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Le racisme au travail




Par par Emmanuelle Veil et , publié le 09/03/2000


Discrimination à l'embauche, plaisanteries douteuses, injustices... Insidieuse ou flagrante, la xénophobie perdure dans l'univers professionnel et ce en dépit de la loi. Certaines entreprises réagissent

«Des patrons me disent carrément: ?Je ne veux pas de Noirs ni d'Arabes.? Si je n'obéis pas à leur attente, ils vont voir ailleurs, je perds de l'argent...»

Voilà comment cette recruteuse d'une petite société d'intérim, qui jure ne pas être raciste, en vient finalement à écarter les candidats ayant la peau foncée. Tout en regrettant qu'on lui fasse faire le «sale boulot», elle assure qu'elle n'a malheureusement pas le choix. La ségrégation dans le monde du travail fonctionne souvent ainsi, sans l'intervention d'acteurs délibérément racistes.

Explications de Stéphane Larignon, chargé des libertés à la CFDT: «Les logiques discriminatoires s'enchaînent. Les jeunes issus de l'immigration sont trop souvent rejetés par les systèmes de formation professionnelle, par les sociétés d'intérim, par les recruteurs. Tout cela est invisible.» Seules quelques rares statistiques révèlent le phénomène. L'enquête menée par l'Afij (Association pour faciliter l'insertion professionnelle des jeunes diplômés) auprès de jeunes diplômés de bac + 2 à bac + 5 résidant dans les quartiers en difficulté de Marseille, Toulon et Tours montre que les jeunes Français de souche s'insèrent mieux que ceux issus de l'immigration: 54% des premiers ont un emploi, pour 49% des seconds. L'étude révèle surtout que ces derniers ont, en général, des contrats plus précaires et sont moins bien payés.

«Ils doivent être meilleurs que les Français de souche»

Chose vue: la scène se déroule dans la filiale d'une importante SSII (société de services et d'ingénierie informatique).

Ce matin-là, 12 managers examinent les dossiers de candidature d'ingénieurs en informatique. Au fur et à mesure de la réunion, ponctuée par les blagues racistes du directeur général et les rires de ses subordonnés, tous les candidats portant des noms à consonance étrangère sont éliminés.

Sauf un, surdiplômé, dont le parcours brillantissime parvient à faire oublier les origines africaines. Tel est le lot des jeunes issus de l'immigration: «Ils doivent être meilleurs que les Français de souche pour convaincre un employeur», confirme Florian Mantione, directeur d'un cabinet de recrutement (voir aussi l'interview de Mohamed El Ouahdoudi).

Kone Cheikh, titulaire d'un diplôme d'études comptables et financières, raconte son histoire. Après trois années passées à chercher un poste de comptable, trois années au terme desquelles il était même prêt à accepter un poste d'assistant payé 4 000 F par mois, il a dû se rendre à l'évidence: il ne trouverait jamais un emploi conforme à son diplôme. «Pour survivre pendant cette période, j'ai été vigile, homme de ménage. Pour ces boulots, je n'ai eu aucune difficulté. J'en suis venu à penser que décrocher un poste à responsabilité est presque impossible pour un Noir.» Désenchanté, le garçon a postulé pour un emploi-jeune d'aide éducateur dans un quartier difficile. Il a été embauché.

Même lorsqu'ils sont engagés, bien des immigrés restent souvent sous pression. Victimes, comme Farid Benzaï, de mauvais jeux de mots: téléacteur chez un câblo-opérateur, il est systématiquement baptisé «Banzaï!» par sa chef d'équipe. C'est drôle au début, mais la répétition mine le moral. Pour éviter ce type de rejet, Mohammed Hajji a changé de prénom lorsqu'il a acquis la nationalité française: il est devenu «Alain». «Sans cette modification, je n'aurais jamais pu faire carrière», assure cet homme, directeur d'un cabinet d'expert-comptable à Montpellier et récemment encore président de région du Centre des jeunes dirigeants. Il s'avoue inquiet pour l'avenir professionnel de ses enfants, à qui il a donné des prénoms marocains. Souhaitons qu'ils ne connaissent pas le sort de Nora, fille de harkis, comptable durant deux ans dans une entreprise de transports.

Des collègues passaient près d'elle et disaient tout haut: «Pas d'Arabes dans les bureaux, pas d'Arabes dans les bureaux...» Nora supportait, tant bien que mal. Mais quand l'entreprise a été liquidée et le personnel licencié, l'injustice a été trop flagrante. Nora fut la seule personne à ne pas toucher d'indemnités, alors que tous les autres salariés avaient perçu 70 000 F de prime de départ. Stupéfaite, cette mère de famille alla voir le directeur des ressources humaines, qui lui répliqua: «De toute façon, ce sont des gens comme vous qui vont aux prud'hommes.»

Conscients de la gravité des discriminations raciales dans le monde du travail, les associations et les pouvoirs publics réagissent. SOS-Racisme a lancé à l'automne dernier une campagne d'affichage et organise des testings surprise dans des entreprises. L'Observatoire des discriminations, créé il y a quelques mois, poursuit sa démarche de mobilisation des acteurs sociaux sous l'impulsion du sociologue Philippe Bataille, auteur d'un ouvrage de référence sur le sujet (1).

Très préoccupée par le problème, Martine Aubry compte prochainement renforcer la législation (voir l'encadré page 145). Elle participera le 18 mars avec d'autres ministres aux assises de la citoyenneté et de la lutte contre les discriminations, grande manifestation destinée à dresser un bilan des actions entamées. Signalons encore qu'à l'automne dernier, au sommet européen de Tampere (Finlande), le Conseil européen a demandé à la Commission de présenter des propositions de mise en ?uvre de l'article 13 du traité d'Amsterdam, qui condamne «toute discrimination fondée sur la race ou l'origine ethnique, la religion ou les croyances (...)».

Mais certaines entreprises n'attendent pas les mesures officielles pour réagir contre ce racisme latent. Chez McDonald's, par exemple, on affiche sans détour une politique de recrutement non discriminatoire. Ne serait-ce que parce qu'on tient à ce que les employés ressemblent à la clientèle: «Notre intégration dans les quartiers passe par un recrutement local», explique Véronique Bobin, manager des ressources humaines, qui assure que, «dans la tradition américaine, si on a des aptitudes, peu importent les origines».

La philosophie de Bayard Presse, groupe de presse catholique, n'est pas très différente. Le désir du DRH, Ghislain Lafont, est que les effectifs de Bayard soient à l'image de la société française.

Recrutée il y a peu de temps comme assistante dans un magazine à destination de l'Afrique, Françoise Mesnage témoigne de l'atmosphère d'ouverture qu'elle a trouvée chez Bayard. Un contraste énorme avec l'attitude de ses employeurs précédents, qui la harcelaient de plaisanteries quotidiennes à propos de ses origines camerounaises: «Les Noirs sont nonchalants», «Vous marchez doucement», «Vous vous croyez au soleil, ici». Des paroles qui blessent et ne s'oublient pas.

Pour avoir lui-même dû affronter l'antisémitisme de collègues ou de supérieurs lorsqu'il était ingénieur commercial, Antoine Aronin, aujourd'hui PDG de la SSII Algoriel, est très attentif à ce qui se passe dans sa société.

Il vérifie régulièrement que la proportion de CV reçus par rapport aux recrutements est équilibrée entre «blacks, blancs et beurs», et qu'il n'y a pas de discriminations dans l'échelle des salaires. «La personne garante de l'équilibre chez Algoriel, c'est Antoine lui-même. Il ne tolère pas le racisme», explique Khaled Benadderahmane, ingénieur commercial responsable d'une équipe de consultants.

Ce jeune homme affirme qu'en l'engageant Antoine Aronin a pris le risque de perdre quelques contrats. Il arrive en effet que des clients se raidissent en apprenant ses origines algériennes. Algoriel «est plus axée sur les relations humaines que sur le profit», remarque Khaled Benadderahmane. Une attitude éthique qui n'empêche pourtant pas l'entreprise de se développer à une allure record: son chiffre d'affaires a doublé en deux ans, comme ses effectifs!

Reste à savoir si, au-delà de toute considération morale, les réticences et pratiques discriminatoires de certains recruteurs pourront survivre à la pénurie croissante de main-d'oeuvre qualifiée.

http://www.lexpress.fr/emploi-carriere/le-racisme-au-travail_494143.html

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