M.O.P. Super Posteur
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Posté le: Dim 30 Mai 2004 18:15 Sujet du message: Elite tropicalisée: intellectuellemt et scientifiquemt naine |
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http://www.quotidienmutations.net/cgi-bin/alpha/j/25/2.cgi?category=all&id=1085747083
L’élite tropicalisée est intellectuellement et scientifiquement naine
Ambroise Kom : Le drame de l’élite camerounaise
L’université au Cameroun perpétue l’entreprise coloniale. Sans légitimité, l’élite pille les ressources collectives et consomme des articles qu’elle ne produit pas
entretien mené par Claude B. Kinguè
Ambroise Kom
L’élite tropicalisée est intellectuellement et scientifiquement naine
L’étiquette d’élite est l’une des plus revendiquée chez nous. De votre point de vue, une élite qu’est-ce que c’est ?
Je ne pourrai vous dire que le peu que j’en sais et qui relève du langage populaire. Comme vous le savez sans doute, je descends des montagnes de l’ouest Cameroun. Dans notre coin de pays, on parle de deux types d’élites. Le premier type renvoie aux personnes qu’on interpelle lorsqu’il s’agit de réaliser des projets de développement d’infrastructures collectives telles que l’électrification ou l’adduction d’eau villageoises, la construction d’écoles, des centres de santé, etc. Pour ce faire, on fait généralement appel à l’élite, entendue comme la diaspora urbaine, ayant les moyens de contribuer de manière significative à ce genre d’entreprises. Commerçants, artisans, professionnels et intellectuels de toutes catégories se font un devoir d’intervenir pour l’amélioration des conditions de vie en milieu rural. À cette occasion, seul le poids de votre porte-monnaie importe si l’on veut appartenir à l’élite. Il arrive même qu’il y ait des éclats de voix entre les ressortissants d’une communauté du fait que telle ou telle autre personne qui prétend être un grand intellectuel peut à peine rivaliser avec tel artisan ou tel autre entrepreneur/commerçant qui ne paie pourtant pas de mine. Dans ce milieu là et à ces occasions-là, on comprend mal qu’on puisse être intellectuel et ne pas peser lourd, financièrement parlant. Difficile de s’expliquer qu’on puisse être élite et désargenté ! Voilà pour ce qui est de l’acception courante.
Pour nombre de personnes cependant, l’élite est synonyme de diplômés, qu’il s’agisse de diplômés d’université ou autres. Ici, c’est le bon vieux concept "d’évolués" de l’époque coloniale qui reprend ses droits. Quiconque a eu la possibilité d’aller à l’école est une élite, car l’imagination populaire vous situe plus proche du "maître" blanc que le reste. Savoir lire et écrire vous installe ipso facto dans la catégorie de l’élite intellectuelle. Raison pour laquelle, les diplômés d’université et assimilés se sont mis à revendiquer, tambour battant, le statut d’élite intellectuelle ou simplement d’intellectuels. Mais avoir un diplôme d’université vous donne-t-il droit au statut d’intellectuel ? Pas nécessairement, à mon avis. Le statut d’intellectuel a toujours été réservé à une catégorie d’individus jouant des rôles spécifiques dans la société. Pas mal de chercheurs et de théoriciens ont traité du sujet. Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, Edward Said, Noam Chomsky, etc. ont beaucoup écrit sur le sujet.
Quels sont ces rôles auxquels correspond le statut d’intellectuel ?
Chomsky l’a dit : un intellectuel, c’est quelqu’un qui a pour devoir de rechercher la vérité et de la dire, quoi qu’il puisse lui en coûter. Et c’est bien le cas, non seulement de Fanon, de Sartre, de Said et de Chomsky mais plus près de nous, de Philombe, de Mongo Beti, de Tchuindjang Pouémi, pour ne citer que quelques disparus.
Au-delà de la confusion autour de ces notions, c’est quand même à l’université, plutôt que dans les marchés ou dans les " quartiers " que se forme l’essentiel de l’élite locale…
Certes, le rôle de l’université ici est essentiel. Encore faut-il qu’on s’entende sur ce qu’est l’université. Dans notre pays, on prend un peu trop vite le concept d’université comme un acquis. De la sorte, on en arrive à penser que le Cameroun, lui aussi, est nanti d’un réseau d’universités. Ce dont je doute. Car je continue de penser que faute de nous être approprié l’université installée chez nous, il n’y a pas encore d’université camerounaise, à proprement parler. Évidemment il y a des universités au Cameroun mais leur camerounité est loin d’être apparente. L’université qui est au Cameroun est un héritage du pouvoir colonial qui a créé cette institution ici pour former des cadres susceptibles de poursuivre son entreprise en gérant sous la supervision du maître, le rôle d’administrateur délégué du territoire. Personne ne nous a consultés pour ainsi définir la fonction de l’université, et tout indique que nous n’avons rien fait depuis les indépendances pour remettre en question cette fonction originelle. Je dis donc qu’il n’y a pas encore d’université camerounaise, bien qu’il y ait des universités au Cameroun. Nuance !
Cela dit ... ?
Le rôle de l’université dans la formation de l’élite me semble donc assez ambigu. Car à quoi nous sert une élite, certes formée en postcolonie, mais dans le but de poursuivre le travail du colonisateur d’hier ? Quel rôle joue-t-elle dans la société camerounaise sinon celle de marionnettes, de " mimic men " pour emprunter une expression courante chez les anglo-saxons ? À quoi nous sert une élite formée qui, au lieu de chercher à poser les questions essentielles de notre condition et de notre être dans le monde, se contente de singer le maître ? Tant et aussi longtemps que nous n’aurons pas remis en question le fondement même de la formation universitaire dans notre pays, l’élite qui en sort demeurera problématique.
Avons-nous jamais pensé et repensé l’université en fonction d’un projet de développement qui nous soit propre ? Non. Quand nous l’aurons fait, nous saurons alors quel type d’individu, quel genre d’élite former pour piloter nos efforts de développement social, politique, économique et culturel. Comme le suggère Edward Said dans son célèbre ouvrage, Culture and Imperialism, " Nations are narrations ", les nations sont des narrations. En clair, une nation s’écrit comme une narration. Il faut donc savoir ce qu’on met dans l’exposition, dans l’intrigue et quel est le dénouement anticipé. Il faut donc un projet dûment construit. C’est dire que si nous avions conçu notre nation de cette manière-là, avec des institutions conséquentes pour prendre en charge les différents secteurs de notre quotidien, nous aurions défini les éléments de l’exposition, nous aurions mis en place les ingrédients de l’intrigue et aurions pu prévoir le dénouement. Avons-nous vraiment jamais posé les questions de ce type? D’où venons-nous, Où allons-nous ? Quel chemin empruntons-nous ? En définitive, quel est notre projet de narration ? L’université dûment repensée aurait dû faire partie de ce projet.
Il y a pourtant eu une réforme de l’université en 1993...
Je l’ai dit et redit. Il n’y a jamais eu de véritable réforme de l’université au Cameroun. Pour des raisons politiques, il y a eu, une nuit de 1993, en pleine année scolaire, balkanisation, déconcentration de l’université de Yaoundé. Au lendemain de la proclamation du processus démocratique, la concentration de près de 50 000 jeunes gens et jeunes filles sur le campus de Ngoa-Ekelle, avec des revendications multiformes, posait un problème sérieux au pouvoir en place. Raison pour laquelle, on a décidé de multiplier les campus pour disperser les étudiants et pour réduire la pression/tension. Tout cela s’est fait dans la précipitation. En terme de réforme, c’était un simple bricolage.
Si l’on devait procéder à une véritable réforme de l’université, cela se serait passé autrement. Il se serait agi en quelque sorte d’une micro-narration pour rester dans la logique de Said. La préparation d’une réforme prend du temps car il convient de définir les objectifs à atteindre en fonction des moyens matériels et des ressources humaines disponibles.
J’ai enseigné au Maroc au début des années 1980. J’ai eu la chance d’arriver à l’Université de Rabat juste au moment où le gouvernement du Roi Hassan II préparait la réforme de l’université et la création de nouveaux campus. Mandat avait été confié à Rabat, l’une des plus anciennes institutions du pays, de former les enseignants pour les nouvelles universités. Le programme de formation de jeunes assistants mis sur pied à l’époque permettait de recruter sur concours des candidats au 3è cycle qu’on préparait en deux ans pour aider à l’encadrement de jeunes étudiants de premier cycle tout en préparant leur thèse. Certes, le système n’était pas parfait, mais il avait au moins l’avantage d’avoir été pensé par une équipe qui supervisait le projet et pouvait y apporter les correctifs nécessaires.
Nous qui étions enseignants à l’Université de Yaoundé en 1992, savions qu’il y avait un déficit d’enseignants dans toutes les Facultés. Or, du jour au lendemain, on est passé de un à six campus, en multipliant les postes de responsabilité assumés par des enseignants. Au lieu donc de chercher à augmenter le nombre d’enseignants pour ne traiter que de cet aspect-là, on le réduisait de manière drastique en multipliant presque par ‘n’ le nombre de recteurs, de vice recteurs, de doyens, vice doyens et que sais-je encore ? C’est dire que le legs colonial, l’Université fédérale de 1962, a été désintégrée en 1993, sans être remplacée par quoi que ce soit de conséquent. Un peu plus de dix ans après la pseudo réforme de 1993, on assiste à une espèce de chaos généralisé. Ce que nous appelons université aujourd’hui dans ce pays ne ressemble en rien à son ancêtre métropolitain et n’a aucune identité personnelle. De nouveau, les effectifs sont on ne peut plus pléthoriques ; les infrastructures sont désuètes et insuffisantes, les équipements pédagogiques sont obsolètes sinon inexistants ; le corps enseignant est insuffisant et passablement démobilisé… Bien plus, le projet pédagogique est nébuleux et ne répond pour ainsi dire à aucune demande spécifique pour le développement du pays.
Que fait donc l’université au Cameroun ?
Pas grand chose à vrai dire. Les campus s’apparentent à d’immenses parcs mal gérés. On y accueille des milliers de jeunes dont quelques uns ont véritablement soif de connaissance. Mais le plus souvent on les laisse sur leur soif. Nombre d’enseignants sont sur le campus, juste en attendant d’être nommés ailleurs. Ceux qui ont la volonté de jouer pleinement leur rôle se heurtent aux insuffisances signalées précédemment. Par ailleurs, les étudiants nous parviennent extrêmement mal équipés pour des études universitaires. Et l’environnement qu’ils découvrent ne les aide pas à s’améliorer. L’enseignement universitaire a énormément évolué au cours des 20 dernières années avec l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Mais ici, nous continuons d’enseigner avec un bout de craie et un tableau noir souvent mal peint. Rétroprojecteurs, ordinateurs, vidéo projecteurs sont absents de notre univers. En conséquence, les enseignements de type audiovisuel sont exclus. Nombre de campus n’ont pas de bibliothèques opérationnelles alors que la plupart des étudiants n’ont pas les moyens de se procurer la documentation nécessaire à leur formation. Pourtant, nous sortons tous les ans de nombreux diplômés. Pas étonnant qu’ils maîtrisent à peine 20% du bagage qui aurait dû être le leur. Et comme ils n’ont pas d’éléments de comparaison, ils sont fiers comme des paons.
C’est un grave problème pour l’ensemble du corps social. Du fait de l’environnement, l’étudiant que nous formons est un bricoleur qui n’a aucune humilité face à l’immensité du champ de la connaissance. Il court après le diplôme et n’écarte souvent aucun stratagème pour l’obtenir, sous prétexte qu’il en a "simplement" besoin pour aller se ‘débrouiller’. Comment lui en vouloir ? Ne vit-il pas dans une société ou feymania et autres réseaux occultes font croire que la réussite n’est point synonyme d’effort ? Mutatis mutandis, combien d’enseignants ont véritablement le cœur à l’ouvrage ? Ils sont tous ailleurs. Ils se préoccupent d’autres choses.
De quoi, précisément ?
De leur survie, pardi ! Avant la baisse des salaires de 1993, baisse à la quelle sont venus s’ajouter la dévaluation de 1994 et le désordre social engendré par une démocratisation mal engagée et à jamais inachevée, être enseignant d’université était un statut enviable et même envié dans la société. Depuis ces événements, l’enseignant d’université n’a plus que le grade (passablement dévalué lui aussi) que nombre d’entre eux sont prêts à monnayer sans état d’âme, nécessité oblige. Avant 1993, l’enseignant d’université pouvait échapper au chantage alimentaire et se permettre de penser librement. Ses revenus et les avantages connexes (logement de fonction, crédits et missions de recherches, etc.) pouvaient lui permettre de subvenir à ses besoins essentiels. Il pouvait donc vaquer tranquillement à ses occupations. Après les réductions de salaire de 1993, la dévaluation de 1994 auxquelles il faut ajouter l’inflation galopante, tout s’est gâté. Joindre les deux bouts est devenu une préoccupation de tous les instants. Bien que les pouvoirs publics donnent l’impression d’avoir fait un effort dans le sens de l’amélioration, la condition de l’enseignant demeure précaire, eu égard à ses besoins en équipement pédagogique et en documents de recherche. Qui plus est , nombre d’entre eux ont du mal à se remettre de la démobilisation des années 1990 et des frustrations qu’engendre une gestion nébuleuse des carrières. Conséquence : pas mal, surtout ceux qui n’ont pas de postes de responsabilités, sont là de corps. Mais l’esprit est ailleurs.
Cette misère de situation peut-elle expliquer l’empressement des enseignants à quitter l’université pour des postes administratifs et à se comporter comme si l’institution n’était plus qu’une salle d’attente ?
Il faudra un jour inviter les sociologues à faire une étude d’envergure sur l’impact des événements sus-cités sur le corps enseignant et sur le corps social dans son ensemble. Depuis 1993, en effet, quiconque était proche du pouvoir a déployé, avec des succès divers, un supplément de charme pour être mieux perçu et, éventuellement, obtenir quelques postes à prébendes. Ceux qui se croient damnés, c’est-à-dire à jamais exclus de la mangeoire pour l’une ou l’autre raison, s’adonnent à quelques activités parallèles (affaires, consultance, vacations, créations d’ONG, etc.). De ce point de vue, en effet, l’université s’apparente à un simple lieu de passage, à une salle d’attente. On y est en espérant d’entrer dans les cercles du pouvoir, en attendant de créer son affaire ou d’être invité à joindre telle ou telle autre structure privée, régionale ou internationale. L’enseignant est en transit sur le campus. Quelques-uns se battent encore pour changer de grade, mais comme le grade ne nourrit plus véritablement son homme, on s’adonne à l’exercice, juste pour voir passer le temps.
Quant aux étudiants, comment expliquer qu’à peine arrivés à l’université, ils veuillent en repartir, chercher fortune ailleurs eux-aussi ?
Il est important de souligner que les jeunes qui arrivent à l’université aujourd’hui sont, sauf exception, nés dans les années 1980. Peu d’entre eux connaissent l’histoire de l’enseignement supérieur au Cameroun. Du fait que les événements du début des années 1990 demeurent flous dans leur esprit, nombre d’entre eux continuent de percevoir l’université comme un sésame. À l’instar des parents de certains d’entre eux, ils viennent chercher les parchemins qui leur permettront d’entrer dans l’élite. Mais très vite, c’est la désillusion. Du fait des problèmes de transport urbain et de l’étroitesse des amphis, il faut se lever de bonne heure pour avoir une place assise en classe. Le matériel de travail manque cruellement. Pareilles conditions de travail, on s’en doute, n’engendrent que de médiocres résultats et vous installent dans l’impasse. Comment donc assouvir son ambition de faire un jour partie des happy few qui mènent une vie ostentatoire même s’il est parfois difficile de dire d’où leur viennent les moyens de leur grand train? En désespoir de cause, nombre d’entre eux croient qu’il vaut mieux partir. Mais comme quitter le campus pour essayer d’entrer dans les cercles du pouvoir n’est pas aisé, certains caressent le rêve de l’aventure migratoire. Raison pour laquelle, on trouve aujourd’hui de jeunes Camerounais dans tous les coins et recoins du monde, qu’il s’agisse du monde africain, européen ou nord-américain. Entre rêve et réalité, il y a évidemment un fossé. Mais c’est là une autre histoire. Cette quête désespérée de soi mène parfois aux sectes, à la prostitution, à la feymania et que sais-je encore ? Il y aurait toute une étude à faire sur les préoccupations des jeunes Camerounais et sur les stratégies qu’ils imaginent pour se tirer d’affaire dans une société en pleine déliquescence comme la nôtre.
L’Université n’est plus seule en cause donc !
Justement non ! L’université est simplement le miroir du dysfonctionnement de notre société. Nous sommes une communauté sans boussole. De ce fait, nous n’offrons, outre la rhétorique du discours, aucune perspective d’avenir à la jeunesse de notre pays. L’université qui leur était apparue comme un lieu de formation pour mieux se tirer d’affaire se révèle n’être qu’un cul de sac. Comment s’en sortir sans une restructuration non seulement de l’institution universitaire mais sans une véritable formulation de notre narration ?
Une certaine opinion lie également le désenchantement des étudiants à une pénurie de modèles dans les campus, c’est-à-dire ces autorités autant intellectuelles que morales qui ont par le passé inspiré des vocations et des carrières… Le modèle que semble consacrer la transhumance des enseignants, c’est l’élite politique. Cela ne dévalorise-t-il pas le pouvoir intellectuel ?
Votre question comporte deux volets qu’il faut éviter d’amalgamer. S’agissant des autorités intellectuelles et morales, je dois avouer que cela a effectivement existé à un moment donné de notre histoire universitaire. Dans les années 1960 et 1970, il est évident que des enseignants comme Thomas Melone, Bernard Fonlon, Tchuindjang Pouémi, Marcien Towa et quelques autres faisaient rêver les jeunes du fait de leur compétence et de leur rayonnement dans leurs disciplines respectives. Mais cette époque est bel et bien révolue et il s’agit d’une génération en voie de disparition même si récemment, on vu passer des penseurs de haut niveau comme Jean-Marc Ela, Fabien Eboussi, etc.
Quant au pouvoir intellectuel, vous me surprenez car vous présumez que notre université a pu être à un moment donné le siège d’un véritable pouvoir intellectuel. Nous n’avons jamais eu affaire qu’à une petite élite dont l’ambition plus ou moins avouée était de danser au rythme de la musique du maître d’hier ou de celle de ses héritiers. En dehors de quelques noms, il me semble qu’une classe d’intellectuels consciente de son rôle et prête à assumer ses responsabilités avec les conséquences qui peuvent en découler, est encore attendue.
Au lieu de réfléchir aux enjeux de notre environnement, nous passons le plus clair de notre temps à consommer des concepts fabriqués ailleurs pour nous contrôler et nous dominer. Avant-hier c’était la coopération bi(multi)latérale, hier c’était l’ajustement structurel, aujourd’hui c’est la réduction de la pauvreté. Comment expliquer que nous avalions avec autant d’allégresse toutes ces médications venues d’ailleurs? Quelle équipe s’est déjà mise au travail pour étudier les tenants et les aboutissants de ces concepts et nous éclairer sur leur impact réel sur notre destin collectif ? Comment expliquer aussi la légèreté avec laquelle nous enfourchons les trompettes de la Francophonie, du Commonwealth et d’autres structures de type impérial du même acabit ? Certaines disciplines que nous enseignons et qui nous ont été léguées par le pouvoir colonial devraient être remises en cause. C’est dire qu’à défaut d’un pouvoir politique suffisamment critique/perspicace, une classe intellectuelle digne de ce nom aurait pu s’investir, chacun en ce qui la concerne, pour proposer des lectures critiques et, pourquoi pas, suggérer des voies alternatives.
Malgré vos réserves sur sa qualité, le dispositif universités/grandes écoles mis en place au Cameroun est pourtant des plus élitistes...
La question que vous posez là peut engendrer un débat sans fin. Je vous ai montré d’entrée de jeu comment la notion d’élite a été travestie dans notre milieu et comment élite est loin d’être synonyme d’excellence. Ainsi, l’Enam qui est, nous le savons, une école de l’élite administrative de ce pays, est loin d’être une école d’excellence car vous savez bien comment on y entre et comment on en sort. Il en va de même de la notion de grande école, notion empruntée à la France mais qui a été totalement tropicalisée. L’École polytechnique, l’École Normale Supérieure sont de grandes écoles mais vous savez comme moi que ce ne sont pas nécessairement les meilleurs postulants qui y sont souvent admis. A mon avis, nous devrions d’ailleurs transformer tous ces établissements en autant de facultés et rayer la notion de grande école de notre paysage universitaire. Cela correspondrait davantage à la réalité. Puisque la belle France continue d’être notre modèle de référence, je ne pense donc pas qu’on puisse parler de grande école ou d’école élitiste au sens où on l’entend en " Métropole ".
Au regard de ce qui s’est passé ces derniers temps en France par exemple, où des milliers de chercheurs ont démissionné de leurs fonctions administratives pour protester contre la diminution du budget de la recherche, les universitaires camerounais ne sont-ils pas victime de leur apathie et de ce fait, responsables de leurs mauvaises conditions de travail ?
Dans l’absolu, vous avez parfaitement raison. Et de nous comparer ainsi aux chercheurs français est une excellente chose puisque la France demeure la " mère patrie ", notre référence. En réalité, il ne faut pas penser que les chercheurs français se plaignent de leur sort et qu’ils sont malheureux. Seule leur compétitivité est en cause et c’est cela l’objet de leur revendication. Ils veulent rivaliser avec les plus compétitifs, les Allemands et les Américains en l’occurrence.
Ici, nous ne nous posons jamais ce genre de questions. En fait, nous nous comparons à la France seulement quand cela nous profite peu ou, plutôt, quand cela peut nous rapprocher de la mangeoire. Aussi nous rappellera-t-on qu’en France des intellectuels ont signé tel ou tel autre document pour soutenir Mitterand ou pour défendre Chirac et nous aussi nous pouvons en faire autant. Mais lorsque des chercheurs se mettent en grève pour revendiquer des conditions de compétitivité, nous ne voyons rien, nous n’entendons pas cela. Nous avons l’art de nous comparer au dernier de la classe et à ignorer le premier.
Dans tous les cas, il n’y a pas d’esprit de corps dans le milieu universitaire camerounais. Nous sommes aussi atomisés que le reste de la société et rien n’est fait pour que les affinités soient affaire de discipline ou de profession. Seuls comptent les clans, les coteries ethniques, les réseaux occultes, etc.
Notre élite se renouvelle-t-elle suffisamment pour être dynamique ?
Si l’on distingue les deux types d’élites telles que nous les avons comprises, on pourrait dire que l’élite tropicalisée se renouvelle. Si vous êtes ou avez été administrateur civil, magistrat, officier de police ou de l’armée, homme d’affaires, etc, vous saurez sans doute faire ce qu’il faut pour que vos rejetons empruntent les mêmes voies.
Quant à l’élite qui doit s’affirmer par l’université, avouons qu’elle se porte bien mal. D’abord au niveau de la formation, les établissements de l’Université de Yaoundé, tous secteurs confondus, qui sortaient des produits particulièrement performants, ont sombré dans une pénible médiocrité. Et il en va pareillement de notre production scientifique. Combien d’équipes de recherches sont-elles en activité sur le terrain ? Combien d’ouvrages dignes de ce nom produisons-nous par an ? Quelle est la compétitivité de la production de nos chercheurs? Pas mal d’auto-publications voient le jour dans notre milieu. Mais bien que je soutienne la légitimation locale du savoir, il est important que toute publication passe par les fourches caudines de l’évaluation comme cela est de règle partout ailleurs dans le monde.
Dès lors, quelle légitimité peut revendiquer cette élite ?
Aucune, sinon celle qu’elle se donne. Notre élite s’auto-congratule et s’auto-légitime intellectuellement autant qu’elle le fait matériellement à travers ses grosses cylindrées, ses somptueuses villas, la consommation des biens qu’elle ne produit pas et les beuveries villageoises qu’elle organise avec maestria dans les coins et recoins du pays. C’est une élite du paraître, passablement improductive.
Par rapport à ce qu’elle produit, celle élite ne vit-elle pas du travail du petit peuple comme l’aristocratie en Europe hier?
J’aime bien votre tendance à vouloir à tout prix nous rapprocher de l’Europe. Certes, l’aristocratie européenne a exploité le petit peuple. Mais au moins était-elle imaginative, créatrice de richesses ! Je n’entrerai pas dans les détails. Le tort de notre élite tropicalisée, c’est de se complaire dans la fainéantise, de piller les ressources collectives ou de s’ingénier à élaborer des stratégies pour piller l’État ou ce qui en tient lieu. Elle est intellectuellement et scientifiquement naine, technologiquement inopérante et industriellement inapte. Assez paradoxalement, elle est matériellement nantie, parfois aussi nantie que les aristocrates auxquels vous faites allusion. Comment ? Allez savoir !
On lui reproche aussi de ne s’être pas toujours distinguée dans la lutte contre certains maux comme le tribalisme et la corruption, mais de s’y être souvent complu…
Effectivement, on ne scie pas la branche sur laquelle on est assis. De ce point de vue, notre élite ne saurait être un modèle dans la lutte contre les maux qui nous freinent. Nombre d’entre eux s’en paissent et en sont même les artisans dans les " think tanks " des sous-quartiers. On les accuse même d’organiser la lutte contre les pauvres au lieu de lutter contre la pauvreté !
Quelle culture faudrait-il donc pour promouvoir l’émergence d’une élite dans un pays comme le nôtre, parce que, forcément, l’enseignement supérieur seul ne saurait suffire pour cela?
À mon avis, il nous faut trois choses essentielles. La première c’est ce qu’à la suite de Said, nous avons appelé narration nationale. Tant et aussi longtemps que nous n’aurons pas un pouvoir capable de définir les objectifs à atteindre et à convaincre la majorité d’entre nous de poursuivre cet idéal avec lui en imaginant les stratégies appropriées, nos efforts seront pour ainsi dire perdus. En deuxième lieu, il nous faudrait développer une éthique de l’effort, du travail bien fait, de l’inventivité et de la méritocratie. Les meilleurs doivent être reconnus, récompensés et encouragés, comme autrefois. J’allais presque dire du temps de la coloniale ! Tant et aussi longtemps que l’on nous fera croire que " le bonheur, c’est facile " comme dit la publicité d’une loterie locale, on n’ira pas bien loin. Le bonheur n’est pas facile. Il faut y travailler et travailler parfois très dur pour s’en approcher.
En troisième lieu, l’université a un rôle fondamental à jouer. Mais pas l’université telle qu’elle opère aujourd’hui chez nous. Avant tout, il faut veiller à se l’approprier. En décembre dernier, j’ai fait une conférence à l’Université de Buea, conférence dans laquelle je me demandais si Buea n’avait pas un peu honte de se faire appeler université anglo-saxonne. Comment une université camerounaise peut-elle être anglo-saxonne ? Elle doit être camerounaise, aussi simplement. À l’occasion, j’ai montré comment l’université , créée au Moyen Age en Europe, avait été radicalement transformée par les Américains lorsqu’ils l’ont adoptée. S’est-on jamais posé la question chez nous : " D’où vient l’université ? À quoi sert-elle ? ". A-t-on jamais mis en question le bien-fondé de l’enseignement des disciplines telles qu’héritées de l’époque coloniale ? L’université doit être le lieu où se forme une véritable élite, fortement enracinée et aux valeurs intellectuelles, professionnelles et morales avérées. Pour ce faire, les pouvoirs publics doivent lui donner les moyens humains et matériels d’initier les jeunes aux dites valeurs. C’est un peu la quadrature du cercle comme vous le constatez. Une université digne de ce nom est le produit d’un pouvoir digne de ce nom et vice versa. |
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