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Posté le: Mer 22 Mar 2006 20:36 Sujet du message: L'identité culturelle et les langues kamites par C. A. Diop
«QUAND POURRA-T-ON PARLER D’UNE RENAISSANCE AFRICAINE ? »
Article du Professeur Cheikh Anta Diop paru dans la Revue « LE MUSEE VIVANT » Numéro spécial 36-37, novembre 1948, Paris, pp 57-65.
"Quand on examine la réalité africaine on aperçoit qu’il y a, d’une part, une partie de la tradition qui est restée intacte et qui continue à vivoter à l’abri de toute influence moderne, d’autre part, une tradition altérée par une contamination européenne.
Peut-on, dans les deux cas, parler de renaissance ? Dans le premier, certainement non. Quand au second, examinons de plus près ce qui se passe et nous verrons si l’on peut légitimement lui appliquer l’étiquette de renaissance. Dans ce second cas il n’est question que d’une forme d’imitation littéraire qui verse dans le lyrisme.
LES ECRIVAINS AFRICAINS
Sans sous-estimer le moins du monde la valeur de ces écrivains africains de langues étrangères, a-t-on le droit de considérer leurs écrits comme la base d’une culture africaine ?
Un examen - même superficiel – nous pousse à répondre par la négative. En effet, nous estimons que toute œuvre littéraire appartient nécessairement à la langue dans laquelle elle est écrite : les œuvres ainsi écrites par des africains, relèvent, avant tout, de ces littératures étrangères et l’on se saurait les considérer comme les monuments d’une littérature africaine.
On ne peut pas écrire pour deux publics aussi différents que le public européen et celui que, globalement, on peut appeler africain. Or, c’est ici que l’analyse de l’attitude des écrivains africains devient intéressante. En effet, nous estimons que celui qui écrite vise un défini ; auquel cas les écrivains africains doivent se poser au préalable les questions suivantes : Pourquoi et pour qui écrivons nous ? Si nous admettons que leurs écrits sont, en quelque sorte, la réponse à ces questions, nous sommes obligés de reconnaître que c’est à un public européen qu’ils s’adressent essentiellement, que leur but est de briller aux yeux des Européens, tout en défendant, accessoirement une cause africaine. On se rend aisément compte que celui qui écrit cherche avant tout à s’exprimer correctement en français, à faire preuve d’un talent littéraire inattendu, de subtilités grammaticales, plutôt qu’à exprimer des idées utiles à sa collectivité.
Le français n’est pas seulement un instrument d’acquisition d’une science mais une science en soi : on doit la qu’on le possède entièrement, le reste n’est que secondaire. On saisit alors la raison de notre pédantisme et toute la valeur de l’expression « djvaya degi nasarann », chez l’élite sénégalaise : « Ah, combien il s’est assimilé le Français, celui-là » ! On comprend également que de tels littératures concentrent tous leurs efforts à rendre leurs écrits intelligibles, non pas aux Africains, mais aux Européens comme si leur seul but de forcer la considération de ces derniers ; ce qui est pour le moins puéril.
Il ressort de toute ceci qu’une telle littérature ne peut avoir qu’un intérêt dérisoire pour l’Africain parce qu’elle n’a pas été conçue essentiellement pour lui. C’est une hypocrisie que de venir ensuite présenter ces œuvres aux Africains comme leur étant destinées. En faisant le bilan de la littérature africaine d’expression étrangère, on peut dire que, dans l’ensemble, il y a plus de secret désir de pédantisme que d’intention de dire autre chose. Puisque cela tient au prestige des langues européennes, il est absolument indispensable qu’il soit détruit dans le plus grand intérêt de l’Afrique.
On nous objectera que les Nègres qui utilisent une langue étrangère, le font d’une façon originale et que dans leur expression, il y a quelque chose de spécifique à leur race. Mais ce que le Nègre ne pourra jamais exprimer sans cesser de parler une langue étrangère, c’est le génie propre de sa langue.
C’est pour que cela que, tout en reconnaissant le grand mérite des écrivains africains de langue étrangère, nous ne saurions nous empêcher de les classer dans la littérature de la langue qu’ils ont utilisée. Nous ne saurions, non plus, leur reprocher leur attitude, car il n’existe, actuellement, pour eux aucune autre expression adéquate pour leur pensée. Ici apparaît un problème dramatique de notre culture : parce que nous sommes obligés d’employer une expression étrangère ou de nous taire ; et l’on imagine jusqu’à quel point la dernière attitude est impossible pour quelqu’un qui éprouve le besoin de s’exprimer."
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Hotep, Soundjata _________________ La vérité rougit l'oeil, mais ne saurait le transpercer
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Posté le: Mer 22 Mar 2006 20:37 Sujet du message:
DA LA NECESSITE D'UNE CULTURE FONDEE SUR LES LANGUES AFRICAINES
Toutes ces raisons - et bien d'autres - nous incitent à poser comme condition préalable d'une vraie Renaissance Africaine le développement des langues indigènes.
On apprend mieux dans sa langue maternelle parce qu'il y a un accord incontestable entre le génie d'une langue et la mentalité du peuple qui la parle. D'autre part, il est évident qu'on évite des années de retard dans l'acquisition de l'enseignement.
A ce propos je cite un exemple. Je considère la définition suivante : un point qui se déplace engendre une ligne. Pour qu'un jeune africaine soit à même de recevoir cette définition avec fruit (et, encore, c'est à voir), il lui faut au minimum de 6 ans d'école pour posséder la syntaxe française et connaître assez de vocabulaire. Or, la même définition aurait pu être donnée en valaf (par exemple) à l'enfant de 7 ans le jour de son entrée à l'école , alors qu'i faut attendre six ans et la lui donner à 13 ans; six ans pendant lesquels on s'est appliqué à lui créer, de toutes pièces, un instrument d'instruction moins indiqué que celui qu'il possède de naissance.
Si on appliquait un tel enseignement en langue africaine, on s'apercevrait bien des erreurs ; entre autres, on verrait que le Nègre, loin d'être dénué de logique, pourrait même se jouer des difficultés abstraites des mathématiques et que, ce qui constitue une entrave pour lui, c'est plutôt le symbolisme des mathématiques enseigné dans une langue étrangère qu'il possède mal.
Le nègre est obligé de fournir un double effort : pour assimiler le sens des mots et ensuite, par un second effort intellectuel, pour accéder à la réalité exprimée par les dits mots. Souvent cette mauvaise pédagogie conduit à une rupture complète avec le réel et la reprise de contact avec celui-ci ne se produit que lentement, ce qui n'arriverait pas si l'enseignement était donné en valaf ; car la réalité une fois exprimée dans la langue maternelle a je ne sais quoi de banal qui fait que l'Africain la domine de haut et la maîtrise, d'une part, et d'autre part, les chances d'erreur sur le sens des mots deviennent négligeables.
Il en est tout autrement quand celle-ci est exprimée dans une langue européenne. Dès ce moment, tout se passe comme si elle se couvrait d'une membrane étanche qui la sépare de l'esprit et ce dernier ne s'attache plus qu'à des formules, des énoncés pris pour des recettes magiques et qui constituent en eux-mêmes le savoir. Et c'est par ce processus psychologique que la mémoire arrive à se substituer à la raison chez nous et, de ce fait les facultés intellectuelles n'ont même pas eu l'occasion d'être éprouvées pour qu'on puisse les juger.
Par ailleurs, l'étude des langues a un intérêt historique d'autant plus important que nous ne connaissons pas - jusqu'ici - d'écriture ancienne. En effet, en étudiant comment les langues se sont engendrées les unes des autres, on arriverait à constituer une sorte de chaîne linguistique allant des premières aux dernières et qui nous renseignerait sur une période de notre histoire dont la très grande importance est facile à estimer. C'est ainsi que les investigations historiques africaines semblent exiger des connaissances linguistiques.
Le problème culturel par excellence s'avère donc le suivant : celui de la création de langues appropriées aux besoins d'expression de tous les ressortissants africains quel que soit leur niveau culturel. Mais un tel problème pose des difficultés sur lesquelles nous sommes loin de nous illusionner.
L'opinion selon laquelle les européennes sont plus parlées en Afrique les langues indigènes est fausse. Ce qui se passe c'est que les langues européennes sont parlées dans les grands centres par une poignée d'intellectuels, ce qui donne une apparence d'extension, tandis que toute la masse de l'intérieur garde son expression maternelle, et c'est pas goût de facilité, par paresse, par mangue de volonté, manque d'esprit de décision, par goût morbide de l'asservissement intellectuel et moral, que nous cherchons à nous satisfaire des langues européennes et non par un calcul pratique. On allègue souvent que la masse est inculte et ne sait pas lire : il est plus facile de lui enseigner un alphabet qu'une langue étrangère.
On a l'habitude d'objecter que l'Afrique ne saurait jamais connaître une unité linguistique. Pas plus que l'Europe n'a besoin de cette unité, l'Afrique n'en a besoin. Seulement, il est absolument faux de croire que cette multiplicité apparente des langues est un obstacle sérieux à l'établissement d'une culture indigène. En effet, parmi plus de 600 langues que l'on aime citer, il y a peine, 4 langues importantes, les n'étant que des variantes parlées par un petit groupe - comme l'étaient les patois régionaux : basque, gascon, etc. Or quand un dialecte n'est parlé que par une poignée d'hommes, il ne saurait constituer ni la base d'une culture, ni un obstacle pour celle-ci. Il y a donc en Afrique, non pas 600 langues, mais 4 seulement susceptibles de se développer et devenir le support de toute la pensée africaine. Et cela ne dépendra que de la volonté, de la fermeté, de la décision d'affranchissement intellectuel et moral des Africains.
Parmi les difficultés à vaincre il y a celle de l'acclimatation des termes et de la modification nécessaire de l'écho de certains mots dans la conscience indigène pour qu'une certaine forme de littérature puisse naître : ceci exigerait une véritable révolution de notre conscience psychologique.
On aime nous citer l'exemple des Gaulois chaque que l'on veut reculer devant la difficulté des problèmes.
On essaie même de montrer par là l'action d'une loi historique inéluctable. Nous estimons que ce sont là deux situations nettement différentes. En effet nous ne voyons pas comment les différentes tribus de la Gaule auraient pu rejeter délibérément une influence romaine. Notre situation vis-à-vis du reste du monde diffère essentiellement de la leur vis-à-vis de la Rome antique. Car l'humanité a acquis depuis un facteur nouveau dans son évolution : la possibilité d'expansion de la culture dans le peuple grâce aux moyens modernes de diffusion de la pensée : imprimerie, radio, cinéma. A cause de tous ces nouveaux moyens de diffusion qui sont propres au monde moderne, il y a plus de possibilités de s'instruire, par conséquent plus de possibilités d'action efficace. Alors il nous parait curieux que l'on puisse citer cet aspect de la vie moderne pour accepter le contraire de ce qu'il devrait permettre, c'est à dire l'asservissement intellectuel.
En dépit de toutes ces difficultés, nous nous sommes aperçus qu'en appliquant la principe d'extension du sens des mots, en donnant une définition scientifique de certains mots qui, jusque là, n'avaient qu'une signification courante et en nous aidant de quelques conventions tout à fait légitimes cadrant parfaitement avec le génie de la langue valaf - que nous prendrons pour exemple - on pouvait arriver à la constitution d'un vocabulaire suffisant pour que l'enseignement secondaire, au Sénégal, puisse être donné et écrit entièrement en valaf, et même pour une bonne partie de l'enseignement supérieur. Depuis les premières définitions géométriques jusqu'au calcul différentiel et intégral, il n'y a rien que nous ne puissions exprimer adéquatement en valaf désormais ; et nous ne désespérons pas d'aller plus loin. On pourrait également faire des traductions d'ouvrages très importants même ceux marquant les grands tournants de la pensée humaine.
Nous restons convaincus que si les peuples noirs veulent fournir le même effort que les peuples européens, cela suffira pour qu'il parviennent aux mêmes résultats qu'eux quant au développement de leurs langues. Pour raisonner sur un cas concret, reprenons l'exemple de la langue valaf et voyons comment elle pourrait être développée de façon à être amenée au degré d'évolution que les langues européennes.
Signalons, tout d'abords que contrairement à l'opinion courante, il existe des littératures africaines écrites - et non pas seulement orales - selon un art poétique bien défini : la littérature valaf épique ne le cède en rien à la littérature épique européenne, elle présente même une certaine supériorité de forme sur elle ; elle se développe encore de nos jours, comme dans les oeuvres de Moussa KA, par exemple.
La littérature valaf est déjà très variée : elle connaît d'autres genres que la poésie épique : satires, épîtres, poèmes historiques, narrations, etc. Mais ceci nous éloigne du sujet et du reste nous nous chargerons ultérieurement de la vulgarisation de cette littérature.
Après avoir insisté sur le fait qu'il existe une littérature écrite en valaf, contrairement à l'opinion courante, voyons comment on peut arriver à développer efficacement cette langue. Ici une remarque s'impose : avant de nous soucier des termes savants notons qu'en considérants les langues européennes on s'aperçoit que, dans une certaine mesure, c'est la pensée européenne qui s'en enrichie plutôt que les langues. Il n'est pas rare, en effet, de voir un mot revêtir plusieurs avec le temps : les uns concrets, les autres abstraits. Par exemple, le mot : corde. En dehors de sa signification concrète, il revêt une signification géométrique, donc abstraite selon les circonstances. Il est évident qu'un tel mot existe dans les langues les plus concrètes, et qu'il suffirait que le peuple soit suffisamment évolué pour employer ces mots dans différents sens. Nous voyons là un moyen d'enrichir une langue quelconque en donnant aux mots concrets, selon les besoins, autant de de significations abstraites qu'il sera nécessaire ; et ce moyen est commun à toutes les langues.
Un autre moyen d'enrichir notre langue consiste à étudier son origine et partir de celle-ci pour composer des mots nouveaux selon les besoins. Nous pourrions même, à la limite, considérant l'égyptien comme une langue morte, et pour des raisons d'ordre géographique et historique, bâtir des humanités à base égyptienne dans le même sens que la langue grecque est à la base des humanités pour la civilisation occidentale.
On voit que tout ceci est une oeuvre de longue haleine et que sa réussite exige que les Africains s'expriment de plus en plus dans les principales langues de notre pays avec toutes les facultés inventives et leur esprit d'initiative.
Cheikh Anta Diop in partie consacrée à l'expression littéraire de l'Aricle republié dans Black Match Hors-Série n°1 consacré au thème de la Renaissance Africaine. Juin 1999, pp. 30~32
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