Posté le: Mer 25 Aoû 2004 09:33 Sujet du message: Pour la connaissance de Patrice Lumumba : Sa Mémoire !!!
Bonjour les Amis,
Je voulais vous partager un document rare sur Lumumba.
Mieux que les phiosophes grecs ou autres penseurs de la période des lumières, dans son combat sur nos réalités propres confrontés aux valeurs universelles, si Cheikh Anta Diop m'a donné une conscience culturelle et historique, Lumumba m'a donné une conscience politique.
C'est à ce titre que je défendrais à jamais la mémoire de ces deux illustres pharaons.
Il y a peu j'échangais avec un politologue de la RDC, spécialiste de Lumumba et enseignant aux sciences po en Belgique.
Je vous mettrais ci-dessous le fruit de nos échanges (qui est plutôt son travail pour être honnete). Un travail plutôt peu connu sur Lumumba, très universitaire en somme et moins émotionnel.
De ce spécialiste au nom de Jean Omasombo Tshonda (que je salue au passage s'il nous lit), en collaboration avec le Belge B. Verhaegen, un autre travail peu commun à la différence du livre "La Pensée Politique de Patrice Lumumba" préfacée par Sartre qui fait surtout le parallèle avec le parcours de Franz Fanon, les deux spécialistes ont publié "Patrice Lumumba - Jeunesse et Apprentissage Politique". Ce travail ne s'interesse qu'à la vie de Lumumba entre 1925 et 1956, avant qu'il n'entre réellement en politique. Il a été publié dans les "Cahiers Africains". Vous pouvez l'avoir à la FNAC sur commande bien sûr car le stock est épuisé.
L'intérêt de "Patrice Lumumba - Jeunesse et Apprentissage Politique de 1925-1956" que je conseille, c'est qu'il fait de Lumumba, un personnage saisissable depuis son milieu d'origine jusqu'à son entrée en politique au même titre que nous connaissons le parcours des grands hommes qui ont marqué l'Histoire universelle.
Pour l'instant voici le travail de Tshonda, intitulé : L'AFFAIRE LUMUMBA OU LA PALABRE SUR L'INDEPENDANCE DU CONGO.
J'espère ainsi participé à la connaissance de Lumumba.
Et ceux qui souhaitent que je le leur envoie par mail en fichier joint car il y a beaucoup de renvois qui n'apparaitront malheureusement pas, je suis disposé à le faire.
L'AFFAIRE LUMUMBA OU LA PALABRE SUR L'INDEPENDANCE DU CONGO
Moins le Blanc est intelligent, et plus le Noir lui paraît bête. André Gide
Le Noir est un homme qui prend en grande estime le maître qui l'apprécie, il reste attaché au chef qui le considère et le traite en homme.
Patrice Lumumba
A la cérémonie du 30 juin 1960, date de l’indépendance du Congo, l'essentiel de l'intervention du roi Baudouin consistait à dire aux Congolais : « Comme nous avons été bons pour vous ! Comme nous avons réalisé au Congo de belles choses ! » Et l'on se souvient tout autant, sinon plus, de la réplique cinglante de Patrice Lumumba, s'écriant : « Comme nous avons souffert, comme nous avons été humiliés ! » .
Certes, l'occasion fut solennelle, mais le Roi et Lumumba n'ont fait que reprendre ce qu'ils ( se ) disaient déjà depuis quelques années. Ainsi, dès sa première visite de la colonie en 1955, Baudouin Ier qualifiait le Congo d'« oeuvre conçue par le génie du roi Léopold II, ce qui est une action civilisatrice » . Il en était l'héritier et le continuateur. Quant à Lumumba, celui-ci, surtout à partir de son emprisonnement en 1956, haïssait le racisme colonial dont lui et ses « frères de race » étaient victimes .
L'image de Lumumba demeure un enjeu politique majeur de la mémoire congolaise et coloniale car elle renvoie d'abord à l'indépendance du Congo. Le 27 janvier, lors de la Conférence de la Table ronde politique réunie à Bruxelles, la date de celle-ci est fixée au 30 juin 1960, soit cinq mois seulement après cette rencontre. Si cette décision choqua de nombreux Belges établis dans la colonie, elle enthousiasma, à l'inverse, la majorité des Congolais, surpris par la rapidité avec laquelle les délégations congolaises et belges s'étaient accordées sur une question jugée difficile à résoudre. Certes, dans son allocution radiodiffusée du 17 décembre 1959 , le roi Baudouin parlait d'une « indépendance prochaine » du Congo mais le souverain des Belges avait évité de rencontrer Lumumba, alors prisonnier à Stanleyville. Un jour avant son arrivée dans cette ville, le ministre du Congo avait annoncé l'indépendance du Congo pour 1960. Avec beaucoup de réticences , les leaders congolais du cartel Abako pourtant à l’origine de la rencontre sur la question du Congo acceptèrent cette proposition de l'autorité belge qui « définissait en fait le plan de décolonisation le plus radical qui eut jamais été appliqué dans une colonie » .
Comment comprendre la rapidité de ce consensus sur l’avenir du Congo, tant convoité, en regard de la débâcle qui suivit la proclamation de cette indépendance ? Les récriminations qui opposent Lumumba à l'autorité coloniale sont-elles postérieures à cette Conférence de la Table Ronde ou se sont-elles progressivement élaborées auparavant ? Bref, suite à l'échec de la politique d'acculturation inaugurée dès la fin des années 1940 statut d'évolué, carte de mérite civique, etc. , les Congolais se montrent prudents face aux propositions belges. Ils considèrent avec méfiance tout ce qui leur est présenté car ils craignent des manœuvres néocolonialistes. Sans toujours se demander pourquoi cette fois-ci la Belgique allait réellement leur accorder l'indépendance promise, les Noirs observent que l'autorité politique des Blancs accuse, depuis les émeutes de janvier 1959, une certaine faiblesse dans sa gestion du Congo. Ils se demandent également si la métropole n'est pas à la recherche d'une solution pour réévaluer sa stratégie par rapport à cette colonie.
L'entrée de Patrice Lumumba en politique et sa conquête du leadership s'inscrivent dans un contexte précis. Enfant , il vit dans un village où la domination coloniale, bien ancrée, s’est affirmée brutalement. Sa carrière professionnelle se passa à Stanleyville où il immigra. Le chef-lieu de la Province Orientale ne connaissait alors qu'une évolution modérée ; son économie restait axée sur une production agricole primaire de type colonial et sur une position marginale de l'industrie fondée sur des bas salaires . La carrière de Lumumba comme fonctionnaire est interrompue par un emprisonnement qui le mènera en juin 1957 à Léopoldville .
Dans cette ville, l'avenir du Congo commence à se dessiner depuis la publication, le 1er juillet 1956, du Manifeste de Conscience Africaine. L'Abako notamment y mène déjà une lutte politique ouverte et l'action syndicale y est plus ouverte. De plus, les relations humaines entre Blancs et Noirs semblent plus nombreuses et étroites .
Lorsque Lumumba évoque la colonisation, non seulement transparaît ce qu'il apprend « en cours de marche » mais également son propre vécu. Son point de vue sur la situation est le produit de ses divers contacts, pas seulement avec les Congolais et les coloniaux locaux. Pendant une courte période à partir de 1955 , Lumumba jouit de l'estime du Roi et de l'autorité politique à Bruxelles alors qu’il passe pour l'ennemi de l'administration coloniale, d'abord, provinciale et puis nationale. A partir de la fin de l’année 1958, il diversifie ses relations avec l'extérieur et rompt graduellement avec le système colonial, rupture qui s'achève fin 1959. Suite à sa participation remarquée à la Conférence de la Table ronde politique de janvier-février 1960, Lumumba devient le symbole de la libération du Congo.
Il ne s'agit pas, dans cet article, de répertorier les actions de Lumumba qui s’inscrivent dans cette trajectoire . Totalisant moins de quatre années de vie politique active, sa carrière peut paraître brève, mais les événements qui la jalonnent sont nombreux et complexes. Il séjourne deux fois en prison ( d'abord quatorze et, ensuite, trois mois ) . Au cours de ses détentions, il écrit beaucoup et exprime ouvertement ses récriminations contre l'autorité coloniale. Il fut employé dans le privé, tout en intégrant une fédération ethnique les Batetela de Léopoldville qu'il a dirigée avant de se lancer dans l'activité politique au sein d'un parti auquel il s'est identifié ( le MNC ). Jean Bolikango, que Lumumba détestait pourtant il l’accuse d’ailleurs d'être pro-belge , déclare à la Conférence de la Table ronde politique de Bruxelles :
( ... ) Monsieur Patrice Lumumba ( qui ) a été l'un de ceux qui ont été les premiers à prendre conscience des responsabilités congolaises...
Dès qu’il a été engagé à la Brasserie du Bas-Congo (Polar) à sa sortie de prison en septembre 1957, Lumumba « profitait de ses contacts dans les bars pour s’entretenir plus de la politique que de la vente de la bière Polar dont, en fait, le budget publicitaire lui servait de budget politique ». Les sujets abordés portent sur l’instruction des jeunes et des femmes, l’égalité des races humaines et l’amitié belgo-congolaise, la nécessité de la liberté pour tout être humain.
Louis Sockony qui fréquente Lumumba en tant qu’ami et est aussi son coiffeur, raconte à ce propos l’anecdote suivante :
« Lumumba lui demande s’il a déjà observé un perroquet dans sa cage. Après une réponse évasive de Sockony, Lumumba lui fait la leçon : ce pauvre oiseau est triste car privé de sa liberté. Il ne mange qu’à l’heure voulu par son maître et ne mange que ce que veut sont maître, c’est cela le mal. C’est précisément cela qui fait la douleur. Nous sommes gardés par le colonialisme dans une cage comme le perroquet. La solution est simple, car rien n’est impossible à l’homme. Il faut seulement qu’un groupe de Congolais déterminés osent s’organiser pour déclencher une riposte. Nous devons aboutir à quelque chose. Un jour, ce pays sera libre ! »
Pour cette étude, nous avons sélectionné les interventions, en partie inédites, de Lumumba depuis son premier emprisonnement en 1956 jusqu'à sa participation à la conférence de la Table ronde politique de Bruxelles de janvier-février 1960. En analysant les écrits de cette période, on trouve des éléments d'explication qui éclairent la démarche politique de Lumumba et l'évolution du personnage. Contrairement à ce qui a été affirmé , on observe que Lumumba exprime ses idées d'égalité et de liberté de manière engagée et que sa confrontation à l'administration coloniale, qui culminera le 30 juin 1960, est déjà exacerbée et vise, depuis longtemps, un but précis. A chaque occasion, il s’exprime en des termes que certains qualifient de critiques envers la colonisation telle qu’elle s’est élaborée au Congo . Il y a donc lieu de parler d'une longue palabre qui laisse entrevoir la détermination d'un acteur-clé en ce qui concerne sa conception de l'Indépendance du Congo .
Employé à Stanleyville, Lumumba affronte l'administration coloniale
Les oppositions à Lumumba dans les associations dont il fait partie avant son « voyage d'Etudes » en Belgique de 1956 sont connues . Ses thèses sont également développées dans un ouvrage posthume Le Congo terre d'avenir est-il menacé ? Les principales réclamations de Lumumba sont d'ordre social. Le pouvoir de Bruxelles est encore perçu comme l'arbitre, car c'est l'administration installée au Congo qu'il veut voir changer. Lumumba, comme d'autres Congolais, se réfère aux principes qui régissent la colonie. L’un d’eux, figurant dans la charte coloniale de 1908, affirme que le Congo belge a une personnalité distincte de celle de la métropole et que, dès lors, il établit son propre budget, tant en recettes qu'en dépenses.
Le ton non polémique du Le Congo terre d'avenir est-il menacé ? est trompeur . Certes, jusqu'en 1956, Lumumba semble croire sincèrement, malgré toutes les rebuffades d'ordre racial dont il a été lui-même victime et qu'il constate autour de lui, en l'avenir d'une « Communauté belgo-congolaise » faite de respect et d'amitié mutuels entre Blancs et Noirs. Le plus grand compliment qu'il adresse d’ailleurs à un Européen, comme le gouverneur Breuls de Tiecken ou le ministre Buisseret, est d'être le « grand ami des Noirs » ou « le bienfaiteur des Noirs ». Il souligne à plusieurs reprises l'importance des contacts amicaux entre Blancs et Noirs lors des heures de travail, en dehors des bureaux, à la maison. Lui-même noue ce genre de contacts avec Pierre Clément pendant un an, travaillant ensemble, sortant ensemble, voyageant ensemble... Dans les auditions du personnel européen de la Poste lors de son procès de 1956-1957, plus d'un reproche à Lumumba, soit de serrer la main aux Blancs sans les égards habituels, soit « [ de ] ne plus daigner saluer les employés européens de son service » . Lumumba n'imagine pourtant pas l'avenir du Congo sans les Blancs et croit jusqu’à la naïveté en la possibilité d'un changement spontané des comportements sociaux.
Dans l’ouvrage précité, Lumumba évite la controverse pour ne pas affronter directement l'autorité coloniale. En effet, dans ce texte, comme dans beaucoup de ceux qu’il écrit au début des années 1950, Lumumba se soumet à la critique immédiate du lecteur ; il sait qu'il sera lu par les autorités coloniales dont il dépend, mais aussi par le public. A l'égard des premières, il doit s'imposer une autocensure, mais c'est le second qu'il veut informer, influencer et parfois séduire . Cet ouvrage n’est pas publié aussitôt, ( peut-être ) en partie à cause de l'appréciation négative d'un lecteur choisi par l'éditeur. Celui-ci relevait dans sa note de lecture :
D'après lui [Lumumba], la rapide évolution du Congo est due, non seulement au « cerveau qui pense » le blanc mais aussi au « bras qui exécute » le noir. A ce propos, ses assertions quant à « l’énergie » et au « rendement » de ses congénères me paraissent d'un optimisme nettement exagéré.
On dispose d'autres éléments explicatifs dans le dossier du procès qui oppose, dès juillet 1956, Lumumba à l'administration. On le voit non seulement se défendre, mais surtout juger ouvertement la gestion coloniale. Dans une lettre ( 6 pages ) qu'il adresse de sa prison de Stanleyville le 8 septembre 1956 au roi « des Belges et des Congolais » et qu'il termine en disant « le présent recours en grâce n'a pas pu être envoyé par la voie hiérarchique comme c'est la règle » , Lumumba écrit :
Engagé au service de la Colonie le 20 novembre 1944, je totalise à ce jour plus de 11 ans de services effectifs dont 2 ½ ans passés au service territorial où j'exerçai les fonctions de : collecteur d'impôts, greffier du Tribunal de Territoire, recenseur, secrétariat.
Ma gestion au service territorial se clôture à l'entière satisfaction de mes chefs, qui, comme en fait foi le certificat annexé à la présente, m'attribuèrent toujours la cote « Élite ». (...)
Affecté au Bureau Central de Stanleyville I en 1950, je fus chargé de la comptabilité du service des chèques postaux, service qui, dans d'autres Provinces, est assuré par un agent européen.
J'assumai ce service avec compétence et, comme l'ont reconnu mes supérieurs hiérarchiques, mon rendement était égal à celui d'un agent européen, voire même supérieur, dans certains cas.
J'ai, en d'autres mots, de suffisantes connaissances professionnelles, tant théoriques que pratiques, qui me permettent de remplir n'importe quelles fonctions, au service des postes.
Mais malgré cela, ma situation ne fut pas améliorée en fonction de mon rendement, et j'avais très difficile de vivre et d'assurer l'entretien de ma famille.
Immatriculé au registre de la population civilisée et assimilé aux non-indigènes, mon nouveau statut m'imposait, en plus, de nouvelles obligations et charges ( .... )
Devant cette position que j'occupais sur le plan social, force m'était d'avoir, aussi bien pour moi que pour les membres de ma famille, une mise, certes modeste, mais décente. Cela devait nécessairement m’occasionner des dépenses.
Par le concours de toutes ces circonstances que je viens de décrire, ma situation devint de plus en plus critique, en raison précisément de la médiocrité de mes émoluments.
Mes derniers appointements mensuels nets, majorés de l'index, des allocations familiales et autres indemnités, s’élèvent à 4.957 francs.
De ce salaire il fallait déduire plus de 1.000 frs pour payer la redevance pour abonnement à l'électricité et à l'eau courante, ainsi que la rémunération du garçon de ménage ; le reste devait être utilisé intégralement pour le manger, ce qui laissait toujours une grande marge déficitaire pour les autres besoins vitaux que réclament l'entretien de ma famille et l'éducation de mes enfants.
A titre purement exemplatif, mon entretien à la prison coûte, en moyenne, rien que pour la nourriture, 4.000 frs par mois ( 125 frs par jour + autres menus frais ), alors qu'avec le même régime modeste, je n'avais, en tout et pour tout, pour nourrir et entretenir ma famille composée de 5 personnes, que 4.957 frs. A considérer aussi qu'à la prison les denrées alimentaires sont achetées au prix de revient, tandis que moi, je devais me les procurer au prix de détail.
Cette constatation prouve bien combien ma vie était dure et difficile. ( ... )
Comme le signale le journal L'Afrique et le Monde dans son édition du 23 août 1956 ci-jointe, j'ai, à deux reprises, demandé aux Autorités supérieures la faveur de bénéficier des dispositions du contrat d'emploi applicables aux employés non indigènes faveur prévue pour les Congolais et mulâtres assimilés mais on me le refusa, alors que mes collègues du secteur privé en bénéficient.
Ce dernier se pencha avec sollicitude sur ma situation, comme sur celle des autres auxiliaires de valeur, et me fit savoir qu'une réforme était mise à l'étude tendant à l'admission de certains agents auxiliaires de la catégorie spéciale au statut des agents européens. Je ne pouvais pas bénéficier de cette réforme puisqu'elle n'était prévue qu'en faveur des agents de la catégorie spéciale, catégorie à laquelle, compte tenu de mon grade actuel, je ne pouvais accéder qu'après 15 ans, soit vers l'année 1970.
Dans un autre document du procès intitulé Explications et moyens de défense aux faits qui me sont reprochés ( 11 pages ), adressé à ses juges le 25 février 1957, auquel il intègre le contenu de cette lettre au Roi, le ton et l'argumentaire de Lumumba deviennent plus incisifs. En fait, il montre que le Blanc ne se révèle pas toujours plus compétent que le Noir et il traite l'administration coloniale d'injuste et de raciste. Mais bien qu'il esquinte la colonisation, il inscrit encore ses accusations dans le cadre juridique existant . Il espère sans doute que sa situation s’améliorera grâce à une intervention des pouvoirs de Bruxelles.
La réponse de l’administration à cette diatribe est injurieuse, allant jusqu'à « dicter » le type d'appréciation qu'elle aurait voulu entendre de tous les Congolais. Voici, par exemple, le réquisitoire du ministère public L. de Waersegger du 3 juin 1957 contre Lumumba :
( ... ) Depuis bientôt trente ans que j'exerce les fonctions de magistrat du Parquet, j'ai entendu de bien nombreux prévenus dans leurs explications tendant à justifier, à excuser ou simplement à atténuer les fautes, les infractions qu'ils avaient commises. C'est cependant la première fois qu'il m'a été donné de prendre connaissance d'un mémoire de défense aussi venimeux et qui prend l'allure d'un réquisitoire contre ceux à qui le prévenu Lumumba doit cependant tout.
Lumumba est un Batetela de la région de Katako-Kombe qui est située dans cette partie de l'ancien Lomami qui fut jadis le théâtre des expéditions esclavagistes arabes. C'est dans cette région du Congo que les Belges livrèrent les plus dures batailles de la campagne anti-esclavagiste où pas mal des nôtres payèrent de leur sang la libération des populations autochtones . Sans notre présence au Congo, que serait Lumumba ? Mais s'il doit à l'Etat de n'être pas un esclave , il lui doit aussi cette instruction, cette éducation, cette formation dont il se vante et qu'on lui a prodiguées tout à fait gratuitement. Il doit aussi à l'Etat belge sa situation. Il doit à la mansuétude de ses chefs [entendez belges] de n'avoir pas été chassé des cadres dès sa première malhonnêteté.
Il a été admis parmi les indigènes immatriculés, il a été traité avec égard et admis sans réticence dans les milieux européens. On fondait sur Lumumba de grands espoirs. Il a été invité à se rendre en Belgique, pour s'y instruire de notre façon de vivre. Il a réclamé une assimilation plus grande encore et le Ministre lui-même lui a écrit personnellement pour l'assurer que l'on étudiait attentivement cette question. Car, tout de même, dans un pays où tout, absolument tout a dû se créer et s'organiser, où tout, pour ce qui est du progrès matériel aussi bien que du progrès social, on a dû commencer à zéro, il se conçoit qu'on ne puisse du jour au lendemain, donner satisfaction à toutes les aspirations même les plus légitimes.
L’Etat belge a cependant à son actif dans le domaine social des réalisations que beaucoup de pays nous envient, et Lumumba en est un des principaux bénéficiaires. Nous devions normalement nous attendre à rencontrer chez Lumumba vis-à-vis de l'Etat belge, à qui il doit tout, un sentiment de reconnaissance qui est aussi un élément de la civilisation, de l'évolution dont il se targue. Or, que lisons-nous dans sa note de défense ? Des critiques amères, des reproches violents, des accusations fausses. C'est, d'après Lumumba, l'Etat belge, c'est le gouvernement, c'est l'administration, qui sont cause des infractions qu'il a commises. Un homme de sa qualité, ayant ses capacités ( la probité exceptée sans doute ) ayant des connaissances professionnelles reconnues par ses chefs, et qui lui ont valu la cote « élite », on l'a laissé, dit-il, vivoter avec un salaire de misère et de famine et ce en dépit de la justice sociale et des prescriptions légales. « N'est-ce pas à la colonie écrit Lumumba de donner l'exemple dans l'application des principes élémentaires de justice humaine et d'égalité ( non mathématique ) entre citoyens belges et congolais ? » Et Lumumba se déclare victime d'une injustice de la part de l'Administration qui l'employa. Cette diatribe d'un prévenu coupable de détournement à l'endroit de cette administration, à qui il doit tout et qui est la victime de ses détournements, a quelque chose d’écœurant.
Après 14 mois d'emprisonnement, Lumumba obtient une libération conditionnelle. Il quitte Stanleyville, non à sa demande comme on le dit souvent , mais plutôt sur demande du Ministère public qui espère, en l'amenant à Léopoldville, parvenir à une condamnation plus sévère . Cependant, une grâce royale vient alléger cette condamnation arrêtée par les tribunaux (de Stanleyville et de Léopoldville) à deux ans. Cette remise de peine est également due à l'emploi que ces appuis belges lui ont trouvé dès sa sortie de prison, le 7 septembre 1957, dans le secteur privé avec des avantages substantiels .
Bien entendu, il ne s'agit là que d'avancées individuelles, qui ne résolvent pas un fait : Lumumba pose déjà un vrai problème à l'autorité coloniale. Dans cette lettre adressée au Roi, il écrit :
( ... ) Certains Directeurs du secteur privé proposèrent de m'engager aux mêmes conditions qu'un agent européen engagé sur place, mais je déclinai chaque fois ces offres, préférant, par idéal, rester à l'Administration pour collaborer avec les Autorités à l'administration de mon pays et à l'évolution de mes frères de race .
( ... ) Ma probité ayant été éprouvée bien des années, je suis bien convaincu qu'un bon salaire m'aurait indiscutablement évité tous les ennuis que je connais aujourd'hui.
C'est dans ce sens qu'un Magistrat avait déclaré au cours de mon interrogatoire, que, si l'on veut réellement aider les Noirs à évoluer, il faut leur octroyer des rémunérations équitables qui leur permettent de résister aux tentations et de mener un train de vie normal, ce qui influencerait notablement leur moral.
Ce jugement est presque le même que celui qu'exprimait le grand humaniste, le Pape Léon XIII dans son encyclique dite Rerum Novarum que : « C'est une loi de justice naturelle que le salaire ne doit pas être insuffisant pour faire subsister l'ouvrier sobre et honnête ».
Beaucoup d'autres familles évoluées souffrent de la même manière que moi. C'est ce qui justifie naturellement les pressantes et récentes revendications du Personnel Auxiliaire de l'Administration d'Afrique, au sujet desquelles une délégation, dont je devais faire partie, fut invitée récemment à Bruxelles par Monsieur le Ministre des Colonies pour donner son point de vue sur le problème de la rémunération des agents autochtones de l'Etat.
Dans son discours de clôture du congrès du Mnc prononcé le 28 octobre 1959 à Stanleyville, Lumumba revient sur le sens de son combat :
Chers frères, nous ne poursuivons aucun intérêt personnel, nous n'avons aucun souci électoral. Si nous voulions avoir de l'argent, si nous voulions vivre mieux, nous ne ferions pas ce que nous faisons aujourd'hui. Nous pouvons quitter ce Congo, paisiblement, et aller vivre une vie meilleure ( à ... ) ailleurs, qui dépassera celle d'un petit ( ou futur ) ministre congolais. Nous abandonnons tout cela ( ... ) .
Lumumba termine son discours prononcé à Léopoldville le 28 décembre 1958 par cette phrase : « Le Congo est notre patrie. C'est notre devoir de rendre cette patrie plus grande et plus belle » .
Pareils propos de la part de Lumumba traduisent le rejet de la gestion coloniale jusque là en vigueur et des illusions que créée le statut d'immatriculation.
A partir d'une position politique plus confortable acquise à Léopoldville, Lumumba accuse la Belgique de ne pas vouloir un avenir favorable pour le Congo : 1957-1960
Le titre de l'ouvrage de 1956 était annonciateur et traduisait une appréhension : Le Congo terre d'avenir est-il menacé ?
A mesure que le contexte d'ensemble évolue, Lumumba apprend à mieux identifier son ennemi colonial et à le combattre. Son discours, tout en puisant dans le vécu quotidien, va devenir nettement plus politisé. La cible de ses attaques n'est plus l'Européen, c'est encore l'Administration. Dorénavant, Lumumba désigne le gouvernement et la Belgique comme les principaux responsables de la situation du Congo : « Nous n'avons rien à faire avec les Européens, ce ne sont pas eux qui nous empêchent d'être indépendants, c'est le gouvernement qui est là en Belgique », affirme-t-il dans les deux discours prononcés les 28 et 29 octobre 1959 lors du congrès de Stanleyville. Il évoque à plusieurs reprises l'éventualité d'une répression violente et même de sa propre mort :
La Belgique va nous ( t.. ) tuer, par des balles. Ce n'est rien ! Et ça sera au nom de la religion et de la civilisation qui condamne l'esclavage que la Belgique va nous tuer demain. Et alors, soyez forts ! Soyez optimistes ! Ayez conscience de votre dignité et la conscience de votre personnalité. Songez à vos parents qui sont morts, songez à ces frères, victimes de la colère, qui souffrent sous l'oppression colonialiste. Ce pillage colonial, la spoliation, des brimades de tous les jours, et vous acceptez ça ! ( Non dans le brouhaha de la foule ).
Et si vous êtes opprimés, c'est parce que vous le voulez ! Si vous voulez que ce soit empêché demain, vous me suivrez demain ! ( Dans la foule on entend : « Demain » ). Et nous sommes certains que nous mettrons fin à ce régime demain, et nous sommes certains et convaincus, nous le disons publiquement, que la Belgique a complètement perdu aujourd'hui ! .
Puis Lumumba lance un mot d'ordre :
Pas de collaboration ! Désobéissance civile ! Indépendance immédiate sans attendre ! Boycottez les élections ...
Lumumba sait qu'un décret vient d'être pris par le Gouverneur Général. Celui-ci interdit, sous peine d'emprisonnement, le boycott des élections. Lumumba défie ouvertement le pouvoir colonial. Mais en même temps, il recommande la non-violence à ses sympathisants :
Vous êtes des militaires ( ou des militants ), vous êtes des combattants ... ces mots d'ordre que nous donnons, c'est le calme, ... ne vous livrez à aucune voie de fait, ne jetez pas de pierres sur les voitures des Blancs... .
En fait, les réclamations de Lumumba ne varient pas depuis 1956 mais, lors de son meeting de fin décembre 1958, il affirme que l'indépendance ne doit pas être perçue comme un cadeau à attendre de la Belgique mais plutôt comme un droit légitime des Congolais. Ce thème de l'indépendance devient présent dans toutes ses interventions au cours de l'année 1959. Il y a donc eu évolution. Lumumba a perçu les deux dimensions de l'espace politique colonial. D'une part, les grands partis politiques belges n’expriment leurs dissensions par rapport au dossier « Congo » que sur des sujets mineurs comme les salaires ou les écoles et non sur une question essentielle comme l'avenir du Congo. D'autre part, l'autonomie financière du Congo, concédée dans la charte coloniale, est loin d'être totale.
Les rapports étroits qui lient la métropole à la colonie et l'existence même du fait colonial inscrivent l'administration congolaise dans un système centralisateur et autocratique où le pouvoir suprême de décision reste situé en métropole. Par exemple, concernant l'élaboration du budget, si les propositions sont établies à l'échelon provincial et centralisées ensuite au Gouvernement général qui dresse un avant-projet, c'est au ministre belge des Colonies qu'il incombe de rédiger le projet de loi définitif après avoir vérifié et modifié en toute liberté les propositions faites par l'administration congolaise .
Lumumba participe à la sixième conférence panafricaine d'Accra où il fait la connaissance de diverses personnalités africaines dont Kwame N'Krumah du Ghana, Tom Mboya du Kenya, Louis Rwagasore du Ruanda-Urundi ... Le 11 décembre 1958, il prononce, dans le cadre de cette rencontre, l'un des discours les plus brillants de sa courte existence. Il développe d’abord le programme du parti qu’il représente, le Mouvement nationaliste Congolais, et termine en : « dénonçant le colonialisme, l'impérialisme, le tribalisme et le séparatisme religieux comme constituant des entraves sérieuses à l'éclosion d'une société africaine harmonieuse et fraternelle ». Il conclut en se montrant rassuré sur l'issue de son combat :
Le souffle libérateur qui traverse actuellement toute l'Afrique ne laisse pas le peuple congolais indifférent. ( ... ) Cette conférence historique ( ... ), nous révèle une chose : malgré les frontières qui nous séparent, malgré nos différences ethniques, nous avons la même conscience ( ... ) de faire de ce continent africain un continent libre, heureux, dégagé de l'inquiétude, de la peur et de toute domination colonialiste. ( ... )
A bas le colonialisme et l'impérialisme.
A bas le racisme et le tribalisme.
Et vive la nation congolaise, vive l'Afrique indépendante.
Lumumba a fait partie de la commission chargée, à la conférence, d'étudier la stratégie des luttes contre le colonialisme. A la fin de cette rencontre, il est nommé membre permanent du comité de coordination de la conférence. L'autorité coloniale qui autorisa ce déplacement d'Accra à la délégation du Mnc, parti politique nouvellement créé ( octobre 1958 ) et jusque là modéré par rapport aux thèses défendues par l'Abako, est déçue dans ses attentes.
du Mnc revenir convaincus de la grandeur des réalisations belges au Congo les édifices de Léopoldville étant nettement mieux construits que ceux d'Accra affirme un responsable de l'époque. « Lorsque je pose la question sur les impressions du voyage », déclare ce responsable, « J. Ngalula ( un de trois délégués ) répond : ici au Congo belge, nous sommes bien supérieurs à ces gens là. Mais nous ne comprenons pas que eux soient indépendants et pourquoi pas nous ». Lumumba, lors du meeting que tient le Mnc le 28 décembre 1958, faisant le compte rendu de cette conférence d'Accra :
Nous reconnaissons à sa juste valeur la contribution que la Belgique, les Belges et les étrangers ont apporté pour l'épanouissement du Congo. Le progrès réalisé ici dans le domaine économique et social surpasse comme nous l'avons constaté de nos propres yeux celui de certains pays. Mais là où le bât blesse c'est que le gouvernement belge a négligé l'émancipation politique des Congolais, et la promotion de la femme noire. Notre pays connaît, en ce domaine, un retard considérable, lorsque des pays moins développés que le nôtre, jouissent déjà ou sont en voie de jouir de leur liberté. C'est ce retard que nous voulons combler aujourd'hui sans tarder.
Lors de ce meeting, le premier meeting politique au Congo belge, Lumumba qui est le principal orateur du jour affirme que l'indépendance est un droit légitime pour les Congolais. Les émeutes de Léopoldville du 4 janvier 1959, suivies de la déclaration gouvernementale et de l'allocution du Roi le 13 janvier, montrent que le système colonial belge présente des failles. Mais la solution n'est pas encore en vue. Un témoin ( Onawelho ), qui se trouvait à ses côtés ce jour là déclare avoir vu Lumumba sauter de joie et dire : « Le train de l'indépendance du Congo est mis sur les rails et il roulera jusqu'au bout. Le Roi lui-même a prononcé le mot tabou “indépendance” ! » Lumumba affirmera peu après que son parti avait demandé au gouvernement belge de préciser la date à laquelle le Congo accéderait à l'indépendance promise, mais le Mnc n'aurait reçu que « des réponses dilatoires et peu rassurantes » . Dans une interview qu'il accorde au journal de Dakar ( Sénégal ) Afrique Nouvelle au mois d'avril 1959, Lumumba, qui répond à des questions sur la position de son parti à l'égard de la politique belge au Congo, déclare :
Notre position est claire. Dans un souci d'honnêteté, nous n'avons pas voulu refuser le dialogue et nous avons donné notre accord sur les principes de la déclaration, c'est-à-dire sur la marche du Congo vers son indépendance. Mais nous avons proposé des amendements sur les délais de mise en oeuvre des réformes. Nous voulons en particulier que soient rapidement fixées les dates de l'élection des futurs Sénat et Chambre des Représentants, et de notre indépendance qui, à notre avis, devait intervenir en janvier 1961 ( ... ). Et il ne nous suffit pas de bonnes paroles : nous voulons un acte officiel écrit.
Diverses rencontres auxquelles Lumumba participe s'organisent au Congo et à l'étranger . Il devient un personnage de plus en plus en vue. En février-mars 1959, les rapports de la Sûreté coloniale lui attribuent des propos selon lesquels les Belges attaqués par les représentants de divers pays pour leur gestion du Congo continuent à faire la sourde oreille. « Ils veulent toujours montrer leur supériorité, [ dit Lumumba ] mais cet orgueil coupera un jour les liens entre le Congo et la Belgique » .
Au congrès des partis unitaristes, tenu au mois d'avril 1959 à Luluabourg, Lumumba demande une minute de silence à la mémoire des « morts pour l'indépendance » et critique l'exposé qui parle du « respect inconditionnel de l'autorité » . Par ailleurs, abordant la présence européenne au sein d'un futur Etat Indépendant, il déclare :
Les Blancs n'ont pas à s'effrayer, s'ils acceptent le bien-fondé de nos aspirations et nous laissent la première place ». Il exige l'union de tous et condamne « la violence ( qu'il dit ) n'est pas nécessaire pour arriver à un but.
Au second semestre de 1959, lorsque le gouvernement belge noue de « nouveaux contacts » pour apprécier la situation politique au Congo, Lumumba incite un groupe de partisans à envoyer, le 2 juillet, une motion aux autorités belges à Bruxelles .
à Monsieur le Président du Sénat de Belgique
à Monsieur le Président de la Chambre des Représentants
à Monsieur le Premier Ministre
à tous les Parlementaires belges
Copie pour information à Monsieur le Secrétaire Général de l'Organisation des Nations Unies.
Les Partis Politiques Congolais et l'Union Nationale des Travailleurs Congolais, après avoir examiné le discours prononcé à Léopoldville le 24 juin 1959 par le Ministre du Congo et l'exposé qu'il vient de faire à la Chambre le 1er juillet, exposé qui a été approuvé par le Parlement belge, se prévalant de l'article 73 paragraphe B de la Charte des Nations Unies, RÉCLAMENT l'organisation immédiate d'un Référendum à travers le Congo pour déterminer si la population accepte l'idée de la formation d'une Constituante issue du suffrage universel et d'un Gouvernement provisoire dès juin 1960 conformément au mémorandum adressé en date du 22 juin au Parlement Belge.
Ce Référendum doit être précédé, comme dans tout pays démocratique, d'une campagne de propagande menée à travers tout le pays par les diverses organisations politiques existant actuellement.
Nous demandons qu'une Commission d'observateurs de l'ONU puisse préparer et surveiller le déroulement de ce Référendum.
Nous repoussons la politique de fermeté et d'intimidation préconisée par le Ministre du Congo et approuvée par le Parlement Belge, celle-ci étant incompatible avec nos aspirations les plus légitimes.
Par ailleurs, nous réitérons notre désir de voir accorder à la population le droit à l'exercice des libertés fondamentales proclamées par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et garantie par la Charte des Nations Unies.
Cette motion est accompagnée d'un mémorandum de deux pages adressé au Parlement belge. Le « timing » pour l'indépendance y est présenté et une commission de contrôle et le système électoral y sont exigés. En fait, Lumumba n'a plus confiance en l'autorité coloniale. Les considérations qui introduisent ce document ainsi que le premier point montrent la fermeté des exigences formulées.
( ... ) Considérant qu'aucune organisation congolaise n'a été consultée pour la rédaction de la Déclaration gouvernementale du 13 janvier ;
Considérant que cette Déclaration est timide et n'a pas fixé toutes les étapes requises pour mener le Congo à son indépendance ;
Considérant, d'autre part, que les projets de réforme politique élaborés par l'Administration coloniale en matière de régime électoral instaurent un simulacre de démocratie en laissant la voie ouverte aux manœuvres colonialistes susceptibles de fausser le libre jeu des règles démocratiques ;
Considérant que le maintien de cet état de choses va à l'encontre des aspirations profondes et légitimes du peuple congolais à accéder rapidement à son indépendance et d'instituer un Etat vraiment démocratique ;
Rejettent les projets de l'Administration coloniale sur le régime électoral ;
Tiennent le Parlement belge pour responsable des difficultés qui peuvent avoir lieu au Congo, résultant d'une politique qui est de nature à perpétuer le régime colonialiste dans le pays ;
Expriment aux deux Hautes Assemblées belges le désir suivant :
1° Libertés :
Jouissance totale, sans délai, des libertés publiques et individuelles proclamées par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et garanties par la Charte des Nations Unies.
Les revendications de Lumumba trouvent un appui en Belgique. Certes, il n'a plus le soutien des libéraux qui se sont séparés de lui , mais le parlementaire communiste Gaston Moulin lui affirme, dans sa lettre réponse du 14 juillet 1959, que cette cause défendue est juste .
Lumumba est convaincu que la Belgique ne veut pas de l'indépendance du Congo et continue à multiplier des manœuvres pour perdurer sa domination. La confrontation devient alors sa stratégie privilégiée. Ainsi, lorsqu'il apprend que le ministre refuse de postposer les élections avant le dialogue souhaité avec les Congolais, Lumumba exhorte ses partisans à la désobéissance vis-à-vis de l'autorité. Il rend la Belgique responsable de ce qui arrivera :
Chers frères ! chers frères ! Est-ce que vous avez peur ? La foule : Non ! Jamais ! Non ! Non ! Jamais ! Est-ce que vous avez peur de la mort ? ( Tumulte ) Nous savions très bien ! Nous avons toujours dit ! Nous vous l'avons toujours répété, depuis des mois, nous prions le désert ( ? ) ! Nous demandons l'indépendance par la non-violence et dans la dignité. Nous avons placé tous nos espoirs en la Belgique, la Belgique nous avons (sic) profondément déçus. Nous avons tendu une main fraternelle à la Belgique, la Belgique rejette notre main aujourd'hui, en brandissant l'épée de la répression. On vient de signer un décret : quiconque sabote les élections, on va le mettre en prison. Chers frères, nous nous offrons aujourd'hui, nous qui sommes ici, tous les congressistes, comme les otages de la cause coloniale. Nous vous demandons une seule chose : c'est de vous occuper de nos enfants, nous les laissons à votre charge et nous marchons contre la Belgique, et nous marcherons contre cette politique. Il faut que ce pays soit libéré sans retard.( ... )Chers frères, aucune collaboration n'est plus possible avec la Belgique. Nous allons proclamer notre ( .... ) indépendance aujourd'hui.
Lumumba conserve ces « arguments-chocs » : les récriminations sociales de 1956 et l'appel à la justice sociale ( l'égalité ). Lorsqu'il est ( à nouveau ) arrêté le 1er novembre 1959 à Stanleyville, à la suite des émeutes qui ont eu lieu le 30 octobre , il adresse de sa cellule de détention un mémoire – jusqu’ici inédit à ses juges le 23 novembre.
( ... ) J'ai reçu, en date du 30 octobre 1959, à 16h30 très exactement, un mandat de comparution qui m'a été décerné par monsieur l'Officier du ministère public près le tribunal de première instance de Stanleyville.
Ce mandat précisait que je devais comparaître au cabinet de monsieur le Procureur du Roi pour être interrogé sur les faits qui m'étaient imputés.
Il se fait que, contrairement à ces stipulations, j'ai été arrêté à mon domicile par un bataillon de gendarmes et, au lieu d'être conduit au cabinet de l'Officier du ministère public comme il fut mentionné sur le mandat de comparution, j'ai été escorté directement au camp militaire Tshopo où on me jeta dans un cachot noir, avant d'avoir subi le moindre interrogatoire, et avant même que ma culpabilité soit préalablement établie.
Je me permets de relever le caractère peu régulier d'une telle arrestation qui me semble contraire à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, déclaration intégralement reproduite dans les Codes et Lois du Congo-Belge.
D'autre part, bien qu'assimilé juridiquement aux justiciables européens et jouissant, devant la loi, des mêmes garanties que ces derniers, j'ai été traité avec la plus grande discrimination raciale. On m'a fait coucher sur des planches, dans un cachot sale réservé aux militaires noirs en punition.
Ses reproches prennent ensuite une tournure nettement plus politique. C'est la colonisation qu'il rejette ouvertement en l'accusant même de vouloir saborder l'avenir du Congo.
( ... ) Où il est le responsable dans tout cela ?
Il est évident que le mouvement combat le colonialisme et ses méfaits, tout juste comme les nationalistes belges luttèrent pour la liberté de leurs pays. Mon action personnelle, comme celle de mon parti, n'est pas dirigée contre des personnes ou contre une autorité. Nous ne faisons que combattre le régime que nous estimons dépassé. Est-ce un crime ?
( ..... ) A quoi servent les libertés publiques que la loi déclare reconnaître aux habitants de ce pays, notamment aux partis politiques, si les hommes politiques noirs ne peuvent pas jouir du droit de critique dont disposent tous les hommes politiques à l'adresse des gouvernements de leurs pays ? En Belgique, comme dans tous les pays libres, les hommes politiques jouissent de la liberté d'opinion. La déclaration gouvernementale du 13 janvier 1959 proclame que les Congolais doivent jouir des mêmes droits et de mêmes libertés que les Belges de la métropole.
Or, que se passe-t-il aujourd'hui ? je suis poursuivi et jeté en prison pour une décision légitimement prise par mon parti dans le cadre de son programme politique et au droit que lui reconnaît la démocratie.
Ce n'est pas parce que le MNC ne partage pas entièrement la politique de l'Administration que l'on doit nous intenter des procès que nous ne méritons pas.
Le Gouvernement Belge a-t-il intenté un procès au Parti Socialiste de Belgique parce que celui-ci n'approuve pas sa politique et le critique de temps à autre ?
Le Gouvernement Belge a-t-il également intenté un procès au Parti Communiste et à ses militants parce que ceux-ci le critiquent souvent au sujet de sa politique coloniale ?
Les droits que le Gouvernement Belge reconnaît aux hommes politiques en Belgique, on les refuse aux hommes politiques du Congo.
( ... ) Si le MNC était un Parti politique belge, si j'étais dirigeant d'un Parti politique belge et que je me trouverais en Belgique où les droits des citoyens sont scrupuleusement respectés, je n'aurais pas été aujourd'hui en prison, avec plusieurs de mes militants.
( ... ) En procédant comme elle le fait, l'Administration apprend aux futurs dirigeants congolais d'instaurer la dictature dans ce pays et de jeter en prison tout citoyen, tout leader qui oserait critiquer la politique des hommes au pouvoir.
( ... ) Monsieur le Président, l'Administration de notre pays ne doit pas utiliser la justice comme un instrument de vengeance à l'égard des Partis ou des leaders qui ne souscrivent pas aveuglement à sa politique.
( ... ) Depuis plusieurs mois, nous parcourons le Congo, nous tenons des meetings publics où assistent toujours des foules immenses, dans les villes comme dans les postes de l'intérieur. Non seulement le MNC n'a provoqué aucun incident, mais absolument rien ne s'est produit à l'issue de nombreuses réunions politiques publiques. Les autorités le savent. La population aussi. Nous avons conscience de nos responsabilités et nous les prenons en main. Nous avons une obligation sociale et morale d'éduquer nos membres.
La Table Ronde Politique de Bruxelles crée le cadre de la négociation
« Grâce » à la Conférence de la Table Ronde, la condamnation de Lumumba à six mois d'emprisonnement est levée. Soumis à diverses pressions, dont celles des délégations congolaises réunies à Bruxelles, le ministre belge du Congo « libère » Lumumba malgré l'opposition de son administration. A l’ouverture de la séance du 25 janvier, le ministre De Schrijver informe les délégués de la Table Ronde « qu’il a prié Monsieur le Procureur Général d’Elisabethville de mettre Monsieur Patrice Lumumba en liberté provisoire afin qu’il puisse participer aux travaux de la conférence » .
Le gouverneur de la Province Orientale, Pierre Leroy, déclare : « Le Gouverneur Général m'apprend au téléphone que Lumumba, mis en liberté provisoire, partira ce soir pour Bruxelles. Personnellement, j'aime autant cette solution qu'une autre. Elle semble une nouvelle abdication mais, à l'heure présente, on n'imagine pas plus de faire une politique congolaise sans entendre Lumumba qu'une histoire de la peinture sans nommer Picasso ».
Dans la lettre qu'il adresse ( quatre jours après ) au ministre De Schrijver, P. Leroy annonce la crise à laquelle le système colonial va bientôt être confronté.
( ... ) Mais la majorité de la population européenne et, plus spécialement, les membres du service territorial et de la police qui se sont heurtés à ce leader ou à ses émissaires sont à la fois découragés et ulcérés. Il me paraît urgent, d'une urgence impérieuse au moment où un effort considérable va être exigé du personnel pour la mise en place des institutions nouvelles, que des garanties formelles et sans équivoques lui soient données par la Belgique pour son avenir.
Lumumba, dans son discours de clôture du Congrès de Stanleyville, souligne que les colons sont dépassés : « Les Colons perdent la tête ! Ils font tout ce qu'ils veulent, ils échouent ! » .
Grâce à sa participation à la conférence de la Table ronde, Lumumba renforce son prestige politique auprès de l'opinion congolaise et s'aliène tout soutien politique des pouvoirs belges. La conférence lui aura aménagé des conditions d’éligibilité telles qu’il devient éligible. En fait, Lumumba y est apparu en stratège. La Libre Belgique ( du 19 février 1960 ) le décrit ainsi : « rhéteur, flair politique étonnant. Violent qui se domine. Donne à sa colère la robe d’un sourire. Don du marchandage ( en anglais bargain ) ».
Drôle de ressemblance avec la carrière politique de Lumumba. On l'a vu observer le déroulement des élections de décembre 1957 à Léopoldville sans directement y prendre part, parce qu'il avait été arrêté à Stanleyville cinq jours après la publication du Manifeste de Conscience Africaine du groupe Iléo. Il ne suivit pas la contestation politique qui s’envenima par la suite et déboucha sur la création des premiers partis politiques au Congo. Mais, c'est son parti qui deviendra le champion de l'exigence de l'unité et de l'indépendance immédiate du Congo, proposition formulée au départ par l'Abako.
Et ensuite, c'est au moment où Lumumba est de nouveau en prison à Stanleyville que se concrétise l'idée d'une rencontre réunissant Belges et Congolais pour décider de l'avenir du Congo. C'est le MNC/Kalonji qui relança la revendication d'une « table ronde » que le cartel Abako-Psa fit sienne . Mais loin d'apparaître comme un intrus par rapport à cette revendication, Lumumba avait déjà inscrit son nom parmi ceux qui désiraient la rencontre bien longtemps auparavant. En 1956, il imaginait une « commission mixte de réformes » chargée de présenter au Parlement belge les projets de loi préparant à l'autonomie ; cette suggestion resta, il est vrai, dans un manuscrit .
Pour Lumumba : « Toute avancée sur l'indépendance du Congo doit être marquée ».
« J'exige le silence ! Nous arrivons à la conclusion, conclusion importante. C'est là la phase décisive de la lutte que nous menons aujourd'hui ! ». Lumumba commence ainsi son discours de clôture du congrès du Mnc prononcé le 28 octobre 1959 à Stanleyville. Il est en passe de définir les moyens susceptibles d’amener la Belgique à céder l'indépendance au Congo.
Parti d'Elisabethville le 25 janvier 1960, il arrive à Bruxelles le 26. Le 27, il assiste à sa première séance de la Conférence, séance qui arrêta la date de l’indépendance au 30 juin 1960.
J. Bolikango disait : « Nous nous en tenons à cette date et nous demandons au ministre de proclamer que le gouvernement fera l'impossible pour qu'elle ( la date du 30 juin ) ne doive plus être modifiée ». Aux acclamations de tous les délégués belges et congolais, M. De Schrijver se rallia à cette proposition au nom du gouvernement belge. Le Front Commun menait le jeu ; il avait le vent en poupe. Une fois fixée la date de l'indépendance, et après que le ministre du Congo eut introduit le débat sur les structures de l'Etat et des provinces, les délégations des partis nationalistes engagèrent, toujours le 27 janvier, les discussions sur « le contenu de l'indépendance ». Elles accusèrent M. De Schrijver de vouloir réserver encore certaines compétences à la Belgique. En effet, le ministre n'avait-il pas déclaré qu'à partir du 1er juillet, le Parlement et le pouvoir exécutif belges n'interviendront plus qu'exceptionnellement en matière congolaise et que, jusqu'à la ratification de la constitution, le pouvoir des deux Chambres ( congolaises ) sera extrêmement large mais ne couvrira pas encore toutes les compétences ». La très grande majorité des délégués revendiquaient l'indépendance totale sans aucune restriction.
A la séance du 28 janvier, le sénateur Henri Rolin trouva une formule imagée qui conquit les Congolais : « J'ai comparé hier l'indépendance à la remise du trousseau de clefs de la nouvelle maison Congo. A mon avis, la Belgique doit, le 30 juin, remettre toutes les clefs et ce sont les Congolais qui décideront de l'usage qu'ils en feront ».
Le premier geste de Lumumba consiste à remercier tous ceux qui ont intercédé pour sa libération et sa participation à la Conférence, puis il demande que l’annulation de peine dont il a bénéficié soit étendue à d’autres détenus politiques . Ensuite, il lit une déclaration défendant l'unité du Congo et la mise en place des institutions nouvelles et déclare être satisfait de la reconnaissance du principe de l'indépendance immédiate mais exige que celle-ci soit « réelle » et non « une indépendance de façade ». Ce qu'il répète depuis quelques mois, et il s'en prend à la gestion présente :
( ... ) Le Congo est aujourd'hui pratiquement sous le régime militaire. Nous ne comprenons pas qu'au moment même où le gouvernement belge s'incline devant la nécessité de reconnaître l'indépendance immédiate du Congo, son Administration renforce sa politique de répression à l'égard de la population congolaise. Cette situation paradoxale doit prendre fin. Elle ne peut qu'être génératrice de nouveaux incidents, préjudiciables à des bonnes relations entre la Belgique et le Congo.
Dès la fin de cette séance, Lumumba, nouvel arrivant à Bruxelles, organise une conférence de presse des délégations congolaises à la Table Ronde.
Vingt-quatre heures auront suffit à Patrice Lumumba, écrit La Libre Belgique ( du 28 janvier 1960 ), pour reprendre la grande vedette, délaissée par Kasa-Vubu. Lumumba avait convoqué pour mercredi ( 27 janvier ) soir une conférence de presse dans un hôtel de Bruxelles, à l’occasion de la fixation de la date de l’indépendance. M. Lumumba s’y comporta en chef indiscuté. Tous les partis étaient représentés, sauf l’Abako. M. Lumumba occupait le siège présidentiel, tandis que M. Kalonji, fort sombre, s’installait en bout de table. M. Lumumba prit la parole qualifiant cette journée d’historique( ... ). M. Lumumba passe ensuite la parole à d’autres orateurs. Deux chefs coutumiers d’abord, dont Munongo, le petit fils de M’Siri, qui disent leur volonté de collaborer désormais avec les chefs politiques.( ... ) M. Lumumba improvise aussitôt une scène de réconciliation, serre les mains des chefs coutumiers et de deux journalistes blancs, censés représenter la Belgique dans cet instant pathétique.( ... ) On entendit encore différents orateurs s’associer aux paroles de M. Lumumba. Ce furent MM. Bolikango ( Assoreco ), Bolya et Pongo ( Pnp tous deux ), Tshombe ( Conakat ) ( ... ), Sendwe ( Balubakat ) ...
M. Lumumba conclut : Et maintenant, messieurs les délégués congolais, y a-t-il encore des problèmes ? Non, répondirent les délégués en chœur. C’est fini ? Plus de palabres ? Réponse : Plus de palabres ! Vive l’indépendance !
( ... ) On demanda à Kalonji pourquoi il n’avait pas pris la parole. On ne m’y pas invité ! La même question est posée à Lumumba : « il ( Kalonji ) n’avait qu’à demander la parole ».
Voici le commentaire que nous fait Kashamura :
Le soir, Lumumba qui affectionne mêler la politique et la joie de vivre, le sérieux et l'exotisme, invite les délégués à venir danser à l’hôtel Plazza, pour célébrer le grand événement. Tous les délégués répondirent à son invitation. C'est l'heure de s'exhiber aux aires des Rumbas et des Tcha-Tcha cubains, avec les blondes flamandes ; exécutés par l'Orchestre « African Jazz » de Joseph Kabasele. Le Mozart noir compose spontanément en ma présence et de Thomas Kanza : « l'Indépendance Tcha-Tcha ».
A la fin décembre 1959, « une indépendance immédiate » du Congo ne paraissait plus une mauvaise chose à envisager pour la Belgique
Malgré la rapidité avec laquelle la conférence fut convoquée fin 1959, la Belgique mit du « sérieux » dans la préparation de la Table Ronde politique ; les enjeux lui paraissaient importants. Le Roi, malgré le ton encore protecteur et condescendant de son allocution à Stanleyville qu'il répétera le 30 juin 1960 , a suffisamment pris la température de la situation politique lors de son dernier voyage. Certes, il ne rencontre pas Lumumba, mais il s’entretient à son retour à Léopoldville avec la délégation du cartel dirigée par Kasa-Vubu. Le Roi ne va plus rencontrer la population congolaise ; le personnage de Lumumba l'inquiète. Voici un témoignage du gouverneur de la province Orientale, Pierre Leroy, qui décrit le séjour du Roi à partir du 17 décembre :
Le Roi nous avait dit son intention d'aller fleurir le monument à Léopold II dont c'est le cinquantième anniversaire de la mort. Nous nous préparons à cette cérémonie quand j'apprends que 1.500 personnes sont massées devant la prison et qu'il s'y en ajoute de seconde en seconde. Bientôt, ils sont là 3.000 qui s'apprêtent à porter en triomphe Lumumba libéré et Baudouin, son sauveur. Pour comble, le monument est voisin de la prison et la troupe est bloquée derrière la foule qui remonte vers la ville en une lente poussée bouchant l'unique avenue. Les voitures venues à l'aérogare mettront deux heures pour regagner la ville, non sans être malmenées. L'attente est pénible. Aux officiers et commissaires, je redis : « Pas de casse ! » Mais, devant la prison, la foule devient menaçante. Enfin, un peloton y parvient, puis un deuxième. Il faudra des grenades pour dégager la place et, en se repliant, les manifestants se vengent sur les vitres des magasins. Vers 17h30, le calme est rétabli et le Roi peut se rendre au monument. Vide et silence. A la vue de nos trois voitures, une vingtaine de passants s'arrêtent et acclament le Roi... Ces cris maigres dans ce désert ! j'avais peine et j'avais honte. ( ... )
Le Roi nous a longuement interrogés. H. Cornelis et moi, ensemble ou séparément. Il me dit soudain :
Si vous aviez tous les pouvoirs, vous prendriez sans doute certaines mesures pour assainir la situation ?
Oui, Sire.
Eh bien ! Prenez-les. Je vous couvre.
Je remercie Votre Majesté.
Brusquement, je me sens confondu et déprimé. D'un coup, j'imagine cette dictature sui generis soumise au Parlement, en proie aux partis, aux syndicats, aux tribunaux, à la presse, tous pratiquement intangibles. Quelles mesures prendre encore ? Celles qui auraient une chance d'être efficaces, le Roi lui-même ne pourrait les ordonner. Baudouin insiste : « Quelle est la première mesure que vous prendriez » ? Je réponds par une demi-boutade : « Je rappellerais le colonel Logiest qui vient d'être affecté au Ruanda ». Le Roi a un geste évasif mais, sans doute, ses pensées sont-elles proches des miennes car, après quelques pas, il ajoute : « Nous allons abandonner le Congo dans la honte et avec beaucoup de morts »
En Belgique, journalistes et politiciens sont surexcités. Toute la soirée, il a plu des télégrammes. Et maintenant, il est minuit passé, je suis abruti de fatigue, j'ai les pieds morts. Au lit.
18 décembre. Le Roi est resté toute la journée à la Résidence, recevant des groupes : membres de la commission préélectorale, membres des conseils, anciens combattants. L'après-midi, ce furent les délégués des partis. Le Roi est visiblement soucieux.
19 décembre. Le Roi nous a quittés ce matin. Les incidents du 17 avaient doublé les gardes. Les Noirs intimidés par ce déploiement de force et déçus du maintien de Lumumba en détention, les Blancs se souvenant des bousculades de l'avant-veille, il n'y avait à la plaine que quelque deux cents personnes. Le départ fut assez morne. Le Roi m'a serré longuement la main. Il semblait fort ému et moi, j'avais la gorge dans un étau. En me quittant, il m'a dit son espoir de revenir un jour dans des circonstances meilleures.
Ce temps meilleur auquel il aspire, Baudouin Ier ne le retrouvera pas jusqu'à la fin de l'ère coloniale. L'avenir financier du Congo s’annonce inquiétant, surtout au cours de l'année 1959. En fait, depuis 1955, le produit intérieur brut et les recettes de la colonie ont stagné tandis que les dépenses ont, elles, presque doublé. Il ne s'agit pas de dire que l'économie congolaise ne tourne plus ou que les richesses ne sont plus disponibles. Mais c'est la conséquence d'erreurs de conception dont très peu de Belges de la Colonie comprennent la portée. L'aide que la Belgique accordera au Congo indépendant de 1960 à 1965 sera de loin inférieure à ce qu’elle aurait dû être dans le cadre d'une poursuite de l'entreprise coloniale. Que faire alors pour que la Belgique ne dépense rien ou très peu mais conserve ses intérêts, tout en infligeant les effets de la débâcle au seul Congo ? De ce point de vue, l'autorité belge ne paraît plus hostile à l'idée d'une indépendance immédiate du Congo, mais sous certaines formes.
C'est le contenu de cette indépendance qui reste à préciser. Dans son message du 16 octobre 1959, le Ministre du Congo déclare, entre autres, qu'un Gouvernement Congolais, placé sous la présidence du Gouverneur Général et pour une durée de quatre ans, sera formé vers la fin de l'an prochain.
A la Conférence de la Table Ronde, les délégations congolaises reviendront plusieurs fois sur cette question et parviendront à « arracher » le 10 février l'engagement du ministre belge du Congo, qui n’est pas sans avoir manifesté une certaine anxiété : « Pour le gouvernement belge, l'indépendance du Congo signifie que le gouvernement et les Chambres congolaises seront en possession de tous les pouvoirs » avec tous les avantages et tous les risques .
En effet, tout en concédant l'« indépendance immédiate » le 27 janvier, les représentants de la Belgique affirment que certaines compétences la Force publique, les relations extérieures, etc. ne reviendront pas encore aux nouvelles autorités congolaises. Il a même été envisagé que le Roi resterait le chef de l'Etat du « Congo indépendant » pendant quelques années.
La Belgique déclare « tout lâcher », mais les attitudes affichées laissent entendre que les solutions trouvées à cette conférence de la Table Ronde politique restent éphémères et les conséquences s'annoncent toutes proches . Plutôt que de continuer à s'obstiner pour imposer son point de vue, la Belgique devait compter sur le soutien que lui apportaient déjà certains délégués congolais après le court temps de la victoire de la stratégie du Front commun . En fait, surpris par la tournure des événements à l'ouverture de cette Conférence, le pouvoir belge s’y adapte. Interrogé, Anicet Kashamura nous affirme :
A l'ouverture de la conférence, les Belges qui n'étaient pas des enfants de chœur en la matière, misaient sur l'impossible entente entre les Congolais, pour faire éclater la conférence. Ils y seraient probablement arrivés, s'ils n'avaient pas gardé Lumumba à l'ombre dans la prison.
Lumumba fait porter l'attention sur des points toujours litigieux
L'arrivée de Lumumba a été observée par Jean Terfve, conseiller du Cerea ( au début ) :
J'ai vu Lumumba pratiquement au moment où il est arrivé. Pas à l'aérodrome, mais il est immédiatement venu ( comme quelques-uns qui sont ici d'ailleurs ) à mon appartement privé. Cela ne signifie pas que Lumumba était communiste, ou cryptocommuniste. Ni à ce moment, ni à un autre. Je ne me suis jamais fait d'illusions. Je n'ai pas été le conseiller de tout le monde, mais j'ai eu des conversations avec tous. Même l'actuel Président du Zaïre, M. Mobutu, est venu chez moi, dans le même fauteuil, de la même façon que les autres. Mais j'en reviens à Patrice Lumumba. Je le vois encore, le soir où il est arrivé. Il avait l'impression que sa participation à la Table Ronde allait provoquer des retournements de situation et une accélération. Je dirais même, rétrospectivement, qu'il a dû avoir, à cet égard, certaines déceptions parce qu'en fait de caïmans de la politique, cette Table Ronde se portait particulièrement bien ! Les Africains étaient ceux qui arrivaient avec le cœur le plus pur, mais il n'y avait pas place pour les élans auxquels Lumumba pensait.
D'ailleurs, le premier élément essentiel, l'indépendance, était déjà acquis. On n'allait plus entrer que dans les discussions sur les modalités et sur les délais.
Erreur ! Car après le premier jour de sa participation à la conférence, Lumumba est revenu plusieurs fois sur des points qui, à y prêter attention, constituent des remises en cause essentielles. Par exemple : « entre la liberté et l'esclavage il n'y a point de compromis ». Lumumba va également dénoncer le rôle des conseillers belges auprès des délégations congolaises et la corruption, puis exiger la clarification de diverses questions dont l'emploi et les bases militaires. Henri Simonet, qui fut conseiller à la Table Ronde du Parti National du Progrès, dit avoir gardé un souvenir critique d'hommes tels que Kasa-Vubu, Kalonji, Bolya et plein d'estime pour Adoula ; mais l'arrivée de Lumumba est celle qui le frappa le plus.
Avec Lumumba, dit-il, l'ambiance s'électrisa véritablement... C'était un orateur impulsif et éloquent... la conférence s'accéléra... elle acquit un rythme nerveux.
Lumumba, dans ses prises de positions, se comporte déjà en chef du gouvernement qu'il devient quelques mois plus tard. Joseph Mobutu, présent à Bruxelles au moment de la tenue de la Table Ronde où il côtoie diverses personnalités, semble penser de même : « Avec cette libération, le [ Lumumba ] détenu avait été promu homme d'Etat ».
a ) C'est en obtenant l'indépendance que Lumumba espère faire gagner plus de droits aux Congolais
La question de la sécurité des personnes et des biens belges privés et publics qui vont rester au Congo après l'indépendance préoccupe l'autorité coloniale. Celle-ci ne semble pas avoir confiance dans les nouvelles autorités du Congo. Non seulement parce qu'elle n'avait pas pensé perdre toute la direction de sa colonie, mais aussi parce que les Congolais n'ont pas été préparés par elle à pareille tâche. De plus, elle craint le retour de nombreux Belges du Congo, dont les fonctionnaires.
L'autorité coloniale s'évertuera à maintenir près de 10.000 fonctionnaires belges au Congo indépendant. Malgré les aspects positifs qu'elle présente, cette solution alourdira le déséquilibre du budget hérité de la colonisation, et hypothèque le contenu de cette indépendance. Le projet paraît bien beau à la Belgique, ses ressortissants ont un bon niveau dans la hiérarchie par rapport aux Congolais gardés pendant toute la colonisation au bas de l'échelle.
Lumumba pense que les Belges ne sont pas toujours plus intelligents que les Congolais . Malgré le peu de temps qui reste avant le 30 juin 1960, il faut songer à ce que ces derniers reprennent en main la situation . Lumumba publie un communiqué le 10 février dans lequel il plaide pour une formation urgente de futurs responsables congolais .
Le 30 janvier 1960, le Mnc avait déposé une proposition relative à la formation des cadres autochtones pour les services extérieurs du Congo indépendant. Subsidiairement à cette proposition, le Mnc demande au Gouvernement de mettre sur pied, sans retard, un programme de formation accélérée au profit d’éléments congolais appelés à assumer des responsabilités dans l’administration du jeune Etat.
La nécessité et l’urgence d’un tel programme se justifie tout d’abord par la date très prochaine de l’indépendance du Congo, ensuite par le fait que le Congo accède à son indépendance dans des conditions très particulières. En effet, alors que dans les autres pays africains l’indépendance a toujours fait l’objet d’une longue période de préparation, notamment pour la formation des cadres, le Congo accède à son indépendance sans transition aucune. Cette situation particulièrement grave justifie amplement la mise sur pied, sans retard, d’un vaste plan de formation accélérée de sorte que le futur gouvernement congolais puisse disposer dès son installation d’un contingent d’hommes prêts à assumer la relève.
A Présence Africaine, le 6 février 1960, Lumumba déclare : « Les personnes et les biens jouiront d’une grande sécurité, mais il faut que toutes les couches de la population du Congo, et non seulement quelques personnes, bénéficient du bien-être de l’indépendance » .
Onawelho témoigne : « Après la Table ronde politique et pendant la campagne des élections législatives au début du mois de mai 1960, quand tout semble lui assurer une victoire, Lumumba disait à ses courtisans : “Après l'indépendance, les fonctionnaires belges qui accepteront de rester au Congo et qui opteront pour la nationalité congolaise conserveront leur poste et leur grade. Un administrateur de territoire belge sous la colonie restera administrateur de territoire pour autant qu'il opte pour la nationalité congolaise” ».
En juin 1960, Lumumba fait la déclaration suivante à la radio :
( ... ) Et j'adresse ici un pressant appel aux jeunes enseignants et techniciens belges désireux de venir au Congo accomplir loyalement une tâche dont le dévouement et l'idéalisme trouveront une juste rémunération. Jeunes Belges qui m’écoutez, il y a encore bien des ponts à lancer, des routes à ouvrir, des écoles à bâtir. Il y a aussi des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui attendent de vous que vous les aidiez à vivre une vie meilleure, à se hisser plus haut sur l'échelle des valeurs humaines. Allez-vous refuser de les entendre ? Je m'adresse aux investisseurs, je leurs dis : aidez-nous à développer les immenses ressources que recèle notre grand pays et que nous ne pouvons pas laisser improductives. Vos mines, vos chantiers, vos usines trouveront dans le Congo indépendant la juste récompense que leur vaudra la richesse qu'ils apporteront à notre pays, car il ne faudra pas se méprendre sur la politique que nous comptons suivre : autant nous lutterons contre les privilèges immérités, autant nous protégerons les investissements servant réellement au développement du revenu national. Le Congo qui s'est voulu indépendant, n'en désire pas pour autant être isolé du reste du monde. A tous ceux qui voudront collaborer loyalement avec lui, le Congo tend la main de l'amitié.
En pensant aux hommes, Lumumba se préoccupe aussi des structures, dont celles de l'armée. Déjà lors du Congrès de Stanleyville en octobre 1959, et lors de sa tournée au Kasaï un mois auparavant, il ne cessait de s’inquiéter de l'avenir des bases militaires dont celles de Kitona et Kamina. Au cours de la séance du 17 février 1960, il veut connaître le statut de la Force Publique et demande au Ministre De Schrijver ce qu’il adviendra des bases métropolitaines de Kamina et de Kitona après le 30 juin. Pour celui-ci, la Force publique servira le Gouvernement congolais. Quant aux bases militaires, le Ministre estime que ce problème ne peut être résolu avant le 1er juillet et devra faire l’objet de négociations entre les deux gouvernements, congolais et belge, en vue d’un accord technique .
b ) Lumumba surveille la question de la forme de l'Etat car, à travers celle-ci, le danger de perdre l'indépendance pourrait percer.
A la séance du 30 janvier 1960, Lumumba intervient pour défendre l’Etat unitaire centralisé. Treize délégués congolais sont inscrits dans la commission devant définir les structures de l’Etat. Notamment Patrice Lumumba, Joseph Iléo, Jean Kibwe, Anicet Kashamura, etc.
La séance du 11 février voit s'empoigner Lumumba et Tshombe. Le débat porte sur les compétences à réserver au pouvoir central dont « L'exploitation et l'exportation du sous-sol ». Tshombe, au nom de la Conakat, exprime le désir formel de voir tout ce qui concerne le sol, le sous-sol, les richesses minières, les sources hydroélectriques et donc tout ce qui est considéré par la coutume Bantoue comme appartenant aux collectivités autochtones rester obligatoirement la propriété de chaque Etat provincial et être exclusivement géré par lui. Il fait observer que les recettes figurant au budget du Congo proviennent pour deux tiers environ du Katanga. Il ajoute qu’il y a lieu d’accorder aux provinces les droits relatifs à l’octroi des concessions et à la perception des redevances minières nécessaires notamment pour indemniser les droits coutumiers, étant entendu qu’il faudra déterminer la part des sommes perçues revenant au pouvoir central. Cette thèse est appuyée par le chef coutumier katangais Antoine Munongo frère de Godefroid Munongo qui déclare ne pas être d’accord. Selon lui, les richesses du sol et du sous-sol relèvent de la compétence du pouvoir central mais il accepte que les provinces contribuent aux charges de l’Etat central. Quant à Lumumba, il rejette cette compétence aux provinces et affirme s’en tenir au texte proposé par la commission selon lequel les richesses du Congo appartiennent au Congo. Les interventions du ministre De Schrijver et du sénateur Rolin paraissent plutôt favorables à la thèse de Lumumba. Mais les divergences persistent, M. Lilar propose que les amendements au texte de la commission soient déposés et que leurs auteurs se réunissent avant la séance plénière de l’après-midi avec les rapporteurs en vue de coordonner ces amendements et de mettre au point un texte sur lequel l'ensemble de la conférence puisse marquer son accord.
Cette réunion des rapporteurs et des auteurs des amendements va se tenir mais sans les représentants de la Conakat et du Mnc. J. Iléo, un des rapporteurs, n’est pas là non plus et A. Kalonji prendra sa place. En fait, ces leaders politiques peaufinent leurs argumentations pour la séance plénière de l’après-midi. Cela semble évident pour Lumumba. La proposition de la Conakat sera fortement amenuisée dans le compte rendu du texte aménagé au cours de cette réunion qui semble renvoyer dos à dos les thèses de Lumumba et de Tshombe . Il y est écrit : « Il apparut que la pensée de cette délégation ( Conakat ) prendrait mieux place dans le corps des conclusions sous la forme suivante : [ 9 ] La détermination des redevances minières revenant aux provinces et au pouvoir central ».
A l’ouverture de la séance de l’après-midi, par motion d’ordre, Lumumba prend la parole et déclare :
Nous avons longtemps réclamé l’indépendance. Cette indépendance est maintenant acquise et elle sera proclamée le 30 juin.
Le 30 juin 1960 le gouvernement congolais jouira de toutes les prérogatives de sa souveraineté. Il faut cependant regretter les influences très occultes qui se manifestent autour de cette conférence. Sans ces influences, les travaux de cette conférence seraient déjà terminés. Mais cela n'a pas été possible à cause du jeu de coulisse de certains conseillers européens qui servent les intérêts de groupes financiers et de puissances étrangères au lieu de se préoccuper du Congo. C'est pourquoi, je demande que tous les conseillers européens quittent cette conférence. En signe de protestation, je quitte la séance avec tous mes délégués.
Tshombe et ses conseillers belges sont ceux auxquels Lumumba fait allusion.
Le 12 février, M. Lilar, président de la Conférence, donne la parole à Lumumba qui, par motion d’ordre, rappelle que son attitude de la veille résulte du fait que certains conseillers s’efforcent d’orienter les débats et d’en freiner le déroulement, au lieu de remplir leur rôle.
Au cours des travaux de cette journée, Lumumba voudrait voir remplacer la dénomination « Chambre des Représentants » par la dénomination d’« Assemblée nationale » . Le Cartel se prononce pour cette dénomination ainsi que le Cerea, et les chefs coutumiers. Le PNP et la Conakat la rejettent. L’Assoreco se prononce pour la dénomination «Assemblée nationale des représentants» ainsi que l’ARP, la Balubakat et l’Union Congolaise. Cet amendement de Lumumba, mis aux voix lors de la séance du 13 février, est repoussé. Lumumba n’obtient que le soutien du Cerea et de l’Assoreco.
Sur le modèle de vote des résolutions adoptées par la Conférence, on observe que Lumumba ( et son parti le Mnc/l ) apporte son soutien aux éléments qui renforcent le suffrage direct ou à ceux qui affaiblissent le pouvoir local de type héréditaire . Lumumba et Tshombe s’opposent sur tout . Avec l’Abako, le point d’achoppement est précis : Kasa-Vubu revenu à la conférence après quelques jours de désertion exige la constitution d’un gouvernement provisoire.
A la séance du 16 février, Lumumba, Kashamura et Kalonji insistent sur la nécessité d’un contrôle très sérieux des élections qui seront organisées. La question du chef de l’Etat divise les délégués congolais. Tous les partis nationalistes ( cartel, Mnc/l, Balubakat, Cerea ) se prononcent pour la République. Concernant la personne du Roi, Lumumba a refusé catégoriquement le souverain de la Belgique comme chef de l’Etat congolais, même à titre provisoire . Quant à la désignation du premier ministre, il y a un malentendu. Selon les délégations belges, il doit être désigné par le Roi. Pour les nationalistes congolais, les partis politiques congolais doivent d’un commun accord proposer un premier ministre au Roi, qui se contentera de l’agréer. Ce point restera litigieux au cours des séances suivantes, Lumumba et ses alliés ayant l’intention de préciser une nouvelle fois qu’ils entendent obtenir l’indépendance totale.
c ) Pour Lumumba, la Belgique doit devenir un Etat ami et non un tuteur du Congo indépendant
Avant sa seconde arrestation fin 1959, Lumumba rejetait l'idée d’une indépendance avec la Belgique. Lors du congrès de Stanleyville, il pose même la question à l'auditoire : « Est-ce que vous êtes pour l'indépendance avec la Belgique ? Non crie la foule dans la tumulte. » Cette thèse est clarifiée à la séance de la Conférence de la Table ronde politique du 30 janvier 1960 lorsque Lumumba déclare que la Belgique ne peut pas se réserver certaines compétences après la date du 30 juin 1960. A la suite de la déclaration du ministre belge du Congo du 10 février « annulant » cette exigence de la Belgique, il y aura deux interventions de Lumumba insistant sur l'égalité dans les rapports entre les deux Etats. D'abord, celle faite à la séance du 13 février :
Nous n’avons pas réclamé l’indépendance de notre pays pour expulser les Belges de chez nous ou nous accaparer de leurs biens. Notre action ne visait autre chose que la libération du Congo du régime colonial. Et pendant toute la période de notre lutte, nous avons toujours dit ceci : « Si la Belgique accepte de mettre immédiatement fin au régime colonial que nous ne supportions plus, elle aura droit à notre amitié.
Et puisque ce régime vient d’être aboli et que nous accéderons à notre indépendance dans cinq mois, notre amitié reste acquise au peuple belge.
Le Gouvernement congolais devra appliquer tous les principes contenus dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Le Congo sera un Pays où chaque homme, chaque femme, chaque habitant, congolais ou européen, vivra en paix.
L’Etat congolais garantira à chaque homme la sécurité de ses biens et de sa personne.
Nous voulons qu’on sache nos intentions : les Européens installés chez nous et qui voudront s’adapter à l’évolution du pays ne peuvent s’inquiéter de quoi que ce soit. Nous voulons qu’ils restent et qu’ils aident le futur Gouvernement congolais dans la construction du pays. D’autres qui viendront encore s’installer au Congo trouveront un peuple frère qui les attend.
Par contre, les Européens qui ne voudront pas s’adapter à l’évolution du pays et se soumettre aux lois de notre Gouvernement, devront rentrer chez eux.
La période de domination est finie. Nous commençons maintenant celle de la coopération et de l’entraide entre les peuples.
Le Ministre du Congo, parlant au nom du Gouvernement belge et de ses compatriotes installés au Congo, nous demande des garanties en faveur des Européens et des biens qu’ils ont investis chez nous. Nous nous rallions aux idées du Ministre et sommes disposés à prendre à ce sujet une position nette et claire.
A notre tour, nous signalons au Ministre que la situation reste inquiétante au Congo. Bien que la date de la proclamation de l’indépendance soit fixée, certains fonctionnaires de l’Administration continuent leur politique de brimades et d’oppression à l’égard des populations. Nous recevons presque chaque jour des doléances inquiétantes à ce sujet et cela se passe dans tous les coins du pays. Dans l’intérêt supérieur des relations futures entre nos deux pays indépendants, les fonctionnaires qui portent atteinte à celles-ci doivent immédiatement quitter le Congo.
Nous demandons au Ministre de nous rassurer et de proclamer publiquement :
1° Que les Congolais ne seront plus arrêtés et condamnés à des peines qui n’ont aucun rapport avec les fautes commises, comme il en est encore le cas aujourd’hui.
2° Que les militants des partis politiques ne soient plus poursuivis et malmenés à cause de leurs légitimes activités politiques.
3° Que les terres qui ont été enlevées aux indigènes leur soient restituées.
4° Que la liberté de circulation soit reconnue aux Congolais et que ceux-ci puissent circuler librement, tant à l’intérieur du Congo qu’en dehors de celui-ci.
5° Que toutes les lois vexatoires et injustes qui ont été votées pendant la période coloniale soient immédiatement abrogées .
6° Que tous ceux qui souffrent aujourd’hui en prison pour n’avoir commis d'autre crime que celui de défendre leur liberté et leurs opinions politiques ou philosophiques, soient immédiatement libérés par une mesure d’amnistie générale.
Vient ensuite, la déclaration du samedi 20 février, le jour où la Conférence de la Table Ronde de Bruxelles clôt ses travaux dans une ambiance de joie bon enfant. Parmi les intervenants, il y a Lumumba, Kashamura, Tshombe et Rolin. Lumumba déclare :
( ... ) Nous avons demandé l'indépendance, pour qu'elle soit totale et réelle. Le gouvernement belge accède à notre désir. Il nous a assuré qu'à partir du 30 juin, la Belgique ne se réservera aucune compétence. A cette date, le Congo accédera à la souveraineté internationale. Et, c'est avec fierté que le gouvernement congolais et le gouvernement belge siégeront côte à côte dans les réunions internationales où ils défendront leurs intérêts communs. Nous rentrons maintenant chez nous, ayant l'indépendance dans nos poches.
La Belgique a compris le prix que nous attachons à notre liberté et à notre dignité humaine. Elle a compris que le peuple congolais ne lui est pas hostile, mais qu'il réclamait simplement l'abolition du statut colonial qui faisait la honte du XXe siècle. Nous sommes fiers d'apporter à notre peuple la joie de se sentir libre, indépendant et heureux. Alors que nos frères du Kenya, du Nyassaland ( Malawi ) et de l'Angola luttent encore pour leur indépendance.
Nous combattons toutes les tentations de morcellement du territoire national. La grandeur du Congo est basée sur le maintien de l'unité politique et économique.
d ) Lumumba exige aussi la liberté pour les autres peuples d'Afrique
Sachant qu'il s'agit du même maître belge qui garde encore d'autres Noirs sous le poids de la domination coloniale, Lumumba publie un communiqué de presse à propos de l’indépendance du Ruanda-Urundi .
Le Mnc a pris connaissance du manifeste publié par les étudiants du Ruanda-Urundi par lequel les habitants de ce territoire réclament l’accession de leur pays à l’indépendance à la même date que le Congo, et surtout de leur désir de voir le Congo et le Ruanda-Urundi former une fédération.
Le Mnc, après avoir pris contact avec des dirigeants politiques du Ruanda-Urundi, appuie de toutes ses forces la revendication légitime du peuple ruandais à disposer de lui-même, conformément aux dispositions de l’article 73, paragraphe B, de la Charte des Nations-Unies.
Il adjure le Gouvernement belge de faire droit au désir du peuple frère du Ruanda-Urundi afin que ces deux pays indépendants puissent accéder en même temps au rang des peuples libres.
Le Mnc assure tous les compatriotes ruandais de son total et fraternel appui.
CONCLUSION
Fin 1959, Lumumba est devenu un des principaux leaders congolais revendiquant l'indépendance du Congo. Il fut emprisonné. Mais il aurait échappé (de peu), d’après certains témoignages, à un assassinat. Victor Nendaka, allié de Lumumba au moment des faits avant de devenir lui même quelques mois plus tard l’un de ses bourreaux, raconte :
« Vers 15 heures, vendredi 30/10, Monsieur Lumumba se rendit à la salle où se tenait le Congrès. Il lui fut signalé qu’à deux reprises deux Commissaires de Police étaient venus le demander. Une foule, plus nombreuse que d’habitude, se trouvait sur le lieux.
Les Congressistes s’étaient réunis en commissions et préparaient les résolutions qui devaient être communiquées à la séance plénière de 17 heures. Vers 16h30 on entendit des coups de feu. Signalons qu’avant cet incident tout était calme dans les environs, la foule attendant paisiblement l’ouverture de la dernière séance du Congrès des Partis politiques. Les coups de feu redoublèrent et des grenades lacrymogènes qui étaient utilisées on passa à l’usage des armes automatiques. Cinq personnes furent abattues par Monsieur Meurrer, bourgmestre intérimaire.
Alerté, Monsieur Patrice Lumumba qui se trouvait dans une maison à l’étage descendit et leva les mains pour demander un CESSEZ LE FEU. La gendarmerie tira dans sa direction, et il dut se réfugier dans une maison. Une deuxième tentative de Monsieur Lumumba afin de calmer la foule et de demander le CESSEZ LE FEU échoua. La gendarmerie tirant toujours dans sa direction dès qu’il se montrait dehors ».
Le Gouverneur de province Pierre Leroy ne relève pas ces détails précis dans son récit mais il affirme avoir engagé l’épreuve de force contre Lumumba.
« Il fallait faire ce qui a été fait. L’épreuve de force était nécessaire pour que la population respirât. Je ne l’ai pas provoquée, elle m’a été imposée . Le mercredi 28 octobre, Lumumba avoir violé la loi. Le laisser continuer sans intervenir, c’était tout abdiquer, tout abandonner, c’était lui livrer le pays et lui céder large ouverte la route vers le pouvoir personnel. Il fallait absolument le ‘contrer’. Je l’ai fait, l’amertume au cœur, y voyant le moindre mal.
(…) 7 novembre : Passé trois quarts d’heure à l’hôpital à visiter les blessés. Une centaine de personnes y ont été soignées. Le docteur Declercq me signale le nombre proportionnellement élevé des blessures aux jambes, preuves du souci de réduire la casse».
Lumumba a dû se cacher pendant deux jours avant d’être arrêté. Stanleyville a été quadrillée par la troupe venue de Luluabourg et celle de la province appelées en renfort. Un passage du « Journal de la province Orientale » du (même) gouverneur note le 3 novembre 1959, le lendemain de l’arrestation de Lumumba :
« J’ai l’âme sombre oh ! combien ! Quelqu’un m’a dit :
‘ Que n’avez-vous fait arrêter Lumumba par des Noirs !’
Un autre, un médecin, fut moins subtil : ‘Quand on l’a arrêté (Lumumba) comment n’a t-on pas ‘vu’ un mouvement de rébellion qui aurait mis la police en état de légitime défense ?’ »
L’assassinat serait devenu une bavure !
Mais le gouverneur continue son récit :
« - (…) Si je vous envoie dans sa prison (Lumumba), lui ferez-vous une piqûre efficace ?
- Je ne suis pas un assassin !
Et moi, docteur ? »
Retenons de cet épisode que Lumumba avait dès cette époque des raisons de redouter une mort violente et que le sujet était évoqué par la haute administration coloniale. Il devient (déjà) la cible des attaques de plus en plus véhémentes de la part des milieux coloniaux, les accusations de « communiste » et de « révolutionnaire » sont fréquentes et sont reprises et amplifiées par les (mêmes) acteurs que l’on retrouve une année après dans le dossier de son assassinat en janvier 1961.
A la fin de la conférence de la Table ronde politique de Bruxelles début 1960, Lumumba parvient à devancer tout le monde, même Joseph Kasa-Vubu qui, jusqu'au moment des émeutes de Léopoldville une année auparavant, passait pour la personnalité la plus intransigeante et la plus redoutée par l'autorité coloniale belge. Tout a donc basculé. A présent, c'est Lumumba qui domine la scène politique congolaise. Cette position acquise, Lumumba ne la perd plus jusqu'à ce qu'il devienne Premier ministre du premier gouvernement du Congo indépendant. A l'occasion du discours où il réplique à ceux prononcés le jour de la proclamation de l'indépendance par le Roi et son adversaire politique devenu Chef de l'Etat, Joseph Kasa-Vubu, il affirme à la face du monde ses idées, élaborées de longue date.
Mais, avec la Conférence de la Table ronde, s'estompe déjà pour Lumumba tout soutien politique d'une certaine efficacité du côté de la Belgique. Tout sera fait jusqu’en juin 1960 pour empêcher Lumumba d’être nommé Premier ministre, mais il parvient à contourner les obstacles dressés par ses adversaires. Cet échec marque la première phase non violente de l’opposition à Lumumba. Car la deuxième phase de l’opposition commence dès juillet. Le discours prononcé par Lumumba le 30 juin en présence du Roi achève de le discréditer aux yeux des autorités belges et des milieux coloniaux. Certes, il est devenu premier ministre, mais le Congo indépendant est assassiné politiquement par la sécession du Katanga qui offre une alternative politique à l’opposition anti-Lumumba ; la situation se complique davantage suite à l’effondrement de l’administration dû à la débandade des fonctionnaires belges et l’asphyxie des ressources financières.
L'évolution politique apportera peu d'éléments nouveaux autres que des drames. Voici le témoignage d'Albert Kalonji qui explique cette situation :
( ... ) L'impérialisme contre-attaqua sans plus de retenue. De prime abord, le dénigrement : on nous présenta comme des extrémistes, des dangereux communistes qu'il fallait isoler, neutraliser ; puis décapiter. C'est dans ce contexte qu'il faut ranger l'arrestation ( ... ) du Président ( du Mnc ) Lumumba en octobre 1959, d'une part, et la crise artificiellement créée au sein du Mnc qu'il fallait coûte que coûte diviser et affaiblir ! Mes efforts de réconciliation échouèrent et un nouvel élément apparut dans la stratégie des adversaires de l'indépendance : l'intrigue et l'exclusion. On m'élut Président du Mnc ( novembre 1959 ) pour déstabiliser Lumumba, mais en réalité pour nous abattre tous les deux, l'un après l'autre, un peu plus tard ! Ne voyons-nous pas ici la main de l'impérialisme à l’œuvre ? Celui-ci a deux visages, l'un national, l'autre étranger. Nous nous sommes battus contre ce dernier sans nous soucier de l'autre, autrement plus dangereux, parce qu'agissant à l'ombre, abusant sans cesse de notre confiance et de notre crédulité due en grande partie à notre inexpérience .
Ici vous voyez l’origine de la crise congolaise qui va s'abattre sur notre pays dès le lendemain de l'indépendance !
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