lesaint Grioonaute
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Posté le: Mer 15 Juil 2009 13:05 Sujet du message: sur le chemin de la renaissance Africaine |
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L’Afrocentricité et la Résurgence Africaine
Communication du Dr Molefi Kete Asante pour la Conférence sur l’Afrocentricité, Juillet 2005 à Cotonou, République du Bénin
Au nom de Ra, d’Atum, d’Amen, de Khepera, de Ptah, et au nom des centaines de noms par lesquels nous désignons les divinités d’Afrique, je suis heureux de pouvoir partager quelques unes de mes idées sur la question de la renaissance africaine. J’espère que ces idées provoqueront une discussion et un débat au sujet de l’avenir de la civilisation africaince du point de vue de la perspective afrocentrique.
Je suis particulièrement reconnaissant au Professeur Ama Mazama, à la Communauté JAH , de même qu’aux Béninois et Béninoises de me donner la possibilité de vous parler ainsi bien que je ne sois pas capable d’être physiquement présent.
Je commencerai ma présentation en faisant une remarque évidente : il n’existe pas de vraie nation africaine, dans le sens où il existe des nations européennes ou asiatiques, c’est-à-dire, des nations fondées sur les idées et idéaux qui définissent la tradition européenne ou asiatique, et faisant la promotion de cette tradition, à l’exception peut-être, du Bénin. Mais même dans ce pays historique, il y a des changements et des transformations qui laissent entrevoir l’influence de forces contradictoires et divergentes. Je sais, bien sûr, que toutes les sociétés ont fait l’expérience de l’intégration d’idées venues d’ailleurs, mais ce n’est pas ce dont je parle ici. Ce que je dis c’est que sur le continent africain, il n’y a pas une seule nation dont l’on peut honnêtement dire qu’elle reflète la culture africaine, dans ce qu’elle a de plus traditionnel et classique.
Je sais quels courants historiques nous ont amené à ce point, mais je veux aussi savoir comment nous pouvons apporter un remède à cette situation. Je veux par conséquent suggérer que les penseurs africains doivent changer de paradigmes, ainsi que le Professeur Ama Mazama l’explique dans son livre, The Afrocentric Paradigm, et qu’ils arrêtent une fois pour toutes de rechercher l’approbation, la reconnaissance, et les cajoleries des Européens en quête d’hégémonie. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pourrons faire l’expérience d’une résurgence.
Harnachés par le christianisme et l’islam, aucune nation africaine ne pratique ses valeurs propres, fondamentales, à l’exception peut-être, encore une fois, du Bénin. Et de nombreux Béninois et Béninoises sont en train de succomber aux forces étrangères qui nous attaquent. Le Cheval de Troie de l’évangélisme blanc amène avec lui le même ferment dangereux qui nous a jadis réduits en esclavage et colonisés. Sans même parler de ce qui nous est arrivé en Amérique. La question qui se pose à nous est la suivante : étant donné notre condition actuelle, comment pouvons-nous revitaliser la civilisation africaine afin que celle-ci atteigne les plus hauts degrés de l’expression humaine, des valeurs humaines, des concepts, et de la créativité humaine ?
Ma réponse à cette question est que les Africains et Africaines doivent s’atteler, de façon déterminée, à renaître à eux-mêmes, et cette résurgence doit s’appuyer sur les fondements africains classiques. Certaines personnes aiment à parler de renaissance, mais ce mot implique que vous connaissiez déjà ce dans quoi vous étiez né. L’on ne peut avoir de renaissance sans avoir la conscience de ce que l’on a perdu. Qu’est-ce qui doit donc renaître ? Et pourquoi est-ce que cela doit renaître ? La souffrance de l’Afrique a été immense pendant ces derniers 500 ans, et les vicissitudes de l’histoires ont fait que nous n’agissons plus dans notre meilleur intérêt, et que nous ne pratiquons plus nos propres traditions intellectuelles. Le mot résurgence vient du latin resurgere, et signifie “s’élever à nouveau après avoir été presque totalement éteints.” Certains de nos frères et sœurs ne savent même pas qu’ils ont besoin d’être ressuscités, et que cela leur ferait le plus grand bien. Il y en aura aussi, parmi nous, qui participerons à cette opération de résurgence sans en être pleinement conscients ; ils seront influencés par le travail que nous faisons, et l’existence que nous menons.
Notre perte de traditions, de valeurs, de notre sens de direction, de notre sens de mission est réelle et profonde. 500 années d’oppression ont créé un peuple qui commence tout juste à redécouvrir la signification d’une renaissance africaine. Comment pouvez-vous reconquérir le sens profond de votre existence, de votre position culturelle et historique, sans vous livrer à un examen profond de ce que vous avez perdu ? D’autres cultures ont connu, à une époque ou à une autre de l’histoire, une expérience similaire. Elles s’en sont parfois remises, mais parfois, elles ont été détruites, complètement piétinées par les nations conquérantes.
La situation de notre mort culturelle
Ce dont je parle ici, ce n’est pas seulement du continent, car en fait, notre mort culturelle dans la Diaspora est aussi inscrite dans les idées fausses et dangereuses que nous avons adoptées ou développées, dans notre matérialisme servile, nos histoires qui sont celles d’un individualisme obscène, nos vulgarités linguistiques, notre destruction de nous-mêmes dans le contexte capitaliste américain, un contexte dans lequel des enfants noirs, complètement inconscients de leur passé héroïque, parlent d’eux-mêmes en des termes méprisables et terriblement négatifs.
N’est-il donc pas temps que nous ressuscitions ? Vous ne pouvez pas élever votre langage sans élever d’abord votre pensée, et vous ne pouvez pas élever votre pensée si vous n’êtes pas conscients des canons de votre culture. Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, mais en fait, il s’agit de la seule voie possible pour sortir du marécage désolé de notre obsolescence culturelle. Au cœur de cette transformation il y a un renouvellement spirituel. Nous ne pouvons pas oublier ou ignorer les traditions que nos ancêtres ont développées au cours de milliers d’années d’expérience.
La transformation
Ce sont la production et la transmission de motifs, de symboles, et d’idées fondés sur les valeurs les plus durables de nos ancêtres qui nous permettront d’introduire une nouvelle vision des choses dans la société contemporaine. Cela aurait dû être, bien sûr, un processus naturel, mais étant donné nos circonstances politiques, culturelles, et sociales, ce processus naturel est devenu anormal pour nous. Normalement, chaque nouvelle génération évalue et perpétue les idéaux de la génération précédente. Ce lien est un lien organique dans la mesure où nous savons qui nous sommes parce que nous nous savons liés à d’autres. L’innovation s’appuie sur la tradition, et devient elle-même tradition. Ce qui représente une innovation pour une génération donnée devient une tradition pour la génération qui lui succède, et le cycle continue ainsi, à moins qu’il n’y ait rupture, désorientation, et déformation délibérée de ce qui s’est passé afin de conduire un peuple à sa mort psychologique.
Permettez-moi d’introduire, dans l’histoire de notre misère, dans la narration de notre imitation culturelle, de l’anémie de notre être, dans la Diaspora et sur le continent, permettez-moi de faire la suggestion suivante : nous devons avoir recours aux références africaines classiques afin de permettre à l’Afrique de renaître à elle-même. Ce que je veux dire par-là, ce que je veux dire lorsque je parle de renaissance ou de résurgence, c’est que nous, les Africains, devons interroger et situer dans leur histoire les valeurs, les concepts, et les idéaux sans lesquels il ne pourra y avoir de renouvellement d’une société basée sur le meilleur intérêt des Africains. Cette interrogation constitue une véritable révolution.
La crise culturelle
Les implications de cette ère de la renaissance africaine sont multiples et multidimensionnelles. En fait, il me semble que nous avons conscience de ces implications depuis les années soixante, lorsque le Professeur Maulana Karenga nous disait que nous souffrions d’une crise culturelle. Les implications de cette crise culturelle sont énormes dans la mesure où ce que cela signifie c’est qu’il serait impossible de réparer ce qui avait été détruit en une fois. Ce qui serait nécessaire, si nous parlions d’une voiture, ce ne serait pas simplement un règlement du moteur, mais que le moteur soit complètement reconstruit, ou bien que l’on change de voiture carrément, et que l’on en prenne une autre, à notre image.
Kémet comme exemple
Commençons par le commencement : Kémet est la meilleure source à laquelle nous puissions puiser pour notre renaissance, car la position historique de Kémet est indéniable. C’est de là que l’énergie qui a assuré l’expansion d’idées africaines importance a irradié. Il n’y a aucun mystère à ce sujet. De la même façon que la Chine et l’Inde sont à la source des cultures de l’Asie, de la même façon que la Grèce et Rome sont à la source des cultures de l’Europe, Kémet et la Nubie sont à l’origine de bien des idées africaines. La libation, par exemple, que l’on trouve partout en Afrique, fut attestée pour la première fois dans la Vallée du Nil. Nous savons aussi que la momification pratiquée dans la partie orientale du Nigéria vient de la Vallée du Nil. Les conceptualisations totémiques que l’on retrouve en Afrique plus qu’ailleurs, même si on les trouve aussi en Amérique du nord et le Pacifique sud, sont aussi et d’abord attestées dans la Vallée du Nil. Notons aussi que l’idée politique selon laquelle des peuples différents, parlant des langues différentes, et appartenant à des traditions matrilinéaires différentes pouvaient être réunis au sein d’une société unique est aussi une idée que nous devons à la Vallée du Nil. C’est ainsi que la première nation que le monde ait connue est née. Kémet a rassemblé 42 communautés différentes, ethniques si vous voulez, par la volonté d’un roi, Menes, qui les a façonné en une nation unie. Ainsi, Cheikh Anta Diop, le savant sénégalais, avait raison de dire que l’Egypte est à l’Afrique ce que la Grèce est à l’Europe.
Le rôle de Kémet dans la résurgence
C’est la raison pour laquelle je cherche à expliquer la position unique de Kémet dans l’histoire de l’Afrique, et comme source d’inspiration et de génie. La raison pour laquelle Kémet continue à nous captiver c’est bien parce que Kémet s’est montrée capable d’établir et de former grâce à ses profondes découvertes, et pendant une longue période, des civilisations successives.
Le peuple kémétique croyait que la quête de Maat était la justification ultime de l’existence humaine. Il ne nous en faut pas davantage pour comprendre cette quête de Maat. Les Africains des tout débuts, nous ont laissé un héritage qui atteste de la réalisation de Maat sous toutes ses formes. Que nous nous penchions sur la langue, l’architecture, l’art, la politique, la religion, ou les mathématiques, partout nous voyons la grandeur et la majesté de cette quête de Maat. Sans les concepts culturels kémétiques, sans ses formes rituelles, et son idéal moral, nous ne pourrions pas parler de renaissance africaine.
Les Kémites nous ont donné le concept de valeur, Maat, qui était un objectif qu’ils poursuivaient de façon consciente. L’on peut parler de civilisation grecque, juive, chinoise, ou indienne, mais aucune de ces civilisations n’a développé de concept similaire au concept de Maat. Nous savons que ces autres civilisations ont développé leurs propres réponses, valables dans leur propre contexte, à l’environnement et aux autres. Nous savons que si Homère était la première voix grecque à s’élever avec éloquence, que si les Juifs ont produit un système de lois, que si les Chinois suivaient Confucius, tandis que les Hindous étaient à la recherche de Dharma, ce sont les Kémites qui ont affirmé que la plus grande mission qui puisse être, est d’œuvrer pour l’harmonie, et de contrer le chaos. Maat représente la constellation d’un nombre important d’idées de la culture égyptienne [1]. C’est une attitude, une façon de penser et concevoir tout ce qui est. Il est impossible à la culture africaine aujourd’hui de se renouveler sans être revitalisée par ses racines anciennes et classiques.
Etant donné le système culturel pétrifié dont nous les Africains avons hérité de l’Europe colonisatrice, une force historique nous pousse à retourner à l’identité qui était la nôtre avant que nous soyons asservis, afin de nous renouveler. L’esclavage ne peut pas nous revitaliser, il nous faut nous tourner vers la période qui a précédé l’esclavage. Insister sur le rôle de Kémet ne signifie pas que l’on dédaigne les autres cultures de l’ouest, du sud et de l’est de l’Afrique. Pas du tout. Ce dont il s’agit, c’est simplement d’affirmer que ces différentes cultures puisent leur origine dans l’axe classique que représentent Kémet et la Nubie. Pour véritablement connaître la culture yorouba, zoulou, louo, ou akan, pour n’en citer que quelques unes, l’on doit se pencher sur leurs origines, et pour revitaliser ces cultures, l’on doit examiner les traditions canoniques qui les ont précédées. Je sais que les Africains peuvent retourner à Kémet par le biais de cultures contemporaines, mais le résultat final doit toujours être le questionnement de normes, de modèles qui perdurent en art, littérature, philosophie, et éthique, tels que les Africains les ont forgés après des milliers d’années de réflexion. Nos traditions étaient bien en place, bien avant l’arrivée des bateaux négriers des Portugais sur les côtes ouest-africaines, or l’arrivée des Arabes sur les côtes est-africaines. Notre lien avec Kémet, plus que l’objet d’une étude réfléchie, doit devenir une force puissante, un symbole de notre conscience afrocentrique.
Le Défi
Les intellectuels africains ne doivent pas avoir peur de contester le fondement même de l’imposition occidentale sur le reste du monde. L’Occident a puisé dans l’idée d’individualité une grande énergie. C’est la raison pour laquelle, par exemple, la plupart des auteurs européens opposent la Grèce à l’Egypte, sur la base de l’individualité. Pour eux, la société européenne moderne est basée sur le concept grec de l’individu. Ils opposent ce concept au sens africain du collectif comme fondement de l’existence. En fait, Wener Jaeger, dans Paieda, l’a exprimé l’on ne peut mieux lorsqu’il a affirmé que “il ne pourrait y avoir de plus grand contraste entre la conscience aiguë de l’homme moderne, et le sens d’abnégation de l’orient pré-héllenénique, tel qu’il se manifeste en particulier dans la majesté solennelle des pyramides d’Egypte, et des tombes et monuments royaux de l’est” [2]. Du point de vue afrocentrique, et du point de vue des faits, cette affirmation est problématique pour plusieurs raisons. Vous voyez avec quelle aisance Jaeger réduit l’homme moderne à l’homme occidental, et comment la Grèce devient son point de référence pour l’histoire de l’humanité toute entière, quand il utilise le terme pré-héllénique pour séparer des époques historiques. En outre, il élimine l’Afrique et son passé classique en amalgamant l’Egypte et l’orient, en la rapprochant de l’est, alors qu’en fait, l’Egypte est au sud, et est africaine. Ce qu’il considère comme étant de l’abnégation n’est en fait rien d’autre que de l’humilité, une vertu que les Grecs auraient bien fait d’apprendre de leurs maîtres égyptiens. Quel ancien kémite aurait eu l’audace de signer son nom sur une grande oeuvre d’art, ou de se proclamer l’auteur d’une grande oeuvre littéraire sans rendre hommage au rôle des ancêtres et des divinités ? L’individualité est peut-être bien la plus grande forme d’arrogance lorsqu’il s’agit de signatures sur des oeuvres d’art. L’art est, en principe, la combinaison d’idées et de pensées que la vie elle-même nous lègue.
La Dislocation
Les contradictions qui résultent de l’exaltation persistante de l’individu sont multiples. De fausses équations ne peuvent que donner de faux résultats. Ceci est vrai, qu’il s’agisse d’Africains ou d’Européens. Notre problème découle du fait que nous avons souvent accepté les croyances européennes comme s’il s’agissait de nos propres vérités historiques. Nous avons commis une telle erreur parce que nous ne déterminons plus les paramètres de notre propre existence, et parce que nous n’avons pas suffisamment questionné l’histoire de l’Europe. Nous avons, par contre, et nous continuons à questionner notre marginalisation par l’Europe ; en fait, le marginal apparaît souvent comme étant authentique, et nous nous satisfaisons de ce statut.
L’idée de renaissance
C’est pour cela, qu’à mes yeux, l’idée d’une résurgence signifie que nous recherchions les modèles les plus nobles en matière de pensée et de comportement, ceux qui reflètent l’excellence, le bon goût, le jugement critique, la simplicité, l’équilibre, l’harmonie, et la force. Cette recherche signifiera automatiquement l’élimination des discours et du langage vulgaires qui déshonorent nos ancêtres, la fin, dans notre esprit même, des arguments en faveur de la suprématie blanche. La réponse se trouve dans les normes que nous établirons après avoir interrogé les meilleurs modèles de notre passé. Cet appel au passé se situe dans le contexte de notre effort pour nous repositionner comme agents, comme sujets, et non plus comme objets, dans le cadre de notre propre histoire.
La tâche qui nous attend
Notre tache est immense. Nous devons contester le discours selon lequel les sociétés africaines ont étouffé les masses, l’adoration pour le roi était irraisonnée, les responsabilités du roi vis-à-vis de son peuple étaient minimes, et selon lequel dans la société africaine, l’individu était moins que rien. Ce sont là de faibles arguments développés toujours pour mieux faire l’apologie de la Grèce antique comme société idéale.
L’idée qui accompagne ce discours est que Homère et le christianisme sont intimement unis au sein de la culture occidentale. Le christianisme était le programme qui diffusa la doctrine des droits individuels de chaque âme, comme valeur et fin en soi. En outre, il était admis que chaque individu n’avait de comptes à rendre qu’à lui-même. Ainsi, la doctrine grecque de l’individualité se heurte à la notion africaine du collectif.
Alors que ce sont les Grecs qui ont élaboré cette notion d’individualité, c’est à la religion chrétienne qu’il revient d’avoir essayé de résoudre la question de la place de l’individu dans la société. L’on peut aller au paradis tout seul, par soi-même, et laisser les autres aller en enfer. C’est là la conclusion à laquelle les Grecs parvinrent, et c’est en cela que l’Occident établit une rupture radicale dans l’histoire de l’humanité.
Qui est essentialiste, de toute façon ?
Il n’est pas étonnant que les critiques européens post-modernes soient gênés par l’essentialisme exprimé par les défenseurs du paradigme de la suprématie blanche. Jaeger, par exemple, écrit que certaines qualités des Grecs étaient “naturelles, innées” (p. xx). Il s’agit là d’une position essentialiste par excellence. Jaeger est tellement sûr de l’influence kémétique sur la Grèce ancienne qu’il répète une bonne centaine de fois ces mantras de la supériorité blanche, par exemple que les Grecs “ont une compréhension philosophique plus avancée que n’importe quelle nation de la même époque”, ou encore que la notion de “modèle idéal de vie était né en Grèce,” que “les Grecs représentaient l’expression de la perfection humaine,” que “l’esprit grec relève d’un acte miraculeux de création,” et de nombreuses autres platitudes, tout ceci afin d’établir dans l’esprit du lecteur une séparation entre la Grèce et Kémet, la véritable source de tout ce dont Jaeger parle. Il s’agit d’une fabrication d’un mythe, c’est-à-dire la formation ou l’affirmation d’un mensonge comme si c’était une vérité, au point que ceux à qui s’adresse ce mensonge finissent par l’accepter comme vérité. Cela relève de la même démarche utilisée pour nous convaincre que l’Iraq avait des armes de destruction massive, mais, bien sûr, ainsi que vous le savez le vrai problème n’est pas un problème d’armes de destruction massive, mais d’armes de tromperie massive.
Le germe de cette pensée
Mon argument que Kémet doit servir de fondement à la renaissance africaine n’implique en aucune manière l’idée d’un miracle biologique, immutable, similaire à celui posé par les Allemands afin d’expliquer la Grèce ancienne. Ceci dit, je suis conscient de la relation très spéciale que les Kémétiques avaient avec leur environnement, je montrerai comment ils ont utilisé cette relation afin d’avancer leur propre civilisation et nous léguer une science sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour notre renaissance aujourd’hui. Ce que j’essaie de situer, ce sont la vigueur, l’intérêt, le renouvellement, l’énergie morale, l’esthétique, et les principes éthiques que l’on peut identifier comme définitoires de notre époque classique, et comme valant la peine d’être imités.
Déjà à cette époque ancienne, Kémet influençait les autres pays africains, et en fait, Kémet a contribué à civiliser un bon nombre de non-Africains. L’on entend ou l’on lit couramment, sous la plume d’auteurs européens, que Kémet était isolée du rete de la Vallée du Nil, mais cela n’est pas correct, car en fait Kémet entretenait des relations constantes avec les sociétés avoisinantes, qui envoyaient leurs citoyens les plus proéminents étudier à Kémet. Nous savons que Thales, Pythagores, Isocrates, Democritus, Anaximandre, Anxigoras, Eudoxus, et Solon ont tous étudié sous l’égide d’Africains.
En outre, nous savons que le pharaon exerçait son autorité et son influence sur les terres adjacentes, au point qu’au moment de son intronisation des délégations d’ambassadeurs, les mains chargées de cadeaux, venaient participer aux réjouissances, en même temps que le supplier de partager avec leur peuple le don de la vie dont les Egyptiens jouissaient. Les monuments des premières dynasties suggèrent, par exemple, que pendant la période Gerzéenne [1], les Asiatiques s’étaient rendus en Afrique afin d’offrir des cadeaux au Pharaon. Nous savons donc que l’influence de Kémet ne se limitait pas au nord de la Méditerranée , mais en fait s’étendait au sud-ouest asiatique.
Comment initier le processus de notre renaissance
Je voudrais maintenant penser à voix haute, avec vous, à l’initiation de cette science de notre renaissance. Il me reste une dernière chose à faire, cependant. Je dois épeler les conclusions les plus importantes qui ont causé notre chute. J’en offre la liste ici comme un ensemble d’assomptions expliquant pourquoi notre réflexion s’est laissée emprisonner par l’Europe jusqu’à maintenant. Notre hardiesse aurait été considérée comme de la stupidité, ou pire, comme une insulte à nos professeurs, noirs ou blancs, qui ont honoré l’Europe et les Grecs davantage qu’ils n’ont honoré nos propres ancêtres..
Conclusions centrales sur l’Afrique et l’Europe
1. Les africains ont créé des divinités et les grecs ont créé des hommes (Jaeger)
2. Les africains recherchaient le bien collectif, les grecs recherchaient l’intérêt individuel.
3. La plus grande oeuvre d’art, pour les africains, étaient une société harmonieuse ; les grecs, quant à eux, recherchaient l’avènement de l’homme.
4. Le principe intellectuel africain fondamental est Maat ; l’individualisme grec est humanitas, le comportement humain.
Nous devons considérer notre époque classique comme une inépuisable source de force, d’art, de motifs, de processus, de signes, de valeurs morales, et de comportements. Nous ne pouvons pas permettre à l’Europe de spolier l’Afrique de son époque classique. Ce n’est pas que nous cherchions à oublier notre passé sur d’autres continents, mais nous sommes tous les descendants des premiers humains qui ont émergé en Afrique de l’est. Notre héritage s’étend à tout le continent, pas une petite parcelle de l’Afrique. Nous sommes tous africains. A partir du moment où nous en serons convaincus, nous assisterons à une révolution néo-kémétique dans le monde africain. Je crois fermement que cette révolution commencera par un renouvellement de nos valeurs morales.
L’on peut se pencher sur ce point particulier en posant la question suivante : en quoi la pratique morale est-elle affectée par l’adoption de l’idéal kémétique moral ? Cet idéal moral, comme tous les concepts qui relèvent de l’idéal, nous amènera à décrire l’existence guidée par Maat, l’existence maatique. Comment une société maatique répond-elle à l’environnement, aux relations, à la politique internationale, à l’oppression raciale, aux luttes de classes entre les riches et les pauvres, aux conflits inter-ethniques, à l’oppression sexuelle, à la pollution de la mer et de l’air ?
Deux possibilités se présentent à nous afin d’appréhender le concept d’idéal. On peut l’approcher comme un modèle, c’est-à-dire comme une norme qui doit être suivie. Ou bien, l’on peut l’approcher comme un thème qui fournit une orientation, une direction. Je voudrais insister sur cette deuxième approche, sur la notion d’idéal comme point de départ, comme thème. Il est très important que l’idéal en question ne soit pas un concept mort, mais vivant, vital. Il devient alors possible que cet idéal régénère les idées et concepts dont nous avons besoin pour une renaissance africaine. Permettez-moi de penser à nouveau à voix haute, et de questionner mon propre raisonnement en suggérant que ce dont nous avons peut-être besoin, c’est d’une résurgence, de nous lever à nouveau. Nous avons en fait besoin de nous relever après avoir connu la quasi-extinction de nos formes culturelles et de nos idées canoniques afin de renaître en tant que peuple proactif, et efficace, et profondément engagé à se réformer. J’en appelle donc à une résurgence, une résurgence massive de l’Afrique, afin que nous mettions un terme à la désuétude morale, politique, et culturelle de ces 500 dernières années. Je ne dis pas que nous avons été complètement éliminés, mais ce que je dis c’est que l’éducation de nos enfants ne sera jamais complète tant que nous n’appréhenderons pas correctement notre propre passé et nos propres traditions classiques.
Tout ce que j’ai fait sur le plan intellectuel, pendant ces 30 dernières années, m’a conduit à réaffirmer la présence de l’Afrique dans l’arène intellectuelle. Cela signifie, bien sûr, qu’il m’a fallu regarder de près l’histoire et la culture africaine et africaine américaine, afin de pouvoir mener à bien cette affirmation. Lorsque j’ai donné à mon livre pour les écoles le titre L’Afrique Classique, c’était dans le but bien précis de suggérer que nous pouvions éduquer nos enfants autrement. La création du programme de doctorat en Etudes Africaines Américaines n’a pas été une mince affaire, mais je me suis acharné afin de démontrer qu’il existait un important corpus d’informations qui n’avait pas été étudié au niveau supérieur. Je porte les cicatrices des combats multiples que j’ai dû mener, des intrigues montées contre moi, et des trahisons dont j’ai souffert, au cours de cette lutte pour institutionnaliser un programme de doctorat afrocentrique en Etudes Africaines Américaines. Lorsque j’ai créé et commencé à éditer le Journal of Black Studies (Journal d’Etudes Noires) avec Robert Singleton, c’est précisément parce que j’avais la conviction que nous devions contrôler les instruments de notre recherche. C’est pour cela que nous avons créé le Journal of Black Studies, en 1969, afin d’explorer les phénomènes africains. Le Journal est maintenant publié sur 4 continents, et est lu par plus de 3500 personnes. La publication de mon livre, Afrocentricity, en 1988, et l’élaboration de l’Afrocentricité comme perspective philosophique, devaient servir à nous projeter comme sujets de notre propre histoire.
Il y a 5 ans, j’ai écrit un article en anglais pour la revue internationale Diogène, et ai inclus un résumé en 2 langues, en twi et en ébonique. Mon but était de positionner la culture africaine américaine, sous sa forme linguistique, dans un journal international, afin de répudier l’idée selon laquelle notre langue ne pouvait être utilisée dans une revue savante. Il s’agit peut-être bien d’une des choses les plus audacieuses que j’ai faites jusqu’à maintenant. Je fais cette diversion simplement pour dire que nous devons construire sur les fondements qui sont les nôtres, et que si nous ne connaissons pas ces fondements, nous devons tout faire pour les découvrir.
Trouver des exemples
De toute évidence, toutes les formes de renaissance, qu’elle soit africaine, asiatique, ou européenne, puisent dans le passé, et redécouvrent parfois parmi les idéaux rejetés parce qu’apparemment devenus inutiles, des points de repère qui serviront de points de départ et de points d’arrivée. La résurgence du monde africain doit commencer par une résurgence de la pensée, de la philosophie, de l’éthique, et des objectifs moraux africains.
Il est possible de parler de la régénération et de la revitalisation de Kémet pendant toute son histoire. Nous savons, par exemple, que Kémet a connu plusieurs périodes pendant lesquelles les leaders intellectuels et spirituels ont du se mettre ensemble afin de se souvenir de ce qui avait été écrit dans les livres anciens. Ces périodes étaient des moments de réforme, de cultivation, et de renouvellement. Il était nécessaire pratiquement après chaque guerre ou période d’occupation de repenser l’histoire et la mission du peuple kémite. Après 246 années de servitude et de brutalités, nous n’avons jamais entrepris de thérapie collective, et lorsque nous sommes capables de réfléchir à notre passé, c’est pour être aussitôt bombardés par des images de Sambo, par la bible, et nous retrouver à la périphérie de notre propre histoire. L’autre jour encore, Michael Dyson a utilisé des mots totalement dégradants pour parler de nous, et pourtant, lorsqu’il a eu fini de parler, le public noir l’a applaudi avec enthousiasme. Pourquoi une telle chose est-elle possible ? Où est donc l’élaboration d’un nouveau système de valeurs fondé et ancré dans les sphères les plus hautes de notre culture ? Oui, le moment de notre résurgence est bel et bien arrivé.
Piankhy, un roi du sud, unit Kémet sous contrôle nubien, et devint le prédecésseur de la 25ème dynastie. Il vainquit Tefnakht, le prince de Sais, et le força à se rendre, mais certaines régions de Kémet ne s’étaient toujours pas soumises. Il fallut les efforts d’un autre roi pour parachever la conquête. Ce roi s’appelait Per-aa Shabaka. C’est lui qui gagna le contrôle total et permanent de Kémet et de la Nubie. Mais c’est Taharka, cependant, qui, plus que tout autre, chercha à restaurer la grandeur passée de Kémet. Le pays souffrait encore des effets de la période d’instabilité qu’il venait de traverser, de l’épuisement après les efforts de guerre, une crise foncière, et un retranchement intellectuel. Amen avait perdu la très haute place qu’il occupait dans le cœur des citoyens, la corruption des prêtres était courante, les statues des grands rois et des grandes reines gisaient dans la souillure, certaines de ces statues avaient même été profanées. Taharka consulta les sages de Waset, il restaura les systèmes qui avaient été abandonnés, instaura un retour à la consultation des livres anciens, and inaugura en fait une renaissance de son peuple. Maulana Karenga explique comment “les Nubiens se percevaient comme restaurateurs de l’ancienne tradition kémétique. Ainsi, en architecture et en littérature, ils ne ménagèrent aucun effort pour maintenir la tradition, et créèrent par-là même une renaissance de la culture égyptienne ancienne” (p. 104). Pourquoi ne pouvons-nous en faire autant ?
Comment contribuer à la résurgence africaine
Qu’est-ce qui est nécessaire pour qu’une renaissance africaine ait lieu, maintenant que Maat a été délaissée, maintenant que les principes artistiques de Kémet ont été banalisés, que nos relations avec nos ancêtres ont été affaiblies, et que nos esprits ont été corrompus par des parodies d’existence ? Depuis notre expérience de l’esclavage européen, de la colonisation européenne, nous vivons dans la confusion, désorientés, hors de notre propre centre, disloqués, et incapables de contribuer aux sociétés auxquelles nous appartenons par la naissance et la culture. Apporter une contribution à l’Amérique ne signifie pas que l’on doive devenir blanc. Apporter une contribution à l’Amérique ne signifie pas que l’on doive abandonner sa maman, cela ne signifie pas que l’on doive se hair, détester la couleur de sa peau, son histoire, son peuple. La haine de soi n’et pas un signe de succès, c’est la plus grande forme d’échec.
Quelques lieux communs kémétiques
1. le jugement après la mort est symbolisé par l’équilibre des bras de la balance
2. il y a concept d’éternité, ankh neheh
3. la présence de l’eau au tout début comme source de la création tout entière
4. Ra comme maître de l’univers
5. la valeur de la fertilité et de la reproduction
6. la validité écologique du système totémique
7. la protection et les soins accordés aux anciens
8. l’amour des livres
9. ce qui est juste rend les faibles plus forts que ceux qui sont puissants
La beauté de ces idéaux kémétiques réside dans le fait qu’ils correspondent aux idéaux d’autres traditions africaines. C’est pour cela que Karenga remarque que Maat, en tant que loi naturelle et ordre naturel, est reflétée dans d’autres traditions, notamment celle des Dinkas, pour qui cieng est un concept d’ordre moral. Comme verbe, il signifie “vivre ensemble, mettre en ordre.” Comme nom, il représente “la morale, le comportement, les coutumes, la force de la loi, la façon de vivre et d’être” [1].
Comment des formes populaires s’établissent à partir de formes anciennes
Est-ce que vous vous souvenez comment Picasso, Modigliani et d’autres artistes européens furent inspirés par les thèmes de l’art africain, en particulier les masques africains, au début du 20ème siècle ? Vous souvenez-vous comment ils créèrent une forme totalement nouvelle d’art européen en peignant les formes abstraites à trois dimensions de l’art africain ? Ce que je suis entrain d’essayer de dire, c’est que dans toutes les civilisations classiques, l’on peut trouver de l’inspiration, fondée sur un thème, un point d’orientation. Il n’y a aucune raison pour laquelle les Africains ne peuvent pas suivre la voie établie par nos ancêtres. Au 19ème et 20ème siècles, les Européens connurent une période de retour à la civilisation grecque, qui déboucha sur la construction de structures de Parthénon, comme à Nashville, Philadelphie, et dans d’autres villes. Ils ont créé des groupes de fraternité et de sororité grecs, donné des noms grecs à leurs institutions, organisé des expositions de sculpture grecque, tout ceci pour attester de leur renouvellement. C’était une renaissance.
Aujourd’hui, la civilisation chinoise connaît une renaissance de la dynastie Ming, telle que les Chinois sont inspirés par les styles, les concepts, les modèles et les valeurs de la dynastie Ping. Leurs nouvelles villes, qui grimpent vers le ciel, sont pleines de motifs, de modèles et de symboles Ming. Ils ont trouvé le moyen de ressusciter leurs ancêtres à travers des réalisations architecturales contemporaines. Les nouveaux jardins, publics ou privés, suivent le modèle des anciens jardins du Palais d’Eté. Les réalisations contemporaines, en matière d’art et de culture en général, sont ancrées dans les traditions classiques des Chinois. C’est une source de résurgence.
Les rapports humains
Ceci est le domaine de l’éthique, de la morale, et des valeurs car tous les rapports humains doivent être guidés par Maat. C’est la raison pour laquelle il est dit que la seule nourriture qui convenait aux dieux était Maat, ou bien encore que seule Maat existait au moment de la création. Les rapports que nous entretenons doivent prévenir le chaos. De façon personnelle, nous pouvons recréer un monde au sein duquel les assauts d’une force brutale contre des personnes sans défense sont critiqués et condamnés, un monde où la pollution de l’air est considérée comme étant un crime, où l’injustice est démasquée, et où le terrorisme d’état est dénoncé avec la même vigueur que les actes terroristes individuels. Et que diriez-vous d’une résurgence qui fait du noir un paradigme d’excellence, de morale, qui veut que lorsque l’on dit le mot noir l’on indique automatiquement ce qui est bon, ce qui est juste, profondément moral, véritablement monumental. Ne devrions-nous pas tenter l’impossible afin d’atteindre les sommets atteints par nos ancêtres ? Si nous essayons d’attraper les étoiles, et nous retrouvons sur la lune, nous nous serons assurément élevés au-dessus du niveau terrestre.
Le sage ancien disait, “Sauvegarde-moi des messagers de la méchanceté, qui infligent des punitions, et dont le visage n’exprime aucune pitié” [2]. Nous serons sauvés de l’oppression que nous subissons lorsque nous devenons conscients de la tâche à laquelle nos ancêtres veulent que nous nous attelions. C’est à ce moment-là que nous assisterons à une véritable renaissance, c’est-à-dire, à une résurgence de l’Afrique.
Références bibliographiques:
[1] (Karenga, p.9)
[2] (Chapitre 25, Coming Forth)
http://www.africamaat.com/L-Afrocentricite-et-la-Resurgence?artsuite=3 |
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