Posté le: Mar 23 Aoû 2005 02:09 Sujet du message: Le vêtement occidental et son impact chez le négro-africain
Le moine habillé.
Réflexes vestimentaires et mythologiques
identitaires en Afrique
Alexie Tcheuyap, Queen's University
A quoi sert désormais l'habit en Afrique? Quelle philosophie préside à son choix ? Comment peut-on y lire l'émergence de tenues "africaines" marquant un certain recul du "costume-cravate"? Et pourquoi, en Afrique centrale, le climat ne semble-t-il pas être un facteur déterminant dans la manière de se mettre? La fascination quasi névrotique pour les grandes marques italiennes et surtout parisiennes ne constitue-t-elle pas un autre versant de cette aliénation fondamentale que relevait déjà Frantz Fanon ?[1] Être vu est devenu un enjeu. L'Africain qui passe un vêtement formule désormais un discours en partie mimétique, une idéologie sociale ou culturelle ayant souvent pour socle le camouflage. La tenue vestimentaire instaure le doute comme une nécessité. Vaincu par le vertige d'une sorte de névrose collective de reconnaissance, le Camerounais qui, sous un soleil de plomb, transpire dans une veste en laine est pris dans une idéologie faisant de l'image et de sa protection une urgence existentielle. Le souci de l'apparence est traduit par un langage visuel qui explique le martyre que s'imposent certains Africains. Justin Daniel Gandoulou avait perçu le phénomène assez tôt:
[...] la considération sociale - dans une certaine mesure - [...] passe par le look, par l'aspect extérieur. On doit plus de respect, de considération, à un individu ayant une bonne présentation, une bonne mise dans la société qu'à celui qui ne fait pas attention à son aspect et reste modestement vêtu[2].
Le vêtement est devenu un moyen décisif de socialisation et d'affirmation de soi, un objet visuel qui fait du sujet un simple objet exposé aux regards. Jadis un outil de sécurité, il est désormais l'élément privilégié d'une esthétique de la séduction et le lieu d'une signification multiple. Roland Barthes écrit :
Un vêtement peut signifier parce qu'il est nommé : c'est l'assertion d'espèce ; parce qu'il est porté : c'est l'assertion d'existence ; parce qu'il est vrai (ou faux) : c'est l'artifice ; parce qu'il est accentué : c'est la marque. Ces quatre variantes ont ceci de commun, qu'ils font de l'identité du vêtement son sens même[3].
Dans une telle perspective, on ne peut raisonnablement penser que l'Afrique échappe à cet usage social et idéologique du vêtement et de la mode. Au contraire. Il est même possible, à la suite de l'étude majeure de Gandoulou, de déterminer les modalités d'un usage politique du vêtement, et de l'élaboration de langages visuels. L'imposition de divers uniformes en constitue un signe clinique.
Un continent en uniformes : les vêtements des dictatures
Dès les indépendances, le continent a été habillé, suivant les inspirations et les ruses des tyrans qui s'y sont succédés. Des codes vestimentaires imposés par le haut ont tenté d'emmurer les masses et d'imposer une visualisation chimérique des systèmes en place. Les "uniformes" et autres "tenues" du parti en témoignent. Ces "tenues" qui sont distribuées par les agents du gouvernement sont, en fait, une forme d'embrigadement. Celui qui les adopte est enfermé dans ce qui tient lieu d'idéologie du parti. La plupart des gens qui choisissent de porter ces pagnes sont en général illettrés et l'institution de cette pratique relève d'une technique de l'illusion et de la mystification permanente, du faire valoir et du tape à l'oeil. Très souvent, le "militant" qui arbore l'uniforme d'un parti n'a pas une connaissance précise de celui-ci. Les gadgets fétiches - et les tissus aux couleurs du parti - permettent d'assoupir les consciences et les mémoires par la fixation sournoise d'une image mensongère du "père de la nation". Les nombreux courtisans qui en assurent la distribution peuvent alors jouir tranquillement des prébendes et maintenir l'illusion d'une adhésion massive aux idéaux gouvernementaux, lesquels se résument en prolongations infinies des mandats présidentiels par des scores miraculeux. Au-delà de ce qui pourrait apparaître comme de la générosité se profile donc une perfide stratégie de domination.
La "tenue du parti" relève donc de l'antiphrase: "le progrès pour tous, le bonheur pour chacun" et du slogan électoral "Tchoko tchoko on va gagner"[4] (Côte d'Ivoire) etc. L'uniforme tient un langage qui relaie le mensonge et l'illusion, et ceux qui le portent ne s'attardent pas toujours à sa signification profonde : la désinformation et la fanatisation des masses qui conduit souvent au meurtre et aux tragédies.
Alors qu'ailleurs, on achète des gadgets par conviction et par souci de renflouer les caisses d'une association, en Afrique, les uniformes permettent aux tyrans de se laisser aller à leurs fantasmes de popularité. Aujourd'hui comme hier, l'habit du parti est l'un des instruments privilégiés dont se servent divers pouvoirs pour entretenir la fiction de leur popularité et de leur philanthropie chez des populations affamées. Distribué à tour de bras lors des visites électorales d'"élites" en mal de représentation et de légitimité, il permet de corrompre les esprits de manière inconsciente et insidieuse. Il conduit les gens à intégrer graduellement, et sans s'en rendre compte, les mythes propagés par quelque illusionniste qui se proclame "le fondateur miraculeux la nation".
Les habits ont aussi une fonction comminatoire. La tenue du parti au pouvoir confère plus de force et d'autorité que celle des partis de l'opposition - lorsqu'ils en ont. En dépit des textes constitutionnels, on est mieux respecté - ou, disons plutôt, qu'on est plus craint lorsqu'on se place à la botte du parti qui gère l'État. L'affichage d'une allégeance - réelle ou calculée - à une formation politique par l'intermédiaire du vêtement n'est pas innocent. Il a une dimension symbolique exprimée en termes visuels. Comme l'indique Pius Ngandu Nkashama, le parti au pouvoir ainsi que son principal acteur doivent "paraître et apparaître, s'emparer de tout l'espace de visibilité sociale" [5].
Il faudrait également relever que les tenues de parti, en Côte d'Ivoire, au Gabon ou au Sénégal, ne permettent pas uniquement de livrer bataille pour occuper le champs visuel et rassurer les leaders au sujet d'une popularité improbable. La militante qui accepte de se vêtir d'un pagne distribué gratuitement capitule face à une manipulation dont elle est souvent consciente. Mais le fait d'arborer ces uniformes est surtout un signe de la paupérisation des masses, elle-même liée à l'incurie des dirigeants politiques. Le vieillard qui met la tenue du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais pour se rendre à l'église le dimanche ou le jeune garçon démuni qui met cet uniforme pour se rendre à un bal sont tous deux confrontés à la misère, un problème crucial qui ne leur laisse guère de choix.
Celui qui porte l'uniforme d'une formation politique n'est donc, de loin, pas toujours un militant. Et même s'il en est un, il n'a souvent qu'une idée très vague et fragmentaire de la rhétorique trompeuse et mensongère des programmes politiques. Il est simplement la victime d'une ruse dont il devient l'instrument malgré lui. Le langage vestimentaire devient un embrigadement permettant de juguler les masses et de leur faire avaler des slogans douteux au prix de quelques pagnes de qualité dérisoire. La démocratie véritable, c'est sûr, devrait commencer par la suppression de ces manipulations de l'opinion. Elles faussent les données en toute impunité et exploitent la misère de manière éhontée au lieu de garantir aux gens un niveau de vie suffisant qui leur permettrait une autosuffisance... entre autres vestimentaire!
Il faut remarquer également que le comportement des cadres supérieurs est souvent, lui aussi, ambigu. Que leurs convictions politiques soient réelles ou feintes, le port de l'uniforme - de manière ostentatoire ou discrète - exprime une forme obséquieuse d'assujettissement au Chef suprême qui est à la tête de TOUT. Tel professeur d'université s'habille complètement en uniforme du parti d'État, tel autre s'en fait une cravate , une casquette ou une écharpe... Tout se joue sur la capacité de mystification des courtisans qui entourent le prince.
Au rang de ceux-ci se trouvent, bien sûr aussi, des militaires qui, au mépris de toute déontologie, ignorent souvent la séparation des pouvoirs et savourent les délices de la politique, mode africaine. Dans cette perpective, ce n'est pas seulement l'uniforme "civil" qui sert à meurtrir le masses. L'uniforme militaire symbolise lui aussi l'oppression et la violence faites aux individus.
Avant l'"ouverture démocratique" ayant débouché sur une transition interminable, l'Afrique avait acquis une réputation solide qui a du reste la peau dure : c'est le continent de l'armée et elle y règne à tous les niveaux du système social. Signe des temps, même les pouvoirs dits civils font de l'armée, dont la culture de brutalité est incorrigible, les partenaires incontournables de la gestion civile. Ainsi pendant des années, on a eu sur le continent des généraux, des sergents, des colonels, des empereurs et des maréchaux de pacotille. Les coups d'État s'y multipliaient quotidiennement, au gré des ambitions des groupes ethniques ou des lobbies négriers de Paris.
Or c'est connu, dans nos pays, l'armée sert à persécuter les citoyens. Au Cameroun, certaines mémoires sont restées empoisonnées par les perquisitions intempestives de certains corps pour lesquels les populations avaient trouvé un nom seyant : "À Tout Casser". Cela explique pourquoi de nos jours encore, la vue d'un uniforme militaire inspire la crainte. Pour de très nombreuses personnes, c'est l'évocation du pouvoir de nuire, l'absence de réflexion, la brutalité même. Dès lors, un sous-fifre de l'armée inspire plus de respect et de peur qu'un médecin ou qu'un enseignant. Les galons rapprochent du pouvoir, et le pouvoir est craint par nature. L'uniforme représente exactement le contraire de ce qu'on pourrait en attendre dans un État moderne : il est devenu un facteur d'instabilité psychologique et d'insécurité.
Pourtant, il fut un moment où les tenues militaires avaient donné l'espoir d'une libération de l'Afrique; un continent qui avait enfin trouvé des fils dignes : c'était celle de Sankara et de Rawlings, qui faisaient obstacle aux délires meurtriers de Mobutu ou de Doe. Signe des temps, les " anciens" militaires sacrifient désormais au rituel des dictatures civiles : emballer le peuple dans des tissus auxquels ils touchent peu. Ils se sont "convertis". Les uniformes militaires ayant trop mauvaise presse, ils portent désormais des costumes dernier cri et c'est vêtus ainsi qu'ils vont expliquer la cause de leur pauvreté aux populations civiles. Plus que jamais, on se situe dans le registre du paradoxe et du mensonge . Les vêtements acquis auprès des couturiers franco-italiens deviennent le signe clinique d'un pouvoir qui se fonde sur le spectacle, la théâtralisation et l'absence de responsabilité. Comme le souligne Pius Ngandu Nkashama :
Vêtements de luxe, parures en or massif, diadèmes abracadabrants, colifichets vulgaires et pierreries étincelantes payées au prix du sang, autant de clinquants qui [proclament] haut l'aura inutile d'un pouvoir détenu illégitimement. Ils ne [peuvent] même pas l'exercer selon les lois élémentaires des institutions politiques[6].
Gandoulonu analyse l'impact d'une telle attitude vestimentaire - entre autre sur les jeunes - en ces termes:
[...]le transfert de l'autorité parentale sur la personne de l'homme politique place celui-ci dans le collimateur. Désormais, il constitue pour ceux-ci une référence ; référence et modèle de conduite. En le prenant ainsi comme exemple, les jeunes attendent qu'il soit le reflet de leurs aspirations, de leurs visions de la société. Ainsi, au niveau de l'aspect, ils veulent qu'il soit à leur image. Une anecdote significative, qui vient à l'appui de cette affirmation, remonte aux années soixante-dix. A cette période, les visites, tant officielles que privées du Président gabonais, étaient régulières au Congo. Et souvent, ce chef d'État était reçu à sa descente de l'avion par son homologue congolais qui, notons-le, par rapport au chef d'État gabonais, ne manifestait pas d'intérêt particulier pour l'apparence vestimentaire. Il s'avère que beaucoup de jeunes qui se rendaient à l'aéroport pour accueillir l'hôte gabonais faisaient particulièrement attention aux différentes tenues portées par ce dernier. Ils l'applaudissaient démesurément dès qu'il foulait le sol congolais. On pourrait croire que l'intéressé avait pleine conscience de son succès, surtout quand on pense au jour où [...] il s'arrêta quelques instants pour serrer ses lacets, mettant en évidence sa splendide paire de chaussures, attirant ainsi l'attention de la foule, notamment les jeunes qui, spontanément, se mirent à l'ovationner. Son "look" avait fait de lui une célébrité auprès des jeunes congolais. Il semble [...] que le succès du chef d'État gabonais dût pousser son homologue congolais à faire désormais attention à son aspect, afin d'attirer, à son tour, la sympathie des jeunes"[7].
Cette réflexion anecdotique est vieille de dix ans. Elle date d'une époque où les modèles proposés aux jeunes étaient moins nombreux qu'aujourd'hui. Les ressorts identificatoires fondamentaux soulignés restent les mêmes. Mais les vêtements de la dictature - comme ceux de la mode en général - n'exercent jamais une fascination durable auprès des jeunes car ils ne tiennent jamais leur promesse. En dépit de leur surmédiatisation, ils restent toujours événementiels. De nos jours, de plus en plus de jeunes semblent échapper au phénomène d'hypnose instituée par les politiciens sans scrupules. Ce qui ne signifie pas que la question de l'aliénation associée au symbolisme vestimentaire ait disparu. Elle persiste sous d'autres formes et il est possible de suggérer qu'aux vêtements de la dictature est en train de succéder ce que Roland Barthes appelait "la dictature du vêtement" et de la mode.
Dictature sociale des vêtements et approches des mimétismes collectifs
Le mouvement de la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) a été au Congo un fait unique dans les codes vestimentaires. Par l'entremise de vedettes comme Papa Wemba, Aurlus Mabele et surtout Jo Balar, de nouveaux modes d'habillement ont été proposés aux jeunes depuis les années 80. A la frontière du comportement artistique et excentrique, ils constituaient une espèce de spectacle. Les ensembles, faits de multiples pièces, étaient détachables, et couvraient le sujet presque comme un pagne. Chaque " Sapeur" était un partenaire de l'événement socio-mental de la Sape et constituait, à chacun de ses passages, une espèce d'événement[8].
Depuis le début des années 90, on assiste a de nouvelles modalisations des formes identitaires parfois surprenantes. Ainsi, après avoir pendant longtemps mimé la démarche claudiquante du chanteur Éboa Lotin dont ils adoraient les chansons, certains adolescents de Kinshasa ont adopté ensuite la "coiffure Sassou Nguesso ou Paul Biya", deux personnes dont les cheveux dessinent comme une flèche (quel symbolisme !), que ces jeunes considèrèrent pendant un temps comme un signe d'élégance. Plus récemment, les nombreux programmes étrangers diffusés par les télévisions nationales, bien que très souvent inadaptés aux besoins locaux, n'ont pas été sans avoir un impact important. Ainsi, le déferlement des séries américaines a précipité les phénomèmes d'acculturation tout en offrant aux jeunes - et aux moins jeunes - des modèles identificatoires nouveaux. Dynasty, Falcon Crest, The Fresh Prince of Bel Air, L.A Law, Santa Barbara ou Dallas ont relégué au rang d'accessoires un peu ringard les costumes brillants des dirigeants. A un certain moment, les cravates ne se nouaient plus que comme celles de Blake Carrington, avec un petit espace juste après le noeud. Les tenues excentriques d'Alexis Carrington ont séduit et fait rêver bien des jeunes femmes. Will Smith, le footballeur Alexis Lalas ou le chanteur Koffi Olomide remettent au goût du jour la forme de la barbe et des moustaches qu'on appelait autrefois au Cameroun "Couronne" ou, avant sa disqualification politique, "style Jean Jacques Ekindi". En ce qui concerne les cheveux, la "coiffure forme toucan" ou "punk" est devenue très populaire en Afrique centrale. Elle consiste à couper les cheveux sur les côtés, laissant la peau presque visible et faisant une espèce de plateau sur le crâne. La tête a alors la forme d'une brique de terre placée verticalement, avec des extrémités nettes. Style plutôt adolescent ou jeune adulte. Si de nos jours, ne pas adopter cette coiffure n'est plus signe de déphasage, le style demeure toutefois assez populaire. Ou alors, comme les jeunes révoltés qui aspirent à (se) faire peur, les "grillés" ou "têtes brûlées", on se rase complètement le crâne comme les boxeurs américains et, si on en a les moyens, on se dote d'une paire des lunettes Ray Ban.
On se souvient aussi, au Cameroun et dans certains pays de l'Afrique de l'Ouest, des chaussures "Rockafil Jazz" : talons élevés et grossiers, souvent pour une chaussure-bottes. On les a adoptées pendant de nombreuses années, simplement parce que le chanteur camerounais Prince Nico Mbarga mettait ce type de chaussures que l'imaginaire populaire a baptisé du nom de son orchestre. Plus récent, les jupes longues ou courtes, avec une fente assez osée sur la cuisse et laissant voir une partie du corps: cela s'appelle "Grace Decca", du nom d'une chanteuse assez populaire qui les a révélées aux femmes dans le clip d'une chanson à succès, "Munyenge". Depuis lors (cela fait plus de sept ans), le genre est resté et varie : la fente peut exposer la cuisse gauche ou droite, être située devant ou derrière la jupe. Suivant les personnes, elle peut avoir cinq ou cinquante centimètres de longueur. Une femme mariée se gardera de la faire trop longue alors qu'une jeune femme "qui se cherche encore" aura moins de scrupules à l'allonger au risque d'être traitée "d'allumeuse". En tout état de cause, la jupe "Grace Decca", comme les autres tenues, ne trompe pas : il s'agit d'un phénomène collectif, d'un mouvement qui laisse à la mode et à la société le soin de déterminer les critères de l'esthétique et ses codes. Il impose une discrète tyrannie sociale faisant de chaque sujet un candidat à une quête d'identité et de reconnaissance. Les processus de socialisation incitent l'individu à être comme tout le monde, à choisir les mêmes modèles que tout le monde: Grace Decca ou tout autre personne amenée à séduire ses pairs par sa tenue à un moment donné. La chanteuse de Makossa (musique populaire camerounaise) a inspiré les modèles de look. Les Spice Girls dont bien des jeunes Africains n'ont sans doute jamais acheté de cassettes, font fureur. Les hauts transparents et corsages "rideaux ou dentelles" ont fait leur apparition. Certaines filles mettent de grosses chaussures anglaises brillantes qui auraient pu rappeler Prince Nico. Chez les garçons, ce sont les modèles américains, casquettes NBA contrefaites et surtout les chaussures "Présidentielles", héritées, semble-t-il, de François Mitterand... Dans tous les cas, les différents sujets sociaux se retrouvent à un certain moment, sans trop savoir comment, embarqués dans un mouvement vestimentaire collectif. L'objet vêtement est l'expression d'une logique sociale où chaque acteur est pris dans le vertige des mimétismes collectifs. Comme le souligne Jean Beaudrillard :
Ainsi les objets, leur syntaxe et leur rhétorique, renvoient à des objectifs sociaux et à une logique sociale. Ce dont ils nous parlent, ce n'est pas tellement de l'usager et de ses pratiques techniques que de prétention sociale et d'inertie, d'acculturation et d'enculturation, de stratification et de résignation sociale. A travers les objets, chaque individu, chaque groupe cherche sa place dans un ordre, tout en cherchant à bousculer cet ordre selon sa trajectoire personnelle.[9]
Au-delà des schémas identificatoires relevés, le vêtement en Afrique est aussi le lieu d'une copie, d'une défaite devant les publicités des journaux.
Le mythe de la qualité métropolitaine
Les magazines féminins tels que Femme Actuelle, Voici, La Redoute (quel nom programme) ou Madame Figaro (j'en oublie certainement) jouent également un rôle prépondérant dans cette perpétuelle recherche socio-individuelle située à l'intersection de l'imitation et de l'originalité. Ces magazines français ont une fonction décisive dans la propagation du mythe de la qualité métropolitaine. Ainsi, "le meilleur costume" vient presque toujours de France. BHS, Canda ou St Michael en Angleterre, Van Lach en Belgique sont presque inconnus. N'évoquons pas Calvin Klein qui n'est un capital symbolique qu'ailleurs. Idem pour Esprit ou Eaton. Un vêtement de qualité fait immédiatement penser à Yves Saint Laurent, Christian Dior ou Pierre Cardin. Eventuellement, quelques rares "connaisseurs" peuvent penser à Guy Laroche, Gérard Lanvin, Gian Franco Ferré, Francesco Smalto, ou Giani Versati même si on est en général convaincu qu'ils sont tous français. Le mythe de la France, capitale vestimentaire de l'Afrique, est tenace et même perceptible dans certains noms de prêts à porter : "Paris se déplace", "Champs Elysées", "La Fayette", etc.
Ce mythe répandu est d'autant plus résistant que les couturiers français ne sont pas les plus abordables. L'imaginaire collectif fait du vêtement le plus cher le vêtement de qualité. Surtout que certains couturiers ont introduit sur leurs produits des marques visibles de distinction. Chacun connaît cette espèce de "R" inachevé de Pierre Cardin. Yves Saint Laurent quant à lui a ses trois lettres alignées et s'enchevêtrant les unes sur les autres. Les quatre lettres de Dior sont souvent écrites sur la poche de la chemise. Or la visibilité de ces signes est un critère de distinction. Il permet de déterminer la classe sociale. Il informe aussi du goût et des connaissances du possesseur. Tous les jeunes fonctionnaires, les adolescents en mal de snobisme et bon nombre d'étudiants en droit et lettres achetaient - et achètent encore - ces chemises, ces chaussures, ces cravates et ces chaussettes qui ont cette marque visible. La qualité n'importe généralement pas. Seul suffit le nom. Il procure une certaine satisfaction, permet de s'afficher dans les églises, les services publics, les boîtes de nuit. La (con)quête du regard et la (re)présentation permettent d'affirmer ce qu'on n'est pas toujours : un personnage riche et aisé, alors qu'en fait on n'est qu'un petit fonctionnaire corrompu au dernier degré ou un personnage en mal de reconnaissance ou obsédé par le paraître. Il est dès lors important de se procurer des objets consacrés. La qualité est garantie par le nom, par la signature.
Le phénomène avait pris des dimensions spectaculaires quand l'ancienne Université de Yaoundé existait encore. Faire un tour à la Faculté des Lettres et principalement celle de Droit était un véritable régal visuel. Surtout qu'un respectable agrégé de droit privé avait réussi à faire comprendre à ses jeunes étudiants que les juristes devaient s'habiller bien, c'est-à-dire en costume-cravate. Et quand on sait qu'à cette époque, la bourse " coulait", on peut imaginer le degré d'intégration du culte vestimentaire. Les grandes marques européennes étaient très populaires au campus où les commerçants avaient une bonne partie de leur clientèle. Il n'était pas rare qu'un étudiant achète un livre la mort dans l'âme alors qu'il était tout joyeux de noyer ses économies dans une griffe originale.
Une telle attitude peut être interprétée comme une marque d'immaturité mais le phénomène a des racines autrement plus profondes. On pourrait dire, en reprenant Baudrillard, qu'elle reflète d'une manière perverse "l'exigence d'authenticité, qui se traduit par une obsession de certitude : celle de l'origine, de sa date, de son auteur, de sa signature"[10]. Observée dans les registres vestimentaires des Africains, elle exprime un déficit durable de confiance en soi, fruit d'une colonisation qui n'en finit pas. Le fait que ce soit la France, encore une fois, qui semble être la référence, témoigne du rapport patriarcal qui a déterminé la politique coloniale. Nos parents ont chanté "Nos ancêtres les Gaullois", et la filiation imposée semble tenace. Le "Maître", mieux, le père en matière vestimentaire demeure le colon. Baudrillard le perçoit, "[...], la recherche de la trace créatrice, depuis l'empreinte réelle jusqu'à la signature, est aussi celle de la filiation et de la transcendance paternelle. L'authenticité vient toujours du père : c'est lui la source de la valeur."[11] L'obsession de l'origine semble avoir abattu de manière définitive les Africains. Gandoulou le mentionne,
[...] saper c'est marquer son attachement à des vêtements de griffes. Mais le Sapeur accorde également beaucoup d'importance à l'origine du vêtement. L'apposition de la griffe - cas particulier de prise de possession symbolique par le marquage - transforme de manière quasi magique le statut de l'objet marqué. C'est la manifestation sensible - comme la signature du peintre - d'un transfert de valeur symbolique. Ceci étant, on peut comprendre qu'entre deux vêtements d'origines distinctes - l'un de Hong Kong, l'autre en provenance de France ou d'Italie - , le Sapeur n'ait pas le choix.[12].
Cette surestimation idéologique et sociale de la signature prend parfois des formes grotesques et l'on retrouve le culte du vêtement dans des domaines les plus inattendus. Ainsi tel cadavre ne sera "beau" que s'il a été habillé, fleuri, logé dans un cercueil et transporté par tel service funèbre dont toutes les marchandises viennent de Paris ou d'ailleurs. Il doit être bien paré : fleurs, cercueil étincelant, costume en mohair, cravate en soie. En voyant l'élégance du cadavre étranglé par une cravate, la marque du corbillard, c'est la grandeur sociale, le statut des parents ou des enfants qui sont impliqués. La taxinomie s'étend jusqu'au cimetière ou au caveau familial : on déduit quel est le rang social du mort par le marbre, le béton ou le morceau de bois pourri érigé sur la tombe. Oscar Wilde avait peut-être raison : le mystère et la vérité de ce monde se situent dans le visible. Mais un visible qui cache l'invisible, une vérité occultée.
Dans la vie quotidienne, pendant que les riches se livrent une bataille interne pour préserver une identité incertaine, les pauvres se débrouillent comme ils peuvent pour atteindre ce qu'ils considèrent comme le seuil minimum de satisfaction. Ceci entraîne des efforts difficiles à soupçonner. Un touriste de passage entre les montagnes d'ordures ou les "nids d'éléphants" des capitales africaines sera étonné par la popularité apparente de certaines marques : les tricots et casquettes Chicago Bulls ou Michael Jordan, polos Benetton, Sergio Tachini, Lacoste, t-shirts Pierre Cardin ou quelques chemises Christian Dior. Il s'agit surtout des marques qui ont un signe distinctif visible. Et comme la plupart des africains ne peuvent pas s'offrir un tel luxe, "c'est la pauvreté qui fait l'invention"[13] . Les débrouillards, n'hésitent pas à découper, voire voler les étiquettes ou boutons des marques prestigieuses pour les apposer sur des vêtements "anonymes", mais de bonne qualité ; ou alors, ils imitent avec une rare précision les symboles des grandes marques. La griffe de Cardin est ainsi brodée avec ingéniosité pour signer une création que le couturier français ne connaît pas. Par exemple, des sandales sont frappées de ce sceau, alors qu'elles sont faites d'un matériau produit localement. On saura aussi que telle chaussure ou tel costume vendu dans certains magasins, quoique signés "Made in Italy" ou "Fabriqué en France" sortent d'un vieil immeuble connu. Le signe Dior ou même YSL est souvent brodé sur une cravate ou une chemise.
Le phénomène ne concerne pas uniquement les vêtements. La plupart des chaussures ou produits de beauté existent toujours sous deux versions : "l'original" et "le faux" ou "local". Les experts formés sur le tas savent distinguer les deux. Ce sont les naïfs ayant succombé aux charmes de la réputation, qui se font prendre. Et il est presque toujours évident que le produit moins cher, ainsi que l'indique Gandoulou, est soupçonné d'être de mauvaise qualité. S'habiller en Afrique n'est pas un acte réfléchi. C'est presque toujours une défaite face aux pressions des médias et des groupes. Celui qui s'habille joue, recherche une identité très souvent en en occultant une autre, car il doit s'intégrer dans le schéma de la distinction collective. Dès lors, dans la plupart des cas, les critères d'identification sociale ne trompent pas. Ainsi, devant une personne qui arbore une cravate en soie, une chemise en coton, un costume en mohair ou "Super 100", il convient de se méfier : l'Africain moyen n'ayant pas les moyens de se payer un tel luxe, cette belle combinaison est souvent suspecte. En contraste, le pantalon rafistolé de l'honnête citoyen, témoignera surtout de la dureté des temps, des difficultés rencontrées par les familles pauvres. Elle rendra surtout compte de la faillite des régimes mis en place par "ces dirigeants qui s'habillent si bien" et qui sont si beaux.... à faire peur. Le vêtement en Afrique est donc parlant. Instrument de manipulation politique, il est aussi objet d'affirmation de soi.
Tenues africaines et modernité
Les tenues africaines qui sont elles aussi nombreuses, n'échappent pas non plus à cette dualité. Il y a quelques années encore, les tenues traditionnelles étaient porteuses d'un symbolisme facile à identifier. Un homme habillé en pagne bila, portant un chapeau sur lequel sont joints une épine de porc-épic et une plume de perroquet, souvent muni d'un chasse-mouches, n'était ni un ivrogne, ni un personnage quelconque : c'était certainement quelqu'un qui possédait un titre nobiliaire. Cela se voyait, au Cameroun, notamment chez les Bakwéri, les Doualas, certaines "tribus" de la province du Nord-ouest et même les Bassas. Chez les Bamilékés, de gros colliers, une canne et des vêtements en tissus batik ne trompaient pas sur le statut social du sujet. La tenue identifiait, parlait avant les mots et déterminait les attitudes. Les personnes concernées étaient souvent dépositaires d'un capital moral dont même les plus sceptiques avaient du mal à douter. De nos jours, tout cela est en train de changer et l'image attachée au costume prend de plus en plus l'allure d'une supercherie.
Certaines chefferies traditionnelles deviennent la proie de politiciens faisant montre d'une générosité subite à l'égard des Chefs de village démunis afin d'usurper un titre traditionnel. Ces vaines tentatives de légitimation d'un pouvoir incertain ne font que tuer la tradition par la profanation des titres. Ainsi après chaque nomination au Gouvernement, tels ministres de la République sont subitement investis d'attributs et de titres traditionnels. Les cérémonies font la une des journaux d'État pendant des jours et ces usurpateurs médiatiquement couronnés se pavanent désormais avec des vêtements traditionnels prestigieux acquis à coup de manipulation sordides. Renonçant momentanément au costumes européens, ces imposteurs se constituent en "attractions visualisantes" pour reprendre l'expression de Ngandu Nkashama : de gros colliers en ivoire ou en bois d'ébène, de grands boubous richement brodés, des chapeaux tissés ne déterminent plus un quelconque capital éthique. Les populations savent que ces vêtements, ainsi que les titres acquis lors des cérémonies grandioses de circonstances (Souffo, Mbu, Faï, Chief, etc.) ne sont que des objets ayant perdu leur sens. Le pouvoir conquis n'est plus exprimé uniquement par les vêtements et les voitures de luxe importées de l'étranger. Il investit aussi le traditionnel et tient à s'approprier son matériau iconique.
L'usurpation du pouvoir et du costume traditionnel exprime les dimensions illimitées conférées au pouvoir politique. Et il est vrai que les usages dépassent parfois le cadre de l'univers politique pour s'étendre à toute l'élite. Pour qui a suffisamment d'argent, il est facile d'acheter un titre et de s'habiller en conséquence. Dès lors, les tenues associées aux titres traditionnels peuvent être trompeuses et, tout comme c'est le cas des costumes parisiens trop coûteux, elles inspirent de plus en plus souvent la méfiance. Sous la tenue du moine peut se cacher un sabre ou un porte-feuilles qui ne sera jamais mis au service de la population.
L'évolution du vêtement "populaire" africain est fondamentalement différente de celle du vêtement de l'élite polico-militaire. Elle permet en outre de souligner un certain nombre d'initiatives dont la réussite est devenue monnaie si courante qu'elles ont presque cessé de surprendre. Par exemple, une revue comme Amina exprime une mode africaine qui est régulièrement diffusée sur le continent, loin des festivals exotiques organisés en Europe ou en Amérique. De plus en plus de femmes se sentent aussi élégantes en pagnes qu'en jupes droites importées. Les coiffures rastas, adoptées par certains sportifs depuis que Jules Denis Bocande les avait lancées, demeurent un critère de beauté et même de richesse : le prix des mèches a augmenté suite à la dévaluation. Les nattes alternent avec les défrisages à froid, question de protéger les cheveux qui sont un critère décisif de séduction...L'enjeu est de taille : il faut soutenir et protéger le look.
Une renaissance du système vestimentaire au Cameroun a aussi été amorcée sous l'influence du groupe Afritude qui marque un retour vers l'authenticité. La devise d' Afritude est: "pour une Afrique positive" et le phénomène a eu tellement de succès qu'il semble avoir inspiré d'autres groupes au nombre desquels on compte par exemple African Logik. Celui-ci a étendu ses activités au-delà du vestimentaire en construisant un centre culturel avec salle d'exposition et de conférence à Bastos, un des quartiers chic de la capitale. On sent là un besoin de réhabiliter le continent, d'abandonner les uniformes et les costumes empruntés --ou plutôt achetés à grand prix à d'autres. La conviction qu'on peut s'habiller africain et bien, s'offre comme une des plus positives initiatives mentales au "plan d'ajustement culturel" dont parlait Daniel Étounga Manguelle[14] . La gaieté des couleurs suggère un renoncement définitif au défaitisme intégral ayant laminé les consciences. Même si, comme l'indiquent toutes les études, l'apparition d'une mode est souvent motivée par des préoccupations mercantiles, il faut relever dans la généralisation des vêtements Afritude une philosophie optimiste, un certain narcissisme, un besoin de célébrer le Nègre. Et la formule semble avoir porté des fruits.
Les pagnes sont transformés en tenues gaies faites de combinaisons de couleurs dont la luxuriance impose une certaine clarté à l'environnement. La mode génère de nouvelles idées: la carte de l'Afrique ou du Cameroun, découpée avec précision est ensuite cousue sur les poches ou la face arrière du vêtement. Une autre tenue s'appelle Cherchez le mot, du nom d'une émission télévisée assez populaire. Le rapport avec cette émission ? Difficile à dire. Simplement, pour coudre ces vêtements, des milliers de morceaux de pagne, très souvent des restes de tissus, sont rafistolés au point d'en constituer un pagne entier. Les tailleurs le découpent alors et cousent les "Cherchez le mot" particulièrement recherchés par les jeunes touristes. Rarement, les ensembles pagne chemise/culotte n'ont qu'une seule couleur. Et si les vêtements Afritude sont restés pendant longtemps trop chers pour les revenus modestes, il faut dire que les masses populaires ont apporté leur solution à la question selon la formule habituelle : l'imitation. Ainsi des tailleurs utilisent-ils le "faux wax nigérian" ou ceux venus d'Europe pour produire des vêtements n'ayant rien à envier à ceux qu'on retrouve dans les boutiques. Mais en tout état de cause, les vêtements et la mode demeurent les lieux d'un discours occulté. D'où cet impératif : déshabiller le moine.
Conclusion : désabiller le moine
Comme l'univers visuel auquel elle appartient, la mode s'exprime en termes d'images et de symboles. En Afrique peut-être plus qu'ailleurs, elle est le lieu d'une théâtralisation et d'un camouflage. Le sujet habillé est un personnage qui joue un rôle qui exprime trop souvent la capitulation devant le regard superlativisé de l'autre, un autre désormais érigé en modèle et en juge. L'habit de l'Africain n'est pas uniquement le fruit d'une logique de consommation. Il est aussi un fait politique de manipulation et d'exploitation dont les ramifications trouvent leur origine dans les structures métropolitaines de production et dans les fantasmes des tyrans locaux. Cette étude a identifié plusieurs niveaux d'articulation du culte vestimentaire en Afrique où le climat n'est presque jamais un paramètre déterminant. Les modes varient, et l'Afrique d'aujourd'hui s'ouvre à de nouvelles influences mais rien ne peut vraiment changer tant que le vêtement continuera à cacher la misère, la fraude et l'artifice.
[2] Justin Daniel Gandoulou. Dandies à Bakongo. Le culte de l'élégance dans la société congolaise contemporaine. Paris, L'Harmattan, 1989, p.148.
[3] Roland Barthes. Le Système de la mode. Paris : Seuil, 1967, p.122. Souligné dans le texte.
[4] Tchoko tchoko signifie " coûte que coûte " ou même " à tout pris "
[5] Pius Ngandu Nkashama Théâtres et scènes de spectacles. Etudes sur la dramaturgie et les arts gestuels. Paris : L'Harmattan, 1993, p.29.
[6] ibid. p.30.
[7] Gandoulou. Dandies à Bakongo. p. 54.
[8] Gandoulou en a bien analysé la portée dans son ouvrage.
[9] Jean Beaudrillard. Pour une critique de l'économie politique du signe Paris : Gallimard, 1976, p. 20.
[10] Jean Beaudrillard.Le système des objets, la consommation des signes. Paris, Editions Denoel/Gonthier, Coll Méditations, 1978, p.93.
[11] ibid. Souligné par l'auteur.
[12] Gandoulou. Dandies à Bakongo, p.136.
[13] Beaudrillard. Le Système des objets, p.21.
[14] Daniel Etounga Manguelle. L'Afrique a-t-elle besoin d'un plan d'ajustement culturel ? Paris, Nouvelles du Sud, 1990.
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Dr. Alexie Tcheuyap a été formé à Moray House College of Education (Edinburgh), à l'Ecole Normale Supérieure et à l'Université de Yaoundé où il a obtenu une Licence ès Lettres bilingues, une Maîtrise et un Doctorat de Troisième Cycle en Littératures Africaines. Après avoir exploré le renouvellement des discours sur la folie, il poursuit actuellement ses recherches à Queen's University dans le domaine de l'adaptation cinématographique des textes littéraires en Afrique. Au nombre de ses publications récentes on soulignera l'article "Pius Ngandu Nkasahama, le nègre et la folie", Bulletin of Francophone Africa 11 (1997) London: University of Westminster, pp.59-68. et l'ouvrage Esthétique et folie dans l'oeuvre romanesque de Pius Ngandu Nkashama Paris/Montréal: L'Harmattan, 1998, 240p.
Source _________________ « En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses. » (Toussaint Louverture)
Le vêtement occidental et son impact psychologique et socio-culturel chez le personnage négro-africain de l'époque coloniale
Rangira Béatrice Gallimore, Université du Missouri
Cet article se propose d'examiner la problématique des signes vestimentaires dans certaines oeuvres de la littérature négro-africaine francophone. [1] Dans cette analyse, notre objectif est de montrer comment le passage du vêtement traditionnel africain au vêtement occidental affecte le personnage négro-africain sur le plan psychologique et socio-culturel.
Dans cette étude, nous n'entendons pas envisager le vêtement dans la perspective de Roland Barthes [2] , c'est-à-dire comme vêtement de mode que porte "le corps idéal incarné" du mannequin. Le vêtement dont il s'agit ici est le vêtement "réel" que porte le personnage, c'est-à-dire un artefact lié au corps humain, et nous nous donnons la liberté d'inclure la chaussure dans la catégorie de l'habillement. Le système vestimentaire est d'une grande complexité, car le choix d'une catégorie vestimentaire n'est jamais une opération neutre. Il est lié à de nombreuses fluctuations d'ordres physiologique, psychologique et socio-culturel. D'où la nécessité de déterminer la structure de la société où ce choix s'opère.
Ce qui fonde la spécificité de la colonisation en Afrique noire, c'est la dichotomie raciale sur laquelle elle est bâtie. Cette opposition raciale a eu pour corollaire une topologie sociale double: d'un côté, le colonisateur blanc, le signifiant référentiel, voire l'étalon de mesure, et de l'autre, les populations autochtones noires. Dans plusieurs cas, cette répartition sociale s'est doublée d'une symbolique des sites. Ainsi le colonisateur, convaincu de sa supériorité intrinsèque, a occupé les espaces élevés. Les Noirs se sont retrouvés dans les plaines et les vallées, exposés aux moustiques et réduits à la misère. Nombreux sont les écrivains africains qui ont dépeint cette bipolarité spatiale de l'Afrique coloniale. [3]
Dans Peau Noire, Masques Blancs, [4] Frantz Fanon décrit et analyse justement cette hiérarchisation raciale de la société coloniale et ses implications métaphysiques et psychologiques. Il montre que le Blanc, c'était l'être et le Noir, le néant; entre cet être et ce néant, il y avait le mulâtre. De ce fait, l'homme blanc s'est vu attribuer une certaine supériorité et une plus grande valeur ontologique. Dans ce contexte, l'homme noir qui voulait prétendre au statut d'être et rêvait de sortir de cette "néantisation" systématique du nègre devait faire siens certains éléments "blanchissants". Pour certains Noirs, la langue du colonisateur a été l'objet blanchissant; pour d'autres, le blanchissement s'est effectué par le mariage avec une femme blanche, et enfin pour les moins chanceux, c'était le blanchissement au second degré: le port du vêtement européen. Le rejet de l'habit traditionnel, doublé de l'adoption presque automatique du vêtement européen, est donc un phénomène gouverné par des motivations socio-psychologiques.
Pendant la période coloniale, le port de l'habit occidental par un Noir témoignait d'un souci conscient et volontaire d'appartenance à la classe supérieure. Le rejet du vêtement africain au profit de l'habit européen était la preuve qu'on était sorti d'un stade de barbarie, voire de néant ontologique, pour s'intégrer dans l'univers lumineux et envié de la modernité et de la civilisation. C'est ce qui a conduit la plupart des jeunes Africains à se débarrasser de l'habit traditionnel pour accaparer celui du colonisateur. Comme le constate avec amertume le narrateur de Karim d'Ousmane Socé: "Les boubous et le fez musulman d'autrefois se virent disgrâciés et remplacés par un complet-veston, par un casque colonial" (Karim, 33).
En endossant l'habit du colonisteur, le colonisé se sent supérieur à ses frères. Le portrait de Durandeau que nous livre Aké Loba dans son roman Kocumbo l'étudiant noir est très éloquent à ce sujet:
(Durandeau) tachait de démontrer son importance par le jeu savant de ses bras. Il portait avec élégance un complet bleu-marine qui venait tout droit de Paris. . . . Il parlait plus que les autres et s'écoutait visiblement parler. De temps à autre, il croisait les mains derrière son dos, puis dégageait sa dextre, la soulevait avec gravité pour faire glisser la manche de sa chemise de soie et une montre au clinquant tapageur apparaissait. Il y jetait un coup d'oeil, puis reprenait sa marche pour s'arrêter parfois et bloquer ainsi tout le groupe (Kocumbo, 38-39).
Dans cet extrait, le narrateur prend soin de nous faire remarquer l'origine des vêtements de Durandeau. Son "complet bleu-marine" et ses chaussures viennent de France. Par cette précision, le narrateur introduit de façon subtile l'opposition entre vêtements européens et vêtements traditionnels africains. Dans le groupe dont il est question, seul Durandeau porte des vêtements occidentaux. Ce sont d'ailleurs ses habits qui fondent sa singularité et qui le placent au centre du regard des autres.
Les chaussures et l'habit des Français ont ici un pouvoir presque magique. Ils élèvent soudainement leur propriétaire à un rang supérieur. Le vêtement européen, émanation de la société qui l'a créé, devient un vecteur d'oppression. Vêtu à la parisienne, Durandeau se meut et déploie ses gestes sans tenir compte de l'espace personnel des autres. Il barre le passage à ses compagnons, envahit leur sphère d'action et se pose ainsi comme un obstacle à leurs activités. Le personnage de Durandeau se désolidarise du groupe, favorise la fragmentation de la structure communautaire et devient l'allégorie de la balkanisation politique de la société africaine.
En outre, il parle plus que les autres et s'écoute parler. En jouant le rôle simultané de locuteur et d'auditeur, Durandeau brise les structures du schéma dialogique et communicatif. Bref, Durandeau se soucie très peu de son entourage car il est "fier de marcher sur (les) talons des français" (Kocumbo, 39). Cette expression peut être comprise à deux niveaux: le personnage est non seulement fier de porter les vêtements français; mais il est aussi fier de s'approprier le modèle occidental et de se faire l'amplificateur idéologique de l'impérialisme français. Une équation est donc établie entre le port d'une catégorie vestimentaire et l'adoption de la culture qu'il concrétise. Les vêtements français permettent à Durandeau de raccourcir la distance ontologique entre l'homme blanc et lui. L'élévation spatiale engendrée par le port des "talons des Français", le hisse au rang supérieur, celui d'"un évolué très au fait des subtilités sociales européennes" (Kocumbo, 39).
Le vêtement européen, objet de convotise et d'élévation sociale est également décrit dans les mêmes termes dans certains passages de L'enfant Noir de Camara Laye :
Mes petits camarades me regardaient avec les yeux avides passer ma chemise khaki, à manches courtes, enfiler une culotte de même nuance et chausser des sandales. J'avais aussi un bérêt que je ne mettais guère. Mais il suffisait: tant de splendeurs étaient faites pour éblouir de petits campagnards qui n'avaient qu'un caleçon court pour tout vêtement (Enfant, 50-51).
Le narrateur focalise l'attention des enfants du village de Tindican à cause de sa tenue européenne, de ses "vêtements de ville." L'habillement devient un critère pertinent dans l'opposition ville-campagne. Le vêtement européen permet à ceux qui quittent leur village d'accéder aux espaces interdits. Il est le signe de leur évolution. Dans la psychologie de "l'émancipé" de la période coloniale, le vêtement occidental est un facteur indéniable et déterminant dans l'élévation sociale et le symptôme éloquent de sa "déprimitivisation."
Cependant, il est important de remarquer que le vêtement occidental est aussi perçu comme source de déséquilibre dans la conscience africaine. Dans L'enfant Noir, le narrateur Laye reconnaît les inconvénients du vêtement importé. Celui-ci est présenté d'abord comme un obstacle à la liberté du jeune garçon. Laye aurait aimé comme ses camarades campagnards se vêtir des habits traditionnels. Il enviait "leur caleçon qui leur donnait une liberté plus grande":
. . . J'étais venu pour courir, pour jouer, pour grimper sur les miradors et pour me perdre dans les hautes herbes avec les troupeaux, et, naturellement, je ne pouvais pas le faire sans dommage pour ces précieux habits (Enfant, 52).
Le vêtement occidental devient de ce fait un habit restrictif, un fardeau à porter. Tout comme le système colonialiste, il étouffe l'homme noir. Dans Le fils de Kouretcha d'Aké Loba, une vieille femme déclare: "Quand je vois passer les jeunes d'aujourd'hui, serrés dans leur costume de Blanc, la mine soucieuse, je me dis qu'un fardeau pèse sur leurs épaules" (Fils de Kouretcha, 146).
La souffrance, le malaise et la restriction provoqués par le port du vêtement européen sont sans doute l'un des premiers signes de l'aliénation de l'homme noir. Le cri de révolte du poète Léon Gontran Damas exprime le malaise que ressent le Noir d'être dans la peau d'un autre:
J'ai l'impression d'être ridicule
dans leurs souliers
dans leurs smoking. . . .
dans leur faux col
dans leur monocle. . . .
J'ai l'impression d'être ridicule
avec mes orteils qui ne sont pas faits
pour transpirer du matin
jusqu'au soir qui déshabille
avec l'emmaillotage qui m'affaiblit les membres
et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe
(Pigments, 41-42).
Non seulement le poète se sent ridicule mais il se sent aussi affaibli sous le poids du vêtement occidental. Ce costume d'emprunt entrave le mouvement et masque "la beauté du cache-sexe". Considéré comme un vêtement de circonstance, l'oncle de Laye, Mamadou, "ne (le) portait. . . que pour se rendre au travail; sitôt rentré, il se déshabillait, passait son boubou" (Enfant, 173). De même, Marie, une amie de Laye, sitôt rentrée de l'école "quittait son vêtement européen pour endosser la tunique guinéenne qui laisse meilleure liberté au mouvement" (Enfant, 183). Le vêtement occidental s'accorde mal avec les réalités africaines. C'est donc à juste titre que dans Le regard du roi, l'initiation de Clarence à la vie africaine s'effectue à travers un dépouillement vestimentaire. Le préalable à l'intégration de cet homme blanc dans la société africaine consiste en son rejet du costume occidental. C'est dans toute sa nudité et en toute simplicité qu'il est reçu par les Africains et par leur roi. Dans son poème, "Femme noire," Senghor fait également l'éloge de la nudité en chantant la beauté de la "Femme nue, femme noire." Dans ce poème, la nudité africaine est mise en opposition avec le vêtement occidental. Elle se fait agent de la vérité par contraste à l'hypocrisie et au mensonge véhiculés par l'habit européen.
De tous les éléments vestimentaires empruntés par l'Afrique à l'Europe, la chaussure est celui qui illustre le mieux le caractère paradoxal du vêtement occidental. Dans la plupart des sociétés africaines, les chaussures et les sandales n'étaient pas d'un usage quotidien. L'Africain préférait marcher pieds nus. Cette préférence relève d'abord de raisons philosophiques. Pour l'Africain, l'homme n'est jamais un être isolé. Il est un maillon dans une chaîne indivisible. Membre d'une communauté humaine et élément indissociable du système universel et cosmique, il se doit de demeurer constamment en contact avec ces ensembles de la nature qui l'englobent et dont il reçoit son énergie vitale. En Afrique, la nature n'est rien d'autre que la résidence des morts, des ancêtres. Dans son poème "Souffles", Birago Diop décrit cette conception africaine de la nature en nous montrant que "les morts ne sont pas morts" mais ils gisent sous la terre et ils sont présents dans tous les éléments de la nature. Comme l'ont montré la plupart des penseurs africains et africanistes, l'Afrique a une vision intégrative de l'univers. Aucune hiérarchie n'y est de règle. Quand l'Africain marche pieds nus dans ce milieu ami, non seulement il se maintient dans le système universel, mais il s'imprègne constamment du souffle des Ancêtres. Tout phénomène qui détruit cette communion avec l'englobant cosmique sera pour lui source de déstabilisation et de malaise. Le personnage du fou dans L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane découvre, en effet, ce malaise et décrit l'étourdissement et le trouble qu'il a ressentis lors de son arrivée en Europe:
Dès mes premiers pas dans la rue, j'éprouvai une angoisse indicible. Il me sembla que mon coeur et mon corps ensemble se crispaient. . . Sous moi, mes jambes étaient molles et tremblantes. Je ressentis une forte envie de m'asseoir. Alentour, le carrelage étendait son miroir brillant où résonnait le claquement des souliers [. . . ]. Je posai mes valises à terre et m'assis à même le carrelage froid. . . . L'agitation de mon corps se calma malgré le froid du carrelage qui me pénétrait les os. J'aplatis mes mains sur ce carrelage de glace. L'envie me prit même d'ôter mes souliers, pour toucher du pied le froid miroir glauque et brillant. . . . Simplement, j'étendis mes jambes, qui entrèrent ainsi en contact avec le bloc glacé [. . . ]. Ce que j'éprouvais était plus profond qu'une simple sédition de mon corps. Ce tremblement qui, maintenant que j'étais assis, se montrait de nouveau, me parut l'écho fraternel de mon corps à un désarroi plus intime. . . . Un homme passa à côté de moi. . . . Le claquement sec de ses souliers se mêla au bruit de castagnettes qui courait à ras d'asphalte. . . . Mon regard parcourait toute l'étendue et ne vit pas de limite à la pierre. . . . Nulle part la tendre mollesse d'une terre nue. Sur l'asphalte dur, mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vainement, le tendre surgissement d'un pied nu. Alentour, il n'y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d'un millier de coques dures. L'homme n'avait-il plus de pied de chair? Une femme passa, dont la chair rose des mollets se durcissaient monstrueusement en deux noires conques terminales, à ras d'asphalte. Depuis que j'avais débarqué, je n'avais vu un seul pied (Aventure, 100-103).
Le trouble du fou provient surtout de la perte de contact avec la terre au sein d'un univers qui lui semble mécanisé et déshumanisé. Même assis par terre, le carrelage ne parvient pas à lui procurer cette chaleur qui provient de la terre nue. Le pied humain a perdu le contact avec la terre et est devenu presque métallique.
Là, devant moi, parmi une agglomération habitée, sur de grandes longueurs, il m'était donné de contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d'hommes. . . , au coeur même de la cité de l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux contacts alternés de ses deux pieds. . ." (Aventure, 104)
Une lecture paradigmatique des deux passages que nous venons de citer fait ressortir une série d'isotopies révélatrices de la perception que le personnage du fou a de l'Europe. De cet ensemble d'isotopies, on peut distinguer les deux principales: celle de l'humanité et celle de la matière artificielle. Plusieurs termes sont porteurs du classème d'humanité. Nous ne retiendrons que les plus significatifs: le "je" évocateur du personnage du fou, les parties du corps (corps, coeur, dos, mains, jambes, pieds), une femme, un homme, l'homme. La matière artificielle est évoquée par les mots comme carrelage, bloc, soulier, asphalte, coques, pavé, carapace.
Le texte cité nous révèle qu'il y a un appauvrissement graduel de l'isotopie de l'humanité au profit de celle de la matière artificielle. C'est qu'en effet la matière est en train d'étouffer l'homme. Celui-ci est atteint du virus de la matérialité chosifiante. L'agonie de l'humanité se trouve illustrée par "l'angoisse indicible" qui s'empare du fou. Il lui semble en effet que son "coeur" et "son corps ensemble se crispaient," "ses jambes étaient molles et tremblantes"(Aventure, 100).
Cette réification générale est également suggérée par la neutralisation du code onomastique. En effet, aucun nom propre n'est donné. Seuls les noms d'espèce sont utilisés comme lexèmes indicatifs. L'homme perd son individualité pour se perdre dans l'anonymat: "son dos carré" se perd "parmi d'autres dos carrés". Cette réification et cette agonie de l'humanité sont le résultat de la rupture entre celle-ci et les éléments naturels. La matière de recouvrement est présentée comme un phénomène d'interposition entre la nature et l'homme. L'homme n'est plus en contact avec les éléments naturels. Entre son pied et la terre s'interpose d'abord le pavé, l'asphalte, le carrelage. Ensuite le soulier vient accentuer ce processus d'éloignement en agrandissant la distance entre le pied et la terre. Cette distance doublement articulée pousse le personnage du fou à se demander si l'homme avait réellement le "pied de chair."
A ce phénomène de recouvrement destructeur vient s'ajouter celui du bruit. Ce bruit n'est pas celui de la nature mais bien le résultat du contact entre les éléments artificiels de recouvrement: la chaussure au contact de l'asphalte. Dès lors, l'homme se déshumanise pour se rapprocher de la machine et s'intégrer dans l'univers de la mécanique.
Le port de la chaussure occidentale prend donc une dimension philosophique et métaphysique dans L'aventure ambiguë. La chaussure est une forme déguisée de la ruse du mal. La prolifération métallique annonce un stade apocalyptique. D'ailleurs comme conclut le fou: "le chaos obscène est dans le monde et nous défie" (Aventure, 105).
De même que les chaussures produisent chez l'Africain un malaise moral, spirituel, voire métaphysique, elles sont pour lui source de douleur physique. Pour l'Africain, qui a marché pieds nus depuis son plus jeune âge, porter des chausures est un calvaire qu'il faut endurer avec stoïcisme. Dans Un nègre à Paris de Bernard Dadié, le narrateur se débat vainement pour enfiler ses chaussures afin d'éviter de "descendre pieds nus à Paris" (Nègre, 24). Dans Kocumbo, l'étudiant noir, Kocumbo, narrateur et héros du roman, décrit encore mieux la torture que lui fait endurer le port des chaussures. Il avoue avoir du mal à glisser ses pieds dans les "deux instruments de cuir sec. . . qui serrent les pieds comme deux gueules de caïmans" (Kocumbo, 39). Le coeur plein d'amertume, Kocumbo témoigne de la déformation de ses pieds:
Le jeune homme s'assit sur sa malle, retira ses souliers, ses chaussettes et s'aperçut que ses ongles étaient longs. . . . "Mes pauvres pieds", soupira-t-il. Ses orteils s'étaient rassemblés, ne présentaient plus la moindre trace de liberté. Chez lui, un beau pied était un pied aux doigts étalés, et qui montraient leurs libres intervalles. Déjà ses orteils s'étaient ratatinés (Kocumbo, 114-15).
Habitué à marcher "les doigts des pieds en éventail", Kocumbo ne peut plus supporter ces chaussures qui les engloutissent et les compriment. Les chaussures accaparent et retrécissent l'espace physique du jeune Kocumbo. Obstacle au bien-être individuel, la chaussure s'oppose également à la beauté africaine: "chez lui un beau pied est un pied large". Sous ces considérations esthétiques transparaît un aspect pragmatique important. Marcher c'est prendre possession de la terre. Ceci est encore plus vrai quand la marche s'effectue pieds nus. Une large plante de pied recouvre une plus grande surface du terrain où elle se pose. Le port de la chaussure change en somme la position du corps humain dans l'espace. Ce changement peut se traduire par une variante mathématique qui peut se lire sur deux lignes perpendiculaires: la verticale et l'horizontale. Si nous considérons que l'axe horizontal correspond au niveau du sol, le port des chaussures contribue alors à la réduction de la dimension horizontale. Il faudra aussi noter qu'en s'interposant entre le sol et le corps, la chaussure éloigne celui-ci de l'axe horizontal et le place plus haut sur l'axe vertical et produit ainsi deux variantes inversément proportionnelles. Et cela pose la grande question qui a longtemps préoccupé les grands écrivains de la négritude comme Cheickh Amidou Kane: ce qu'on perd vaut-il ce qu'on gagne? La perte du contact avec la terre natale au profit de l'ascension vers le monde nouveau vaut-elle réellement la peine? Le narrateur du roman d'Aké Loba nous fournit une réponse à cette question:
Depuis que ses orteils n'avaient aucune intimité avec la terre, que ses plantes de pieds ne projetaient plus le sable fin quand il marchait, il avait l'étrange impression que son propre corps n'était pas le sien, qu'il flottait dans l'espace (Kocumbo, 3.
La perte de la dimension horizontale au profit de la dimension verticale provoque le malaise chez Koucoumbo. Le héros d'Aké Loba n'a plus "les pieds sur terre". Prise au sens idiomatique, cette expression est bien choisie car concrètement Kocumbo n'a plus de contact avec la réalité. Il a perdu le contrôle de son être et de son corps en perdant la force de pesanteur qui l'attachait à la terre. Cette force est nécessaire à son équilibre car ce sol dont il s'éloigne est la terre natale, celle de ses ancêtres. Kocumbo est culturellement victime du malaise du déracinement. Dépouillé de son vêtement traditionnel, le vêtement moderne lui va mal. Coupé de son monde, le monde nouveau n'arrive pas à bien l'encadrer. Ainsi mal ajusté et mal adapté, Kocumbo flotte entre deux espaces diamétralement opposés; celui du haut et celui du bas; entre deux mondes incompatibles: le monde traditionnel et le monde moderne. Son malaise et son désarroi proviennent surtout de ces deux forces qui l'attirent dans deux directions antithétiques.
Dans son article intitulé "Une théorie sémiotique de la ligne vectorielle dans le roman africain", Willy Umezinwa affirme que le port des chaussures à talon haut chez les Blancs est un désir d'élévation, dont la signification dépasse la simple protection des pieds:
C'est peut-être le signe inconscient du désir, celui de vouloir agrandir sa taille par vanité, par orgueil, par la volonté inexprimée de quitter le sol, la tombe. C'est peut-être aussi la première expression du désir de voler en l'air. [5]
La plupart des oeuvres étudiées montrent par contre que dans la société traditionnelle, il n'y a pas de désir de quitter la terre. Le sol n'est pas symbole de la mort. Il représente la terre ancestrale dont le contact est nécessaire à la survie. Dans le poème "Prière d'un petit enfant nègre" de Guy Tirolien, le jeune garçon implore Dieu de l'aider à ne pas perdre le contact avec la terre:
Seigneur je ne veux pas aller à leur école;
Faites je vous en prie que je n'y aille plus. . .
Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés. . .
Elle est vraiment triste leur école
Triste comme ces messieurs de la ville
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent pas danser au clair de lune
Qui ne savent pas marcher sur la chair de leurs pieds
(Balle d'or, 19-20).
Le refus de ressembler aux messieurs de la ville vient surtout du fait que ceux-ci n'ont plus de contact avec leur milieu culturel. Ils ont perdu le plaisir d'assister aux veillées du village où on danse au clair de lune. Coupés de leur terre, ils ne savent plus suivre le rythme du monde ancestral.
Ferdinand Oyono, dans Le vieux nègre et la médaille met en scène un personnage qui perd progressivement le contact avec la terre sans s'en rendre compte. Méka, le héros du roman d'Oyono, est un vieux tirailleur des deux guerres mondiales. Exemple même du "bon nègre," il a donné ses deux fils à la patrie et une partie de ses terres à la mission catholique. Pour récompenser sa générosité, les autorités coloniales décident de lui decerner une médaille lors de la fête nationale du quatorze juillet. Pour la circonstance, Méka s'est acheté une paire de chaussures:
Les pieds de Méka n'avaient pas été faits pour pénétrer dans les chaussures des Blancs. Il avait marché pieds nus jusqu'à cet âge où il épousa Kelera, quelque temps avant l'arrivée des Blancs. . . . Méka prit le soulier que lui tendait sa femme. Il serra les dents. Une goutte de sueur tomba entre ses jambes. Il étreignit un peu plus fort ses orteils puis les enfonça dans le soulier. . . ; il se leva, fit quelques pas. Il était devenu pied bot. (Vieux nègre, 87)
Lors de la cérémonie décorative, Méka est placé "dans un cercle dessiné à la chaux", loin de son monde familial. Dans la solitude, il endure la torture qui devrait le conduire à la gloire:
Méka réalisa qu'il était dans une situation étrange. Ni son grand-père, ni aucun membre de son immense famille ne s'était trouvé placé comme lui dans un cercle de chaux, entre deux mondes [. . .] . Il faisait chaud, Méka commença à se demander si son coeur ne battait pas dans ses pieds. . . . Ce fut d'abord son cou raide qui se fatigua. . . . Il regarda ses souliers qui lui parurent gonflés. . . . Il essaya de bouger un pied, il serra les poings et s'abstint de respirer. . . . On eût dit que l'aiguille. . . traversait son petit orteil, montait jusqu'à la cheville, jusqu'à la cuisse et se plantait dans la colonne vertébrale. Cette aiguille elle-même s'était multipliée en une myriade d'aiguilles qui fourmillaient maintenant dans tout son corps (Vieux nègre, 97).
Méka a échangé la terre ancestrale contre une médaille, un troc qui ne l'a pas conduit à la gloire mais bien à sa propre destruction. L'automutilation des pieds, décrite dans le texte cité ci-dessus, est certainement le prolongement de la mutilation du lot ancestral déjà entreprise par Méka. En donnant ses terres et sa progéniture à l'administration coloniale, il a contribué à sa propre mutilation. En Afrique, la terre n'appartient pas à l'individu mais à la famille, au clan, et à toutes les générations futures. C'est à travers ses terres et ses fils que Meka devrait assurer sa propre survie, mais il a malheureusement décidé de les céder à l'administration coloniale pour recevoir une médaille.
Méka regarda de biais sa poitrine. La médaille était bien là, épinglée sur sa veste khaki. . . . Il regarda encore la médaille. Il sentit que son cou grandissait. Oui, sa tête montait, montait comme la tour de Babel à l'assaut du ciel. Son front touchait les nuages. Ses longs bras se soulevaient imperceptiblement comme les ailes d'un oiseau prêt à s'envoler. . . (Vieux nègre, 103).
Cette description minutieuse de la montée de Méka vers la gloire nous produit une image filmique au ralenti dont les différents mouvements sont mis en relief pour nous présenter son "détachement de la terre" natale. Comme un oiseau, il s'envole vers d'autres lieux, vers d'autres cieux.
Mais malheureusement cette montée vers le locatif interdit l'éloigne de sa terre natale et de sa famille. Dans ce "cercle dessiné à la chaux", place d'honneur qu'on lui a réservée, Méka se sent seul et prisonnier de sa gloire. Convaincu cependant que la médaille tant attendue abolira la distance qui le sépare des Blancs, il endure stoïquement la torture que lui impose l'habit de l'autre: "Enfin quoi! se dit-il, je suis un homme! Mes ancêtres m'ont laissé tel quel. . . . J'ai été circoncis au couteau et le sorcier a craché du piment sur ma blessure. Je n'ai pas pleuré" (Vieux nègre, 111-112). En faisant appel à sa force d'initié, Méka reconnaît le parallélisme entre les deux formes de mutilations. La mutilation sexuelle est une des épreuves qu'a dû subir Méka pour devenir un homme et plus précisément pour prouver sa virilité. La mutilation des pieds peut donc être vue comme une autre épreuve initiatique que doit subir Méka pour accéder au monde européen. Mais comme le montre la suite du texte d'Oyono, l'accession au monde européen est un épisode éphémère. Le lendemain de la cérémonie de décoration, Méka perd ses illusions quand il se touve arrêté et malmené par un agent de la garde coloniale.
Les textes examinés dans cet article révèlent que le port du vêtement occidental par un Africain a souvent été entrevu comme un passeport permettant un passage vers un nouveau monde. Il a souvent donné l'illusion d'une ascension sociale. Cependant, la torture physique et psychologique engendrée par ce vêtement d'emprunt n'a jamais suffi à ouvrir les portes du monde occidental. Les promesses du vêtement occidental restent illusoires et l'espoir de conquérir un statut social supérieur s'accompagne d'un déracinement et de l'éloignement de la terre nourricière. Paradoxalement, endosser "l'habit du blanc" ne signifie pas s'élancer vers les sommets de la réussite mais plutôt amorcer un mouvement descendant dominé par un phénomène d'aliénation et d'acculturation.
Notes
[1] Les auteurs et ouvrages abordés sont: Bernard Dadié, Un nègre à Paris (Paris: Présence Africaine, 1959); Camara Laye, L'enfant noir (Paris: Plon, 1953) et Le regard du roi (Regard) (Paris: Plon, 1954); Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë (Paris: Julliard, 1961); Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir (Paris: Flammarion, 1960) et Le fils de Kouretcha (Nivelles: Francité, 1970); Ferdinand Oyono, Le vieux nègre et la médaille (Paris: Julliard, 1956); Ousmane Socé, Karim, roman sénégalais (Paris: Nouvelles Editions Latines, 1948). En plus des textes romanesques, quelques poèmes ont été également considérés: "Solde" extrait du recueil Pigments (Paris: Présence fricaine, 1972) de Léon Damas et "Prière d'un petit enfant nègre" tiré de Balles d'or (1961) de Guy Tirolien. Toute référence paginale qui se rapporte à ces ouvrages respectifs sera marquée dans le texte, précédée par le titre entre parenthèses.
[2] Roland Barthes, Système de mode (Paris: Editions du Seuil, 1967).
[3] Des romanciers comme Ferdinand Oyono, Chinua Achebe, Mongo Beti, Ahmadou Kourouma, Jean-Marie Adiaffi. . . ont décrit cette situation antithétique des deux quartiers et de deux races.
[5] Willy Umezinwa, "Une théorie de la ligne vectorielle dans le roman africain", Neohelicon: Acta Comparationis Litterarum Universarum 11.2 (1984): 199-223.
Professeure Rangira Béatrice Gallimore enseigne les littératures francophones au Département des Langues Romanes à l'Université du Missouri, Columbia, aux Etats-Unis. Dans le cadre de ses recherches sur la littérature africaine francophone, elle a entre autres publé deux ouvrages: L'oeuvre romanesque de Jean-Marie-Adiaffi (Paris: L'Harmattan, 1996) et L'oeuvre romanesque de Calixthe Beyala (Paris: L'Harmattan, 1997).
Source _________________ « En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses. » (Toussaint Louverture)
Je comprends que certaines de mes positions puissent paraître quelque peu étonnantes. On va s’en expliquer une bonne fois pour toute.
L’Afrique pré-traite avait des civilisations riches et bien développées. Moins que notre summum qui est KEMET, l’Egypte, mais d’un niveau tout de même élevé pour l’époque et dans bien des domaines plus que l’Europe. Je vous épargne les détails qui le prouvent, on les trouve ici et là sur la toile, ou alors nous en rouvrirons un débat spécial une autre fois.
Il se passe que ces sociétés vont subir la guerre de la traite négrière. D’abord arabe dès le 7è siècle, puis européenne (la plus dévastatrice) au XV è siècle. Cette guerre va durer 13 siècles dont 4 (15-19) qui seront les plus rudes et vont entraîner la ruine totale du continent. Là encore, on va éviter les détails, mais je vous laisse imaginer que la 2è guerre des blancs (dite « mondiale ») durer ne serait-ce que 50 ans.
Dans tout ce chaos, l’Afrique n’a pas perdu que des hommes. Elle a aussi perdu des sociétés, des cités bâties de pierres (j’insiste là dessus!!), des sciences, une histoire, des systèmes et valeurs socioculturels élaborés et mûris et cumulés durant plus de 5000 ans auparavant. Durant 4 siècles les Africains ont vécu de guerres et de razzias, dans des conditions de planques et de précarité permanente… L’essentiel de leur vie se résumant à la survie, parer au plus presser, développer de modes sociaux faciles, rapides et à court terme (des codes juridiques riches d'expériences ont disparu des mémoires). Manque de confiances aux grands royaumes qui un jour où l’autre finissent par se corrompre avec les esclavagistes. Renfermement. Construire vite pour pouvoir reconstruite après une razzias (on perd les technique architecturale). Fuir tout le temps son espace mais aussi ne pas se reconstituer sa mémoire. Perdre les siens régulièrement par les maladies (puisqu’on a perdu la médecine), plonger dans des superstitions dignes de gens sans éducation et sans culture de la nature faute de temps d’asseoir une culture et un système de transmission. Le culte élevé du secret (car on ne sait jamais d’où viens l’ennemi) tue la transmission des connaissances dans la communauté. Communautés de plus en plus petites, de plus en plus réduites, décomposées, recomposées (impossibilité de lancer de grands travaux)etc… Imaginez-bien le tableau de ces 4 siècles parce que c’est très important.
Pas une ethnie qui existe aujourd’hui n’existait au début de l’esclavage. Une étude américaine a même démontré que certains peuples (ou « ethnies », appellation réservée aux sauvages) qui se nomment aujourd’hui X parlent en réalité une langue proche à 70% de celle que parlait le peuple Y se situant en fait à 800 km de là. Quant au peuple X d’origine (qui existait avant l’esclavage), il se scinde désormais en 15 ethnies dont 12 ne se souviennent même pas avoir jamais eu quoi que ce soit de commun avec les autres, mais plutôt avec Z.
Maintenant, dans tout ce brouhaha bordélique où la mémoire historique et civilisationnelle ne tenait plus à rien durant 4 siècles, soit une vingtaine de générations, comment voulez-vous que certains ne retombent pas à l’état sauvage ou primitif?
Ah les mots qui fâchent sont lâchés. Nous allons les disséquer.
N’ayez pas peur du mot sauvage parce qu’il vous désigne trop négativement. Regardez-le en face. Dire qu’il n’y a pas de primitivité ni de civilisation, ni d’avance ni de retard, mais que « à chacun son rythme et ses aspirations », est un camouflé qui nous met en état de soumission dans cette société sophistiquée qui selon eux, n’appartient qu’à eux, nous nous aurions un système de pensée retardataire différent, considéré comme retardataire par la société des blancs.
Petite parenthèse.
Parfois on vous refuse un job, mais le mec n'es pas raciste. Et quand vous parlez avec lui (l'employeur) et que vous lui démontrez que malgré vos connaissances dans le job, vous êtes un bon africain (ou antillais) de culture (parfois il l'imagine juste à votre coiffure, tenue ou accent), cela signifie pour lui que vous êtes d'accord avec lui qu'il appartient à ceux qui ont la culture blanche de développer et aux autres dont le système est dormant doivent se contenter des miettes. Il est convaincu le mec qu'il respecte l'ordre social puisque vous aussi vous êtes convaincu que vous n'êtes qu'un copieur de cette société et que la votre a d'autres reflexes. Vs dites autres, lui il dit inférieur. L'original valant mieux que la copie, il choisira l'original, c'est à dire le Blanc qui a selon lui les reflexes naturelles de sa culture. C'est clair comme de l'eau de roche et il est à l'aise avec lui-même. Voilà pourquoi la grande majorité des afros qui ont de bonne position sont des bountys de première qui ne cherchent qu'à démontrer qu'il n'y a plus d'Afrique en eux. Mais c'est un piège aussi. Nous y reviendrons.[Témoignage cité de mémoire du "Rapport sur la lutte contre le racisme et la Xenophobie" (2003?), Collection Psychologie sociale]. Fin de la parenthèse.
Combien de fois avez-vous entendu dire « le progrès est une vision de la société des blancs »? On me l'a dit ici. Le négro conservateur soit disant fier de ses cache-sexe, comme le bounty invétéré, partent tout deux en réalité sur le même principe. Mais l'un a choisi de se changer en blanc pour intégrer le progrès en lui, l'autre reste noir en renonçant au progrès (partiellement d'ailleurs car il se ment. Pour preuve: il ne porte pas de cache sexe, ce truc si honorable).
Or celui qui raisonne ainsi part du principe amnésique que la vision des Noirs est celle qui existait à la fin de l’esclavage (cette vie du sur place, du parer au plus pressé et de la satisfaction des besoins primaires d’une société, dont j’ai parlé plus haut). Mais c’est absolument faux.
On peut comprendre que le peuple lamda se contente de cette idée reçue et qu’il essaie de vivre tant bien que mal avec ça, en jonglant (maladroitement) entre modernité et passé figé. Mais lorsque nos élites, nos intellectuels et autres personnes instruites essaient également de se complaire dans l’amnésie, alors là on parle d’aliénation. Et voilà comment ils en arrivent à magnifier un état de privation qui nous a réduit à moins que rien! A parler de fierté et d’honneur pour nos ancêtres qui en réalité fuyaient, crevaient, vivaient comme des animaux : chassés, tués, dévêtus, logés dans des forêts, livrés à des batailles fratricides parce que sans éducation et sans culture politique et sociale. Voilà comment ce qui devrait inspirer la pitié à n’importe quel être humain normal, devient une normalité banale pour ces aliénés qui ne se posent même plus de questions.
C’est comme si les juifs faisaient aujourd’hui de leur état à la sortie des camps de concentration un état bienheureux que leurs ancêtres aimaient et qu’il faut vénérer sans jugement de valeur. C’est n’importe quoi !
L’Africain n’arrive pas à faire un lien de cause à effet. Il sait que l’esclavage a existé, il sait que presque tout le continent en fut atteint durant de très longues années, il connaît les chiffres faramineux etc… Mais quand il parle de ses ancêtres directs et de leur état, il ne fait plus un lien entre la situation de guerre esclavagiste qui dure 4 siècles dans l’horreur et la terreur, et l’état socioculturel de ses ancêtres directs. Pour lui ses gars ne sont pas progressiste parce que c'est un jugement blanc, et il ne considère pas l'impact de la guerre esclavagiste, ni ne repart avant cette guerre pour voir le si le progrès a existé chez le noir ou pas.
Si parmi les Noirs savants on osait se souvenir de ce que nous avons été et de ce que nous avons perdu, de ce que nous avons subi et que nos ancêtres directs n’ont pas pu revendiquer par amnésie (et on les excuse les pauvres) nous revendiqueront notre juste place dans l’humanité au lieu de se contenter d’être la banlieue d’un occident hautin, méprisant et toujours dangereux pour notre sécurité et notre prospérité!
Voilà tout le problème.
Voilà ce que les aliénés/amnésiques-volontiers ne comprennent pas. Et attention, l’aliénation n’est pas ici une insulte. C’est l’état naturel du noir à sa naissance. On l’éduque ainsi en lui faisant croire que notre histoire commence à la conférence de Berlin (1885). Pour se désaliéner et sortir de l’amnésie c’est un acte volontaire personnel et difficile. Et le but des acteurs afrocentriques c’est de réussir une désaliénation de toute la société noire afin qu’il y’ait enfin un jour des enfants qui naissent dans un monde conscient, où il n’y a pas de rupture ni d’ombre dans leur histoire et dans leurs origines. Des gens qui ne subiront plus l’amnésie volontaire ou involontaire, et le démarrage de l’histoire à partir du début de la colonisation sans prendre en compte le lien qui a conduit à cet état et ce qui existait avant.
On doit voir cette vie que nos grand parents ont connu comme des chroniques de guerre, et non comme un état naturel et délibéré.
Ceux qui comme Madi pensent cela doivent être punis sévèrement par la loi africaine au même titre qu’un bonhomme qui dirait que les camps de concentration nazi est le début de l’histoire naturelle des juifs, un état normal, naturel, beau (avec les jolies pyjamas rayés et leur maigreur à la mode) et qu’il faut prendre sans complexe. C’est exactement la même chose.
Aujourd’hui les blancs sont contents de diffuser ces images de sauvages primitifs en cache-sexe. Madi les défend avec acharnement. C’est bien. Mais demain, lorsque nous demanderons réparation pour tout ce que notre peuple a subi en exhibant ces mêmes photos là pour prouver d’où nous sommes partis et où nous sommes arrivés à cause de leur méchanceté, ce sont les blancs qui face aux preuves ne pourront plus dire que les civilisations noires ont dépéri toutes seules, ils nous diront que ces noirs en cache-sexes sont de grossiers montages. Voilà à quel jeu se livre ces gens que Madi défend avec acharnement. (Je me demande tjrs comme fait un noir pour se demander si je dois croire à un noir ou à un blanc. Pour le blanc, la réponse est directe.)
Nous demander de regarder cet état d’animalisation (que représente le cache-sexe) avec fierté, neutralité, ou sans complexe, ça équivaut à demander à un juif de regarder l’étoile jaune sans jugement de valeur. J’en suis scandalisé.
à suivre... _________________ Révélons de l'Afrique et des Noirs ce qu'ils ont de positif. Pour le reste, les impérialistes occidentaux et leurs valets aliénés ou consentants s'en chargent déjà.
L'Afrique, j'y crois!
Marvel
Dernière édition par Marvel le Sam 05 Nov 2005 02:27; édité 1 fois
Alors quand je disais que le cache-sexe n’a jamais existé en Afrique ou tout du moins nous l’avions abandonné en majorité avant que les blancs ne connaissent le moindre parfum de civilisation, je partais du principe que mon interlocutrice savait au moins de quoi il retournait. Mais c’est relisant surtout le portait du « guerrier » que j’ai compris qu’on était loin de parler le même langage d’où cette longue explication.
Prétendre qu’il faut nous juger par rapport à nous même et non par rapport aux autres, c’est ce que j’appelle le complexe du sauvage. Comment fonctionne t-il ? Puisque tu pars de l’à priori qu’une comparaison de civilisations sur des termes de progrès et de développement (technologique, philosophique, sociétal etc…) verrait sans doute l’occident vainqueur par K.O., tu déclares forfait, et tu trouves des échappatoires pour sauver les meubles. « On est en concurrence avec personne », « faux pas nous juger avec le regard des autres » « à chacun ses repères… » Bref, tout un repli sur soi qui semble cohérent à première vue (et est très encouragé par le discours officiel blanc, signalons-le) mais qui cache en réalité un complexe de niveau puisque ton regard historique (qui commence en 1885) te met en infériorité patente. Tu es un sauvage convaincu de l’être, civilisé par le blanc à qui tu accordes tous les privilèges du génie à la modernité en passant par le progrès, que tu reconnais ne pas avoir en toi et dans ta culture (commencée en 1885) mais que tu suis en vivant à la manière des blancs. Tu es donc un vaincu. Or pour qu’il y’ait vaincu, il faut un vainqueur et pour que le vaincu une fois la guerre fini décide de rester dans la société du vainqueur, c’est qu’il est vaincu même dans sa tête et qu’il croit que c’est meilleur. On en revient au début : pour cet homme, ses ancêtres étaient des sauvages, inférieurs, avec une société balayée qui était sans attrait. Tout le reste sur la fierté prétendu c’est du blablabla si ce discours avait un peu de vérité, ceux qui le professent vivraient dans cet état de dénuement qui paraît-il est noble, égal à lui-même, comparable à aucun autre et sans complexe.
Alors que moi je dis, au témoignage de l’histoire, que la science, le progrès, le développement, la civilisation sont non seulement inscrit dans nos gènes socioculturels, mais en plus nous en avons inventé les principales bases. Je vis aujourd’hui dans la civilisation où mes parents m’ont conduit en vaincu, complexé, admiratif etc… mais moi une fois réveillé, je sais que les bases de cette civilisation sont les miennes, c’est moi qui les leur ait donné et je dois me les réapproprier pour les élever encore plus, afin de me mettre définitivement à l’abri des tentatives de domination. C’est là toute la nuance. Dans mon mental je suis debout. Je n’ai pas peur de la comparaison entre ma société et celle des blancs, parce que je connais ma société d’origine, KEMET, et elle est largement supérieure à celle des blancs. J’ai peut-être un complexe oui, mais de SUPÉRIORITÉ ABSOLUE. Parce que ma mémoire est enfin retrouvée. La règle du jeu consistant à dire que toutes les cultures sont égales, ne m'intéresse plus. Je gagne plus si on changeait la règle du jeu. L'autre règle me met dans un état passif qui me rend corvéable à souhait, et elle met le blanc (mon seul danger naturel) dans le beau rôle de celui qui domine, asservi et change les règles sans qu on ne lui demande de compte. Ce n'es pas un simple système de grande gueule que já i trouvé mais une vérité avec des preuves, qui me servent aujourd'hui de moteur pour mieux apprehender mon avenir. J'avance désormais avec ce que Diop appelait "un bouclier culturel".
Voilà la vérité.
Je sais que je parais souvent ridicule devant les noirs comme devant les autres quand je parle de l'Egypte, je m'en réfère et m'en dit héritier. Je passe pour fou. Un type qui fuit la réalité et se réfugie dans une idéologie des origines. Un complexé qui se cherche des parents lointains qu'il n'a pas. Mais je suis tellement convaincu de ce que je suis et que je dis, ma mémoire historique est si ouverte et si cohérente, que les critiques faciles qu'on peut me faire ne résistent pas une seconde devant les preuves et l'argumentation en béton qui jailli de mon parcours historique.
Le faux universalisme des blancs où tout d’un coup « tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau » après avoir torturé durant tant de siècle ne sert qu’à masquer la réalité de nos pertes. Le fait de dire qu’il n’y a pas de sauvage est un leurre universaliste universaliste qui n’a pour effet que de nous rendre paresseux au développement, pour ne pas retrouver notre état de grandeur. Vous dites à un chef d'Etat africain de construire un nouveau barage électrique, il pense déjà dans tête que ces administrés ont toujours vécu dans un état statique et qu'ils n'ont pas la notion du progrès. A quoi se casser la tête? Idem pour un hopital, puisqu'on vous dira que c'est nous, la mortalité infantile est prise en compte dans la fécondité d'un couple. C'est ainsi depuis des millénaires. Donc le mal selon cette philosophie, c'est d'apprendre aux gens qu'on peut avoir 3 enfants sur 3 grossesses, et les voir grandir jusqu'à sa mort. On copie le blanc le pour rien puisque nous n'avons pas les moyens de faire comme lui.
Je l'ai entendu et vous aussi sûrement. Cette mentalité qui suppose que "le progrès appartient au Blanc" est une des raisons de la lenteur du développement en Afrique parce qu'on est pas pressé. Mais en même temps le ministre qui raisonne ainsi, ses 10 villa vont se construire en un temps retour avec le dernier cri du confort et du luxe. Donc qui veut-on mentir lorsque fait croire que c'est beau de ne rien avoir et dans notre conception "originelle" les choses ne se voyaient pas ainsi?
Avec une telle amnésie, bien évidemment, on écoute le blanc nous raconter notre histoire et en faire ce qu'il veut. L’esclavage qui s'est passé dans "les années inexistantes" (ou amnésiques) de notre ère (qui commence en 1885) devient la spécialité des blancs que nous assistons le nier et le changer en commerce pacifique et gentil entre deux mondes qui y trouvent leur compte. D'ailleurs ont s'en fou, puisque nous ne faisons pas le lien entre cette histoire de l'esclavage (que nous regardons comme un film fantastique) et nous, dans ce que nous sommes devenus!
Posons-nous des fois des questions. Si les ancêtres était fiers et heureux de vivre comme ils vivaient au debut de la colonisation, auraient-ils sauté les pieds joints dans la civilisation à la chicotte que proposait le blanc? Car si les belges (et c'est vrai) ont forcé les jeunes enfants à aller à l'école ou les adultes à bosser dans les champs de cahoutchouc ou les mines, c'est un cas rare dans la colonisation. Les colonisations françaises et anglaises n'ont pour leur part et dans la plupart des cas, eut qu'à sortir les avantages qu'il proposaient, et nos parents qui en avaient tant besoin ont accouru des villages pour aller les prendres, en contre-partie du travail. Le travail étaient pénible, les colons étaient vicieux comme des esclavagistes (un jour nous parlerons de Gaud et de Toqué, deux criminels colons) mais, la formations des centres industriels et urbains durant la colonisation et l'exode qui s'en est suivi ne s'est pas faite par la force. Mais c'est parce l'état de souffrance de la colonisation était plus tolérable que la misère et le dénument dans lequel ils ont vécu 4 siècles durant. Le brin de mémoire, la petite humanité qui est restée dans leur tête de misérable s'est souvenu quand même qu'on peut vivre mieux que cela.
Car y’a des peuples qui effectivement n’ont jamais connu la civilisation. Ce sont les pygmées, les massaï, les himbas et quelques autres. Ceux là ne sont pas pressés de vous rejoindre et ils ne sont pas sortie des forêts. Leur système n’est pas celui-là. Ce genre existe également en Europe, ce sont les tziganes par exemple, ou les manouches (qui ne sont pas le même peuple contrairement aux idées reçues). Ou les lapons. Y’en a en Asie, en Amérique partout. Mais ce n’est pas le cas de l’écrasante majorité des Africains. L’historiographie de ce continent le prouve.
Pour en revenir à cette reflexion sur la sexualité africaine soit disant ancestrale, ce genre de sujet (limité à 1885, parce que dès qu’on parle de la vraie afrique libre et indépendante, Egypte et Co on vous taxe de grand rêveur… !), ces sujets disais-je ne m’intéresse pas parce qu’il s’agira encore une fois de prendre la shoah des nègres comme un état bienheureux et volontaire. Alors les intervenants du sujet vont se demander qu’est ce que nos ancêtres immédiats (nés à partir de l’an de grâce 1885 bien sûr, amnésie oblige) avaient librement créé pour se séduire dans le monde merveilleux qui était le leur. Ca me dégoutte parce que c’est un sujet d’aliénation, mal posé comme je l’ai dit parce que établi sur une base d’une époque bienheureuse et d’une création culturelle et sociale riche et délibéré. CE QUI EST EXCELLEMENT FAUX.
Avec de telles amnésies on lit des propos du genre « comment nous excitions-nous malgré notre nudité qui nous était naturelle ?». Oh non, c’est dégouttant. Et en plus, même dans les situations les pires, très peu d’Africains jadis civilisés en étaient réduits à se couvrir à peine les couilles. La plupart luttaient pour maintenir leur dignité et leur humanité.
Marvel _________________ Révélons de l'Afrique et des Noirs ce qu'ils ont de positif. Pour le reste, les impérialistes occidentaux et leurs valets aliénés ou consentants s'en chargent déjà.
L'Afrique, j'y crois!
Marvel
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