie et jetés à la mer, sur les 820 embarqués.

Au bout de dix jours, Brugevin ne fait remonter à bord que 20 des 40 Noirs débarqués. Un commerçant hollandais s'est offert à point pour acquérir le reste en trop mauvais état à raison de 75 piastres la tête. Ce marché, très acceptable, permet de solder le coût de l'escale.Quand il repart, le 22 février, Brugevin a encore perdu 4 Noirs par maladie.

La traversée de l'Atlantique est sans encombre. Une tempête empêche le débarquement prévu à l'île de l'Ascension où Brugevin voulait faire le plein de chair de tortue, réputée souveraine contre le scorbut. Il perd encore 5 nègres.

Le 22 avril enfin, on atteint la rade de Cap-Français à Saint-Domingue, cent cinquante-neuf jours après avoir quitté le Mozambique. Le 23, après l'aval des autorités sanitaires, des représentants de la colonie procèdent au recensement de la cargaison. Sur les 456 Noirs que Brugevin a rassemblés, il ne lui en reste que 390. En exceptant la vingtaine vendue à Table Bay, Brugevin n'a donc à en déplorer que 46, c'est-à-dire 10 % de sa cargaison. Le résultat est exceptionnel. Peu de capitaines s'enorgueillissent de si bons résultats.

La vente a lieu le 25 avril, aux conditions habituelles : un tiers au comptant, deux tiers en traites, dont moitié payable dans un an, soit en avril 1789, et l'autre en avril 1790. Les gains rapportent un total de 723 000 livres, soit un peu plus de 1 850 livres par tête. La cargaison a coûté au maximum 175 000 livres. Si on ajoute la vente qui a eu lieu au Cap, on arrive à un total de 739 000 livres, soit un bénéfice de 353 % !

Mais si Brugevin nous renseigne sur les chiffres de la vente, on ne sait rien du coût de l'expédition : armement du navire, salaire, frais de nourriture, amortissement des capitaux levés... La traite coûte cher d'une manière générale. Et si Brugevin est un capitaine qui rapporte des gains conséquents à ses armateurs, il faut insister sur cet aspect exceptionnel. Qu'en est-il du bénéfice du Breton qui a jeté à l'eau près de 200 de ces Noirs sur 850 avant même d'être entré dans l'Atlantique ? Qu'en est-il de celui du Modeste qui, après avoir manqué le voyage de janvier 1787, risque de manquer celui de 1788 ? De plus, le fait que le roi accorde une prime incitatrice à la traite n'est pas innocent.

Reste cependant que de nombreuses fortunes françaises de l'Ancien Régime et de la bourgeoisie triomphante de la première moitié du XIXe siècle se sont faites sur la traite. Les ports de Nantes, La Rochelle, Bordeaux y ont gagné de superbes hôtels et des gentilhommières dans leurs campagnes.

La traite de 1790 fut-elle honorée ? Et les esclaves débarqués furent-ils parmi les révoltés de Toussaint-Louverture quelques années plus tard ?

Le 23 juin, La Licorne reprend la mer, non sans que Brugevin n'ait converti les 240 000 livres du comptant reçu en fret. Tout le monde est gagnant dans cet échange : les armateurs, qui enchérissent les produits importés en France ; les colons, qui se voient retourner les espèces sonnantes avec lesquelles ils ont payé leurs esclaves.

Ainsi, la boucle est bouclée et on peut toujours acheter de nouveaux esclaves et de nouvelles matières premières peuvent toujours être livrées en métropole.

Le Trésor royal s'en tire lui aussi à bon compte : Brugevin a payé 19 109 livres de droits pour marchandises exportées à destination de l'Europe. Le 13 août, La Licorne est de retour à Bordeaux, après une absence de dix-huit mois et quatre jours. Quelques mois plus tard, la Convention abolira l'esclavage.



Les Nairac, de la traite à la vigne

Entre 1672 et 1837, près de 500 expéditions négrières partent de Bordeaux. Un négoce fructueux et la garantie d'une ascension sociale pour certaines familles, dont Paul Nairac & Fils Aîné (Pierre-Paul et Elisée associés), Alexandre Nairac, Pierre Nairac & Fils (aîné). Durant les vingt-huit années où la traite fut possible de 1764 à 1792, les Nairac ont monté avec une régularité jamais atteinte à Bordeaux, 24 expéditions dont 18 déportèrent plus de 8 000 Noirs. La maison Paul Nairac & Fils Aîné fut de loin la plus active : ses expéditions négrières représentent près de 30 % de toutes celles réalisées pour les colonies depuis 1750.

Il faut rappeler cependant qu'il ne reste rien de ses comptes d'armement : il est donc impossible de connaître ni même d'évaluer le montant des bénéfices négriers. Ils ne furent pourtant pas anodins si l'on se réfère à la situation de Paul Nairac avant la guerre d'Indépendance. De 1764 à 1778, l'armateur expédie sur les côtes d'Afrique 14 navires - dix d'entre eux traitèrent au moins 4 189 Noirs, et tous effectuèrent leur rotation complète à l'exception du dernier, Le Nairac , pris par les Anglais en 1778. Nul doute que les gains que Paul Nairac réalisa grâce à la vente de ces milliers de Noirs lui permirent d'édifier l'hôtel qui porte encore son nom au 17 du cours de Verdun. En août 1774, Paul Nairac acquiert le terrain pour 33 000 livres et, en janvier 1775, l'architecte parisien Victor Louis lui remet les plans de l'hôtel dont la construction est confiée à l'entreprise des Laclotte. Le chantier prend fin avant août 1777. L'ensemble coûte environ 200 000 livres. Par ailleurs, cette même année, le frère cadet de Paul, Elisée, acquiert à Barsac un domaine viticole sur lequel il fait construire une nouvelle et élégante demeure connue aujourd'hui sous le nom de château Nairac. Enfin, toujours en 1777, la maison Paul Nairac & Fils Aîné est la plus imposée de Bordeaux avec une capitation s'élevant à 600 livres, et même à près de 700 livres si l'on ajoute la capitation payée au titre de raffineur : Paul Nairac possède, en effet, avec sa belle-soeur (la veuve de Pierre Nairac), deux raffineries [de sucre], quartier Sainte-Croix.

Mais le cas exceptionnel des Nairac ne doit pas masquer la situation générale des armateurs négriers bordelais qui font pâle figure auprès de leurs homologues nantais.
D'après Eric Saugera



Les navires de l'horreur

Le bateau négrier répond à une organisation précise : 1. Au premier niveau se trouve la chambre du capitaine voisine de la chambre du second. 2. Entre le pont supérieur et le pont inférieur, les femmes esclaves sont parquées dans des cales qui ne dépassent pas 1,50 m de haut. 3. Même régime pour les hommes tassés comme des cuillers, emboîtés les uns dans les autres, afin d'optimiser le chargement. 4. Le pont inférieur avant sert à stocker la poudre et les victuailles, notamment le pain et les fèves. 5. Enfin, dans la cale arrière, sont entreposées les tonneaux d'eau et de vin.


La longue marche

Condamnés par leurs congénères ou faits prisonniers lors des razzias, les esclaves arrivent dans les comptoirs de la côte le cou enserré dans des fourches en bois.


Contrôle avant achat

Devant les courtiers et les capitaines venus d'Europe, les hommes, telles des bêtes, sont examinés sous toutes les coutures. La condition physique fixe le prix.


Oxygénation sous surveillance

Les jours de grande chaleur, les esclaves sont autorisés à monter sur le pont. On les encourage à respirer à pleins poumons... mais sous bonne garde. Les matelots veillent à toute tentative de révolte.


Comprendre

Armateur
Le maître d'oeuvre de l'entreprise, de la recherche des actionnaires à la répartition des bénéfices. Sa première tâche consiste à réunir des fonds pour l'armement du navire négrier (coque, gréement, câbles, ancres, cargaison, vivres, salaires, assurances).
Capitaine
Souvent apparenté à l'armateur, il recrute l'équipage et prépare le navire pour son long voyage.



complément

- Bordeaux port négrier XVIIe-XIXe siècles , par Eric Saugera (Karthala, 1995).
_________________
"Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l'Afrique. À brève échéance ce continent sera libéré. Pour ma part plus je pénètre les cultures et les cercles politiques plus la certitude s'impose à moi que LE PLUS GRAND DANGER QUI MENACE L'AFRIQUE EST L'ABSENCE D'IDÉOLOGIE."
Cette Afrique à venir, Journal de bord de mission en Afrique occidentale, été 1960, Frantz Fanon, Pour la Révolution Africaine
2011, annee Frantz Fanon
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 17:32    Sujet du message: Répondre en citant

http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/08003401.html

Les négriers français
« Le Code noir est le texte juridique le plus monstrueux de l'histoire moderne »


Promulgué par Louis XIV en 1685, le Code noir réglemente l'esclavage des Noirs aux Antilles, en Louisiane et en Guyane. Pour en savoir plus sur cette infamie légale, Historia a rencontré Louis Sala-Molins, exégète impitoyable du texte et pourfendeur de toutes les hypocrisies abolitionnistes.

Par Louis Sala-Molins *


Historia - Qu'est-ce que le Code noir et quels en sont les principes ?

Louis Sala-Molins - C'est à l'initiative de Colbert, l'homme des grandes réglementations, que l'on va produire des mémoires sur la situation des esclaves et des plantations. Deux rédacteurs - Charles de Courbon, comte de Blénac, et Jean-Baptiste Patoulet - vont s'y atteler en s'inspirant des pratiques esclavagistes des Espagnols en terre d'Amérique. Le Code, promulgué par Louis XIV en 1685, se compose de soixante articles qui gèrent la vie, la mort, l'achat, la vente, l'affranchissement et la religion des esclaves. Si, d'un point de vue religieux, les Noirs sont considérés comme des êtres susceptibles de salut, ils sont définis juridiquement comme des biens meubles transmissibles et négociables. Pour faire simple : canoniquement, les esclaves ont une âme ; juridiquement, ils n'en ont pas.

Les soixante articles peuvent être compartimentés en fonction de thématiques allant de la religion unique, qui condamne le concubinage, impose le baptême et régit le mariage et l'inhumation des esclaves, à la réglementation de leurs allées et venues, de leur nourriture et de leur habillement, en passant par l'incapacité de l'esclave à la propriété ; son incapacité juridique ; sa responsabilité pénale ; les délits de fuite et de recel ; la justice et le maître face aux esclaves ; l'esclave en tant que marchandise ; l'affranchissement et ses conséquences ; les fautes impliquant le retour à l'esclavage. Les principes essentiels de ce code établissent la déshumanisation de l'esclave, tant sur le plan juridique que civil, et la contrainte théologique qui s'exerce sur sa volonté. Avec la mise en place du Code noir, Louis XIV abandonne complètement l'esclave à son maître. La chosification et la bestialisation sont totales. Le roi se limite à adresser une recommandation à ses sujets pour qu'ils ne malmènent pas leur « propriété » qui est aussi leur « patrimoine ».

H. - Dans quel contexte politico-économique apparaît-t-il ?

L. S.-M . - Le Code noir s'inscrit dans une période de raidissement du catholicisme contre-réformiste. C'est l'époque de la révocation de l'édit de Nantes auquel se substitue l'édit de Fontainebleau. C'est aussi une période de mainmise des jésuites sur des hommes et des femmes qui entourent Louis XIV. Politiquement et économiquement parlant, Colbert désire terminer son travail de réglementation juridique et commerciale. En effet, dans les colonies antillaises, les colons n'en font qu'à leur tête. Il apparaît donc urgent de contenir cet esprit frondeur en réaffirmant la souveraineté de l'Etat dans les terres lointaines.

Lorsque le Code est établi, le commerce colonial de la France subit la rude concurrence du commerce britannique. Il faut faire mieux ou au moins aussi bien que les Anglais. En ce sens, le Code noir table sur une possible hégémonie sucrière de la France en Europe. Pour atteindre ce but, il faut prioritairement conditionner l'outil esclave.

H. - Quel mode opérationnel l'esclavagisme emprunte-t-il avant qu'on le théorise et qu'on le légalise ?

L. S.-M. - Sous Louis XIII et Richelieu, la France en est encore à lorgner sur les pratiques esclavagistes bien huilées de la partie espagnole de l'île de Saint-Domingue. Avant la codification, les Français improvisent au coup par coup. La marchandisation des esclaves se fait de façon brutale. Elle obéit à la loi du marché. Le Code noir prétend réglementer une gestion dont le bon plaisir du maître est la clé. Un bon plaisir qui se retrouve dès lors subordonné à celui du roi, avec les conséquences suivantes : le bon plaisir du roi étant légalisé, les caprices de tel ou tel maître deviennent réprimables. Notons qu'ils ne seront jamais réprimés. On en arrive à une aberration : pour la première fois dans l'histoire moderne cohabitent les mots droit et esclavage dans un ensemble homogène de lois. Je considère le Code noir comme le texte juridique le plus monstrueux de la modernité.

H. - Les hommes d'Eglise du XVIIe siècle se réfèrent à la Bible pour légitimer l'esclavage. Quels arguments mettent-ils en avant ?

L. S.-M . - Il y a en effet un florilège de textes bibliques légitimant l'esclavage auxquels hommes d'église et érudits se réfèrent. Les théologiens font grand cas, aujourd'hui, des passages de la Bible où il est question de l'affranchissement des esclaves des Hébreux tous les sept ans (Genèse XVII, 12-13, 23 et 27 ; Exode XXI, 1-21 ; Deutéronome XV, 12-1Cool. En revanche, ils taisent ce passage du Lévitique (Lévitique XXV, 44-66), qu'ils évoquaient alors constamment parce qu'il légitime l'esclavage au sens le plus fort : interdiction aux juifs de mettre des juifs en esclavage, mais ordre aux juifs de se procurer des esclaves, et dans les nations qui les entourent et chez les enfants des hôtes résidant chez eux, qu'ils soient nés ailleurs ou en territoire juif : « Ils seront votre propriété et vous les laisserez en héritage à vos fils après vous pour qu'ils les possèdent à titre de propriété perpétuelle. Vous les aurez pour esclaves. Mais sur vos frères, les enfants d'Israël, nul n'exercera un pouvoir arbitraire. » Voilà pour le principe. Mais quel rapport entre la Bible et les Noirs africains ?

L'africanisation de Canaan apparaît comme une autre clé de légitimation. Les origines de la « légende noire » de Canaan remontent à l'époque de Noé. Celui-ci décide, après le Déluge, de planter une vigne. Il en tire du vin, le boit, se saoule, et se met tout nu. Un de ses trois fils, Cham, l'aperçoit ainsi dévêtu. Il rigole et part raconter ce qu'il a vu à ses frères. Ces derniers prennent un voile, vont à reculons vers leur père pour ne pas le voir et couvrent sa nudité. Puis ils lui racontent les moqueries dont il a été l'objet. Noé est furieux. Il décide de maudire Cham. Problème : il l'a déjà béni. Alors il décharge toute sa colère sur Canaan, le fils de Cham. Il condamne Canaan à être l'esclave de ses frères. C'est la première fois que le mot « esclave » apparaît dans la Bible. Une vieille tradition rabbinique, très tôt reprise par les exégètes chrétiens, risque une géographie post-diluvienne de l'éparpillement des hommes sur terre en partant des trois enfants de Noé : aux descendants de Sem (les Sémites), les rives orientales et méridionales de la Méditerranée ; à ceux de Japhet (les Japhétites), les rives septentrionales et occidentales de cette mer ; à ceux de Cham (les Chamites), les terres inconnues de l'Afrique, aussi loin qu'elles s'étendent. Fils unique de Cham, Canaan devient la souche de toute la population noire... Conclusion : les Noirs héritent tout naturellement de l'esclavage. Aussi simple que cela, et pour l'exégèse juive et pour l'exégèse chrétienne. Dans cette tradition « blanco-biblique », l'esclavage des Noirs est parfaitement légitimé et la traite apparaît dès lors comme un moyen providentiel de christianisation.

H. - Dans votre ouvrage Le Code noir ou le calvaire de Canaan , vous dîtes qu'à l'orée de la philosophie, l'esclavage est donné comme allant de soi. Est-ce à dire que l'asservissement est un corollaire des sociétés issues de la culture gréco-romaine ?

L. S.-M. - La thématique de l'asservissement est banale chez Platon. Dans les Lois , il fait apparaître l'esclave dans un chapitre concernant... les objets perdus. Que faire quand on trouve un esclave perdu ? On le rend tout simplement à son maître. La question de l'esclavage est acceptée et non raisonnée chez Platon. Elle est argumentée chez Aristote qui défend tranquillement l'existence d'un esclavage naturel, à ne pas confondre avec celui dont la source est la captivité pour faits de guerre ou de razzia. Pour Aristote, en toute logique, les fils des esclaves par captivité naissent aussi naturellement esclaves que ceux des esclaves naturels. Et la philosophie ne s'en porte pas plus mal... On s'aperçoit à les lire que ce qui préoccupe ces penseurs, ce n'est pas de savoir si l'esclavage est juste ou injuste, mais d'éviter que la vertu du maître ne périclite au contact de la nature résolument vicieuse de l'esclave.

H. - Vous parlez de l'obscénité du silence des philosophes des Lumières sur la question de l'esclavage. Pourquoi ce mutisme ?

L. S.-M. - Les Lumières se moquent du catéchisme qui pose le principe de « tout homme image de Dieu » induisant une égalité fondamentale. Net et clair en langage d'aujourd'hui : les Noirs portent le péché de Canaan, et sont donc légitimement esclaves ; mais, « images de Dieu », ils sont anthropologiquement aussi parfaits que les Blancs et parfaitement évangélisables.

Ce schéma est en radicale contradiction avec le soubassement épistémologique des philosophes des Lumières. En leur temps, la science anthropologique, c'est Buffon. Avec Buffon apparaît une rude hiérarchisation des races. Les Noirs jouent des coudes avec les orangs-outans pour occuper le palier le plus bas de la pyramide des races. Buffon voit dans le Blanc une perfection éthique, esthétique, physique. Quand les philosophes évoquent la perfectibilité et la dégénérescence, ils parlent pour le Blanc de perfectibilité morale. Pour les Noirs, anthropologiquement dégénérés, il s'agit d'une perfectibilité qui leur permette de se « blanchir ». Ce qui pour les Blancs est d'ordre purement moral est pour les Noirs d'ordre anthropologique. Les Lumières critiquent ici et là les excès des violences inutiles perpétrées par les négriers, mais à aucun moment elles ne remettent clairement en question et jusqu'au bout le principe de l'esclavage des Noirs. Il y a comme une incapacité, pour ces gens de lettres cimentés dans les schémas de Buffon, de voir les Noirs autrement qu'en dégénérescence et en attente d'un improbable mouvement vers l'accomplissement parfait du Blanc.

Prenez le cas de Diderot et de Raynal. Malgré leurs belles paroles, ils ne sont pas les derniers à toucher des dividendes sur l'esclavage. Ils montrent par leur pratique qu'on peut pleurer sur le triste sort fait aux esclaves noirs tout en engageant de l'argent dans les compagnies négrières et en touchant des bénéfices.

Autre exemple : Condorcet. Réputé pour avoir combattu l'esclavage, il propose pourtant un moratoire de soixante-dix ans entre la date où on décrète que l'esclavage est une monstruosité et le moment où l'esclave va être traité comme un homme. Il demande aussi qu'il y ait quinze ans pendant lesquels le travail de l'esclave dédouanera le maître des frais d'achat et de formation de l'esclave avant son affranchissement. Pour rassurer les maîtres qui s'inquiètent de savoir qui va travailler leurs terres, Condorcet arguë que les esclaves affranchis ne savent rien faire d'autre que les travaux agricoles. Les anciens maîtres pourront continuer à les exploiter commodément. Notre grand penseur a l'élégance de leur rappeler que les travaux des champs pouvant être faits par n'importe qui, les salaires y sont beaucoup plus bas que partout ailleurs... Je sais bien qu'il est de bon ton de s'extasier sur l'abolitionnisme de Condorcet. Si, au pays des aveugles, le borgne est roi, au pays des esclavagistes en jabot et dentelles, il n'est pas interdit d'admirer la rhétorique retorse de celui qui peste contre l'esclavage, mais demande soixante-dix ans pour l'abolir, qui déclare plus tard, en chorus avec les Amis des Noirs, vouloir la fin de la traite, non celle de l'esclavage, et conclut qu'il serait sage d'affranchir les métis, au sang « rédimé » par le sang des Blancs, et que les Noirs pourront toujours attendre. Je n'invente rien. Condorcet a écrit en 1788 Réflexions sur l'esclavage des nègres . Il suffit de lire.

H. - Parlez-nous de la théorie des climats, qui là encore justifie l'esclavage de façon extravagante...

L. S.-M. - Pour la France, cette théorie naît au XVIIIe siècle avec Montesquieu. Mais, deux siècles avant, l'écrivain espagnol Las Casas ironise sur les fondements de la théorie posés par Ptolémée de Lucques au XIVe siècle. Ce dernier se livre à des calculs sur les rapports entre les astres et les hommes, les saisons et les hommes, les régions et les hommes. Ptolémée de Lucques affirme par exemple que les Indiens vivent dans des latitudes et des longitudes qui influent sur leur psychologie, il en va de même pour les Noirs.

Et d'ajouter que l'intensité de l'ensoleillement a un impact direct sur l'assoupissement des esprits. Las Casas s'amuse au XVIe siècle à faire tourner le globe terrestre. Il en conclut qu'en France, si l'on s'en tient à ces calculs longitudinaux, les Francs-Comtois feraient de bons esclaves !

Pour Montesquieu, le climat fait les hommes. Les hommes font les lois, mais ils les font en fonction de ce qu'exigent les climats. Il conclut que s'il y a un esclavage naturel, c'est climatiquement chez les Noirs qu'on le trouve. Le gouvernement qui leur convient est la tyrannie, seule à même de les mettre au travail. Pour les climats tempérés, il préconise la République !

La théorie des climats chez Montesquieu et la hiérarchisation des races chez Buffon relèvent de la même logique. Sous l'influence de ces deux critères, les Lumières se fourvoient complètement. Je regrette que les philosophes de ce temps n'aient pas gardé un oeil critique sur ce que pouvait l'égalité adamique qui permettait de mettre de côté toutes ces foutaises.

H. - A partir de quel moment, d'un point de vue politique, commence-t-on à condamner l'esclavage ?

L. S.-M . - L'un des déclics, c'est l'implantation de l'Angleterre en Inde. A partir de ce moment, il va y avoir une réflexion d'ordre économique de laquelle naîtra une dérive idéologique. En acquérant d'autres sources de travail, de main-d'oeuvre, d'exploitation et de commerce, l'Angleterre peut s'offrir quelques velléités humanistes du côté de ses îles. On passe alors rapidement à la physiocratie et à l'idée selon laquelle on peut récupérer autant de biens par un travail salarié que par un travail d'esclave. On en arrive même à se demander si l'esclavage ne coûte pas plus cher que le travail salarié. Cela coïncide en France avec la poussée pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Les Amis des Noirs s'engagent nettement contre la traite, l'abbé Grégoire en tête. Mais il s'agit d'un abolitionnisme par étapes et purement raciste, nous l'avons vu chez Condorcet.

Quid de l'abolition décrétée par la Convention en février 1794 ? Elle vient après la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue en 1791, après que Toussaint-Louverture a arraché, les armes à la main, l'abolition dans son île en 1793, et alors que l'Angleterre pousse de toutes ses forces pour s'implanter dans la région. « Citoyens, c'est aujourd'hui que l'Anglais est mort ! Pitt et ses complots sont déjoués ! L'Anglais voit s'anéantir son commerce. » Ça, c'est le commentaire de Danton. Le commerce, donc, et pas la morale...

H. - Dans quel climat idéologique intervient l'abolition de 1848 ?

L. S.-M . - L'Angleterre contrôle la mer et impose une politique d'abandon de la traite. La France rechigne mais se résigne sous la pression. Cela étant, le débat sur l'abolition ne concerne que les érudits et n'intéresse pas l'opinion. Victor Schoelcher n'est pas, dès le départ, partisan de l'abolition immédiate. Il propose, lui aussi, un moratoire. Mais, en se rendant aux Antilles, il prend conscience des conditions de vie déplorables des esclaves et de la réalité du marronnage. Il craint l'explosion et donne l'alerte. En rentrant en France, il prône l'abolition sans délai.

H. - Quelle place occupe aujourd'hui le Code noir dans les manuels scolaires ?

L. S.-M . - Une place minime, et c'est bien ce que je déplore !

Propos recueillis par Eric Pincas



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* Professeur émérite de philosophie politique à Paris I et à Toulouse II, Louis Sala-Molins a écrit Le Code Noir ou le calvaire de Canaan , que les PUF viennent de rééditer dans la collection Quadrige.
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Un arsenal répressif

Colbert entend réglementer la gestion des colonies et réaffirmer la souveraineté de l'Etat dans les terres lointaines. Avec le Code noir, il rappelle aux maîtres qu'ils sont subordonnés au bon plaisir du roi.


Comprendre

Physiocratie
Doctrine élaborée en 1760 par Quesnay. Elle propose le libre jeu des initiatives individuelles et exige la liberté du travail, de la circulation et des échanges.
Marronnage
L'esclave fugitif ( cimarron , singe en espagnol) est appelé marron, et sa fuite, le marronnage.



Sévices en tout genre

Les colons infligent à leurs esclaves accusés de «délits » des châtiments d'une cruauté extrême, non dénuée de sadisme. Les excès sont tels que le Code noir tente de limiter les caprices des maîtres. Ils ne seront pourtant jamais réprimés.


La caution des penseurs

Le naturaliste Buffon établit une hiérarchisation des races, qui voit dans le Noir la dégénération du Blanc. Pour le philosophe Montesquieu, c'est le climat qui fait les hommes. Il conclut à un esclavage « naturel » des Africains.
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"Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l'Afrique. À brève échéance ce continent sera libéré. Pour ma part plus je pénètre les cultures et les cercles politiques plus la certitude s'impose à moi que LE PLUS GRAND DANGER QUI MENACE L'AFRIQUE EST L'ABSENCE D'IDÉOLOGIE."
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 17:37    Sujet du message: Répondre en citant

http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/08003801.html

La grande foire négrière des îles

Venu faire ses emplettes dans les « magasins à nègres » ou sur le pont des bateaux, le planteur choisit sa future main-d'oeuvre selon les aptitudes ethniques : pour le sucre, les Africains de la Côte-de-l'Or, pour le café, les Congos, etc.

Par Paul Butel *


Pour répondre aux besoins croissants de la métropole, les plantations doivent développer la production, faire toujours plus de sucre avec davantage d'esclaves. Aux Antilles françaises, après avoir été employés en Martinique et en Guadeloupe, les Africains arrivent à Saint-Domingue, devenu le plus grand marché de la Caraïbe. Le planteur entend choisir le travailleur répondant aux exigences de ses cultures, les ethnies africaines n'ayant pas toutes les mêmes qualités ; le négociant négrier, obligé de s'adapter aux besoins du marché, construit parfois une grande fortune qui reste exposée aux risques de « l'infâme commerce » : pertes d'esclaves dans la traversée atlantique (taux moyen de mortalité de 15 %) et colons toujours mauvais payeurs.

Même si l'échec a souvent côtoyé le succès, la traite a fait la prospérité des ports et des plantations. L'essor fulgurant des marchés antillais est à l'origine du développement de ce trafic au XVIIIe siècle. Certes, le siècle précédent n'a pas ignoré les expéditions négrières. Les esclaves africains sont présents aux îles dès le milieu du XVIIe siècle, vendus par des traitants étrangers, hollandais ou portugais. Dès l'époque de Colbert, Nantes et La Rochelle ont puisé les débuts de leur richesse dans la traite. Mais Bordeaux n'a réalisé jusqu'à la Régence, voire même au-delà, qu'une traite en pointillé.

De 1715 à 1792, les Antilles françaises ont reçu plus d'un million de Noirs, y compris ceux de la traite étrangère, dont plus de 400 000 entre la guerre de Sept Ans et la Révolution. La croissance des plantations a représenté le grand stimulant de la traite et, pour répondre à leurs besoins de main-d'oeuvre, le trafic français a progressé au cours du siècle. Il est passé de plus de 33 expéditions par an entre 1722 et 1753 à plus de 50 entre 1763 et 1778 et à plus de 100 entre 1783 et 1792. La destination préférée a toujours été Saint-Domingue où la traite s'est bien adaptée aux exigences des cultures. Principal exportateur de sucre, de café et d'indigo, cette île absorbe davantage d'hommes et moins d'enfants que les autres colonies pour satisfaire l'ampleur de la demande des planteurs en travailleurs immédiatement disponibles. Quand éclate la Révolution, la colonie ne compte pas moins de 500 000 esclaves quand près de 160 000 se répartissent entre la Martinique et la Guadeloupe.

Dans la province du nord de Saint-Domingue, le seul port du Cap-Français a reçu plus d'un tiers des navires négriers. En 1790, année record de la traite française, les bâtiments français ont débarqué au moins 40 000 Africains dans la colonie, dont plus de 19 000 au Cap. Ce port dispose d'un vaste arrière-pays, aux plantations anciennes et diversifiées. L'argent, la piastre espagnole, y est relativement abondant alors qu'il est insuffisant dans les autres provinces et aux Petites Antilles. Les ventes y sont assez rapides et profitent de facilités de crédit plus larges qu'ailleurs. La Martinique et la Guadeloupe, elles, sont plus petites. La seconde, « colonie d'une colonie », vit sous l'emprise du négoce de sa voisine et souffre d'un manque chronique d'esclaves de la traite française. En Martinique, les ateliers d'esclaves travaillant sur les plantations sont créolisés car les esclaves nés sur l'île sont majoritaires et il y a moins besoin de recourir à la traite. Les planteurs des deux colonies doivent s'approvisionner auprès des négriers étrangers, faute d'expéditions françaises suffisantes.

La préférence des colons de Saint-Domingue pour les Africains de la baie du Bénin, surtout les Aradas de la Côte-de-l'Or (Ghana actuel), et les Congos de l'Afrique centrale, est marquée : un quart de leur main-d'oeuvre en provient durant les années 1780. La Martinique voit ces proportions s'inverser alors qu'en Guadeloupe, à peine un sixième des Africains est issu du golfe du Bénin et plus d'un quart des régions les moins prisées, Biafra et Sierra Leone. Ces dernières fournissent à peine 5 % des bossales vendus dans les deux autres îles.

A Saint-Domingue, où le dynamisme du marché du Cap est éclatant, on note des contrastes semblables. Dominant le marché de la province du nord, le Cap s'approvisionne au Congo-Angola. Le principal port de la province de l'ouest, Port-au-Prince, moins apprécié des négociants, absorbe autant de captifs de la baie du Bénin que de l'Afrique centrale. La côte sud, où les négriers français ne sont que de rares visiteurs, affiche une proportion d'esclaves en provenance du Sierra Leone et du Biafra trois ou quatre fois plus importante que dans le reste de la colonie.

La réputation variable des ethnies, la plus ou moins forte proportion d'hommes adultes demandée, les exigences des cultures, tous ces éléments commandent cette répartition très contrastée.

A Saint-Domingue, dans la province du nord, les Congos de l'Afrique centrale sont destinés, après 1760, à approvisionner les caféières des mornes. Dans ces montagnes aux sols neufs, les ateliers se multiplient avec la venue des bossales qui y sont plus nombreux que les créoles. Mais les planteurs caféiers achètent aussi d'autres ethnies souvent dédaignées, tels les Ibos du Biafra. En effet, ils sont moins bien établis sur le marché, achètent en plus petite quantité mais dans la plus grande urgence et se montrent moins sélectifs que les sucriers. Le déséquilibre des sexes aux achats, caractéristique des lots de Congos, avec en moyenne deux hommes pour une femme, s'explique sur leurs plantations. Achetant davantage d'hommes, le colon peut leur demander plus de travail et des tâches plus diverses. Avec un plus grand nombre de jeunes femmes et d'enfants, il supporterait des dépenses supplémentaires ; les années d'enfance d'un esclave élevé sur la plantation lui reviennent plus cher que l'achat d'un Africain de vingt ans apte aux durs travaux du défrichement. La forte mortalité dans l'aire caféière pousse d'ailleurs le planteur à accroître ses achats : « On a établi depuis 1767 une infinité de caféières qui ont coûté la vie à beaucoup de nègres nouvellement pris en Guinée qui ont été livrés trop tôt à de rudes travaux dans la montagne couverte de brouillards où ils ne pouvaient trouver qu'un climat ennemi et souvent point de vivres convenables. » (Hilliard d'Auberteuil, Considérations sur l'état présent de la colonie française de Saint-Domingue , 1776.)

Par contre, les planteurs sucriers de la même province apprécient peu les Congos. Leur taille au-dessous de la moyenne, leur inadaptation aux plaines, le fait que dans leur pays d'origine ce sont les femmes qui assument les tâches agricoles, tous ces éléments les font écarter. Les Africains de la Côte-de-l'Or ont leur préférence. Ils sont réputés robustes, bons cultivateurs et habitués à manier la houe, capables de créer leurs propres jardins vivriers. Ce dernier critère s'avère important car le manque de vivres a toujours été un des handicaps de la plantation.

En 1785, l'associé de la maison havraise Foäche, Paul Morange, souligne que « ceux de Sierra Leone ne valent point les vrais Côte-de-l'Or pour les sucreries ou les Congos pour les cafèteries ». Les marchés d'esclaves sont effectivement obligés de respecter les choix des colons en fonction de l'emploi des ethnies sur les plantations.

Créées souvent depuis plusieurs générations, les sucreries de la plaine du nord font moins appel aux nègres de la traite, de manière générale. A la veille de la Révolution, la population servile y est la plus créolisée de Saint-Domingue : trois esclaves adultes sur cinq sont nés dans la colonie. La grande révolte d'août 1791 qui a ravagé cette plaine est née dans des ateliers fortement créolisés et les bossales n'ont que peu participé au début du soulèvement. Plus récemment défrichées, les sucreries de la province de l'ouest comme de celle du sud sont dans la situation inverse, seulement deux esclaves adultes sur cinq sont nés dans l'île. Le déséquilibre démographique est aussi moins accentué au nord où le rapport hommes-femmes est plus favorable à celles-ci sur les sucreries que dans les caféières Certains colons, tels les Foäche, tentent de compenser les pertes de leur atelier par des naissances et des soins attentifs aux enfants. Ils achètent donc moins d'esclaves. Mais, à l'ouest, dans la plaine de Léogane, telle plantation dotée de 143 esclaves, de 1774 à 1790, en voit mourir 47, soit le tiers de l'atelier ; le colon Fevret de Saint-Mesmin doit acheter 42 hommes et 25 femmes pour maintenir la force de travail intacte. La politique nataliste est restée exceptionnelle à Saint-Domingue où, compte tenu de la forte mortalité, seule la traite permet le renouvellement des esclaves et l'augmentation globale de leur nombre. De la dimension de l'atelier qui rassemble les esclaves employés à la culture dépend, en effet, la capacité de production pour la plantation de la canne à sucre, sa coupe et son traitement au moulin. Grâce aux apports de la traite en nets progrès dans les années 1780 - le nombre d'esclaves est passé de 250 000 à près de 500 000 de 1780 à 1789 - la superficie des plantations a augmenté. Ainsi dans la province du nord, la canne à sucre occupe une surface moyenne par plantation de 117 ha, en 1790, contre 96 en 1770.

Rien de tel en Martinique et en Guadeloupe. La population servile tend à y stagner entre la guerre d'Amérique et la Révolution. A la fin du XVIIIe siècle, en Martinique, les plantations sont parvenues à un assez bon équilibre démographique et le ratio hommes-femmes y est proche de l'égalité. Il n'y a qu'une faible proportion d'Africains sur la plupart des grandes plantations. Les captifs de la traite sont davantage dirigés sur les villes ou les fabriques des bourgs. Les apports en nouveaux esclaves ne dépassent pas, entre 1786 et 1789, 4 000 Noirs par an, soit près de dix fois moins qu'à Saint-Domingue.

Saint-Domingue est le marché le plus prospère, et les navires négriers continueront d'y aborder même après la révolte de 1791. Leur activité ne sera interrompue que par la guerre maritime franco-anglaise en 1793. Le négoce mène une politique adaptée à l'état des marchés. Les armateurs se détournent de la côte sud de l'île ouverte à une contrebande étrangère moins chère que la traite française et les prix y demeurent bas. Si bien que le Cap redistribue sur les autres ports certains navires chargés d'enfants nombreux ou ayant à leur bord trop de malades et des captifs âgés. Ce sont « les queues de cargaison » déroutées sur Saint-Marc, Léogane, Les Cayes Saint-Louis, à l'ouest et au sud de l'île.

La lenteur des ventes inquiète le négociant car elle allonge les escales et donc accroît le coût des armements. En 1788, la vente de la Licorne , en moins de quinze jours, est un record. Impatient de voir finir une vente, Paul Morange s'exclame, en 1785 : « Ces nègres, bon Dieu, ne se vendent point, je ne sais que faire, à vrai dire ! » Le Roi d'Akkim est, en effet, arrivé d'Accra (port de l'actuel Ghana) avec beaucoup de malades, de jeunes et de Noirs âgés : « Qu'il est désagréable d'avoir de mauvais nègres à vendre et d'être obligé de les garder. Il y a de quoi perdre sa réputation et sa patience. » Quand la qualité se fait médiocre, ce sont les mêmes récriminations amères. Morange n'est pas un sentimental : « Cargaison point propre pour le Cap, des vieux, trop de jeunesse », proteste-t-il devant une cargaison de 1789. Il déplore les défauts physiques : « Mauvaises dents, mauvaise taille, mauvaise tournure des nègres, des Loangos [ethnie du Congo], cette vente est finie, Dieu merci. » Les ports « en bas de la côte » acceptent les enfants et les chétifs, « les tétons plats et les nègres durs », mais le Cap demande mieux.

Venant faire leur choix dans les magasins à nègres ou sur le pont du négrier, les planteurs s'attachent à déceler tout défaut, car maladie et âge peuvent être habilement dissimulés. « Il est de la prudence de ceux qui veulent acheter des nègres, conseille le père Labat, de les visiter ou par eux-mêmes ou par quelque personne entendue dans le métier pour voir s'ils n'ont point quelque défaut. » La semaine de rafraîchissement prévue pour les bossales, à leur débarquement, ne suffit pas toujours à rétablir les malades, malgré les efforts déployés sur la nourriture et les soins.

L'aventure négrière est terminée pour les Noirs qui prennent le chemin des plantations. Elle ne l'est pas pour les négociants et les capitaines qui n'ont pas le temps de s'abandonner à la réflexion philanthropique et humanitaire. En compagnie de son correspondant, le capitaine s'efforce d'arracher aux colons les sucres et les cafés qu'ils lui ont été promis et de recouvrer les dettes contractées par eux lors de ses précédents voyages. Très peu de colons paient comptant et l'origine des cargaisons commande le crédit accordé : en 1790, Morange vend une cargaison de la Côte-de-l'Or 40 % comptant, une autre du Congo n'est payée par des caféiers que 24 % comptant. Alors que les rentrées de capitaux se font attendre, les négriers s'entassent dans les ports.

La réussite de certains est indéniable, faisant la fortune de nombreux armateurs et de bien des négociants des îles. A Port-au-Prince, les Fleuriau ou les Mesplès, un Morange au Cap, savent construire et louer à prix d'or les magasins « à mettre les nègres », nourrir esclaves et équipages, procurer les denrées à charger, tous services cher payés. Ils investissent leurs profits dans l'achat de plantations, arment leurs propres navires et sont bien placés pour en tirer le meilleur revenu.

Avec la Révolution, la traite s'effondre et, devenue illégale, ne reprendra que partiellement sous la Restauration. Pourtant, les planteurs sont encore obligés de recourir à des achats d'esclaves : « Les nègres sont d'une cherté horrible, il faut inclure dans les dépenses de la sucrerie l'acquisition annuelle de dix nègres », gémit le colon Pierre Dessalles en Martinique, le 5 juillet 1825. La traite clandestine se poursuit en dépit des saisies opérées par la Marine royale depuis 1817 quand « l'infâme commerce » a été condamné. En dehors des ports, les esclaves sont débarqués, de nuit, sur les côtes des îles et les pertes sont nombreuses. Beaucoup préfèrent acheter des créoles, nés dans la colonie, et acquis sur des marchés d'esclaves qui profitent de l'accroissement naturel de la population. Dessalles obtient, en 1823, jusqu'à cinq ans de crédit pour un achat de 27 nègres, tous créoles. Ces marchés se maintiendront aux Petites Antilles jusqu'au milieu du XIXe siècle, seule l'abolition de 1848 les fera disparaître.



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* Agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur émérite d'histoire moderne à Bordeaux III, Paul Butel s'intéresse à l'histoire maritime et coloniale. Il est l'auteur, chez Perrin, de Histoire de l'Atlantique de l'Antiquité à nos jours (Grand Prix de l'Académie de marine, 1997) et Histoire des Antilles françaises, XVIIe-XXe siècles (2002).
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L'infâme commerce

Avant l'achat, le planteur jauge comme du bétail les créatures humaines qu'on lui présente. Le prix de l'esclave dépend de son état de santé. Si le colon est satisfait, il paie comptant, avec un bon d'achat par lequel il s'engage à régler en espèces sonnantes, ce qu'il ne fera d'ailleurs pas, le crédit étant très répandu.


Repères

1635
Débuts de la colonisation française aux Petites Antilles, Martinique et Guadeloupe.
1697
Annexion par la France de la partie occidentale de Saint-Domingue.
1760-1763
Occupation de la Guadeloupe par l'Angleterre.
1791
Révolte des esclaves de Saint-Domingue.
1793
Guerre maritime franco-anglaise.
1794
Abolition de l'esclavage par la Convention.
1802
Rétablissement de l'esclavage par Bonaparte, Premier Consul.
1804
Indépendance de Saint-Domingue, devenue Haïti.
1807
Abolition de la traite par l'Angleterre.
1817
La traite est déclarée illégale par la France.
1848
Abolition.


Comprendre

Bossale
Africain qui vient d'arriver aux îles et a besoin d'être acclimaté.
Créole
Habitant des Antilles né dans la colonie.
Morne
Petite montagne isolée au milieu d'une plaine.



A chaque type d'exploitation des esclaves d'origines ethniques différentes

Culture du coton
Les esclaves mettent le duvet du cotonnier dans de grosses balles de flocons. Culture de plaine, elle est mieux adaptée aux Africains qui viennent du Bénin et de la Côte-de-l'Or.
Extraction de l'indigo
Comme le coton, l'indigo pousse en plaine, et convient donc également aux esclaves originaires du Bénin et de la Côte-de-l'Or. On extrait de la plante une belle teinture entre le bleu et le violet.
Récolte du café
Culture de montagne, le café exige un travail très dur. Les planteurs préfèrent employer des Congos, originaires de l'Afrique centrale, mais aussi d'autres ethnies souvent dédaignées, tels les Ibos du Biafra.
Plantation de cacao
La production de cacao diminue au cours du XVIIIe siècle, les arbres ayant beaucoup souffert. Pour ce type de travail, fait en montagne, les planteurs recherchent des Noirs de Sénégambie.



En complément

- La Traite rochelaise, de Jean Michel Deveau (Karthala, 1990).
- La Traite des Noirs, d'Olivier Pétré-Grenouilleau (PUF 1998).
- Bordeaux, port négrier, XVIIe-XIXe siècles, d'Eric Saugera (Karthala, 1995).
- La Traite des nègres sous l'Ancien Régime, de Liliane Crété (Perrin, 2002).
- Esclaves et Négriers, de Jean Meyer (coll. Découvertes Gallimard, 1998).
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"Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l'Afrique. À brève échéance ce continent sera libéré. Pour ma part plus je pénètre les cultures et les cercles politiques plus la certitude s'impose à moi que LE PLUS GRAND DANGER QUI MENACE L'AFRIQUE EST L'ABSENCE D'IDÉOLOGIE."
Cette Afrique à venir, Journal de bord de mission en Afrique occidentale, été 1960, Frantz Fanon, Pour la Révolution Africaine
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ARDIN
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MessagePosté le: Jeu 11 Mai 2006 20:56    Sujet du message: Répondre en citant

Chabine a écrit:
En complément

- La Traite rochelaise, de Jean Michel Deveau (Karthala, 1990).
- La Traite des Noirs, d'Olivier Pétré-Grenouilleau (PUF 1998).
- Bordeaux, port négrier, XVIIe-XIXe siècles, d'Eric Saugera (Karthala, 1995).
- La Traite des nègres sous l'Ancien Régime, de Liliane Crété (Perrin, 2002).
- Esclaves et Négriers, de Jean Meyer (coll. Découvertes Gallimard, 1998).

En dehors de la premiere et de la derniere reference, les autres livres sont cites dans l’ouvrage de Lawoetey-Pierre Ajavon aux editions Menaibuc, qui merite d’etre connu des Africains: Traite et Esclavage des Noirs. Quelle Responsabilite Africaine?
Je mets ici d’autres references :

La Traite Des Noirs En 30 Questions (Eric Saugera)
Les Lumieres, L'esclavage, La Colonisation (Yves Benot)
Le Commerce Des Africains (Pierre Pluchon).
_________________
l'Hommage a Cheikh Anta Diop sur PER-ANKH
l'Hommage a Mongo Beti sur PER-ANKH
l'Hommage a Aime Cesaire sur PER-ANKH

LPC-U : CONSTRUIRE LE CONGO POUR L'UNITÉ DE L'AFRIQUE
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