Rocs Bon posteur

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Posté le: Ven 09 Sep 2005 19:06 Sujet du message: «L’eau va vers les pauvres» |
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A La Nouvelle-Orléans, depuis toujours, les plus démunis vivent dans les quartiers bas de la ville.Les quartiers riches ont pu s’offrir un meilleur système de digues
Le Nouvel Observateur. –Avez-vous été surpris de voir tant de gens bloqués dans la ville?
Craig Colten. – Que certains choisissent de rester ne m’a pas étonné. Il y a beaucoup d’irréductibles, dans cette ville! Les pauvres ont refusé de partir pour protéger leurs maigres biens. L’incroyable est que rien n’ait été prévu pour évacuer ceux qui le souhaitaient, alors que ceux-là étaient tributaires des transports publics. On s’est adressé à ceux qui possédaient une voiture, on n’a rien fait pour les autres. Personne n’a pensé à instaurer un système de covoiturage, personne n’a prévu de bus additionnels. On a vaguement étudié un plan d’évacuation par le train. Des milliers de gens auraient pu être évacués en quelques rotations. Mais personne n’a donné suite à ce plan. On aurait pu aussi utiliser les barges. On ne l’a pas fait. Et sur place, on n’a prévu aucune réserve en eau ou en vivres.
N. O. – Pourquoi les Noirs ont-ils payé un prix si élevé?
C. Colten. – Depuis toujours, les pauvres vivent dans les quartiers les plus bas. Lors des inondations de 1849, ces pauvres étaient irlandais. A l’époque, les esclaves noirs vivaient avec leurs maîtres dans les quartiers hauts. Plus tard, notamment lors du cyclone de 1965, ce sont les Noirs qui se sont retrouvés en première ligne. Dans l’Ouest, on a coutume de dire que «l’eau va vers l’argent»; à La Nouvelle-Orléans, c’est exactement l’inverse: l’eau s’éloigne de l’argent, elle va vers les pauvres.
N. O. –Est-ce vrai aussi pour l’argent public?
C. Colten. – En partie. Les quartiers riches ont pu s’offrir un meilleur système de digues. C’est un peu la même chose, en moins caricatural, que ce qui s’est produit avec les écoles publiques, où l’exode des familles aisées a laissé un système scolaire exsangue dans les villes. Depuis 1995, tout de même, il y avait eu un effort pour renforcer le système de digues dans La Nouvelle-Orléans proprement dite. Mais il a été très insuffisant.
N. O. –Peut-on parler de ville ségréguée?
C. Colten. – Oui et non. La ville compte une large population métisse, il y a plus d’intégration raciale que dans d’autres parties de l’agglomération urbaine. Mais le fait est qu’en 1940, sept habitants sur dix étaient des Blancs, tandis qu’aujourd’hui, plus des deux tiers sont des Noirs. Ces dix dernières années, la ségrégation s’est aggravée: le port a perdu de son importance, des banques ont été vendues, des compagnies pétrolières ont déménagé à Houston, bref, beaucoup de jobs bien payés ont disparu et laissé la place à une économie de plus en plus touristique, une économie de services qui paie mal.
N. O. –Avec cette tragédie, les tensions raciales vont-elles s’aggraver?
C. Colten. – Je le crains, d’autant que beaucoup de Blancs vont retrouver leurs maisons vandalisées. Il faudra de longues, longues années pour cicatriser la plaie.
Craig Colten : Professeur de géographie et anthropologie à l’Université d’État de Louisiane, auteur de: «An Unnatural Metropolis: Wrestling New Orleans from Nature», Lousiana State University Press, 2004.
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Quand les envoyés spéciaux de la chaîne d’infos la plus réac du pays sympathisent avec les victimes
Ils ont interpellé le gouvernement: «Pourquoi ne vient-on pas secourir ces gens? Je ne sais pas... je ne sais pas...» Ils se sont révoltés: «Qu’allez-vous faire avec tous ces gens? Quand est-ce que vient l’aide? Est-ce qu’il y aura de l’aide? Ils meurent de soif. Vous n’avez aucune idée? Rien, monsieur l’agent?» Ils ont compati: «Ces gens sont devenus désespérés. Pourquoi ne chercheraient-ils pas à voler les quelques bouteilles d’eau que nous avons?» Ils ont fraternisé: «Je reste avec eux jusqu’au bout, man, tous ces jours et ces nuits passés avec eux, ce sont les miens», confiait un cameraman attendant l’évacuation totale de réfugiés coincés sur une bretelle d’autoroute. «Ils»? Des journalistes de… Fox News, la chaîne d’infos la plus réac du pays!
Il aura suffi de quelques heures à tous les envoyés spéciaux, de quelque bord qu’ils soient, pour balayer les prudences du début (ne pas remarquer que 99% des réfugiés sont noirs, généraliser hâtivement sur les pillards) et se porter littéralement au secours de milliers de sinistrés. On n’avait jamais vu cela: une foule de reporters révulsés, pleurant en direct, accompagnant minute par minute les victimes de l’un des plus grands désastres naturels de l’histoire dans le pays le plus médiatisé du monde. Des milliers de caméras filmant Ubu alors que les censeurs, les spin doctors et les marchands étaient aux abonnés absents. Des journalistes engagés – un mot qui était devenu obscène dans la course frénétique à l’audience – rapidement perçus par les réfugiés comme des alliés. Là aussi, c’était nouveau. «Il y a eu des tensions, bien sûr, mais on n’a jamais eu de gros problème, poursuit le cameraman de Fox News installé sur la bretelle d’autoroute. Au contraire, les gens ont été formidables.»
Cela va-t-il changer la face des médias? «J’espère que ces réacs de la chaîne vont évoluer», confiait, plein d’espoir, un autre journaliste de Fox News, sans doute trop optimiste. Une fois passé l’outrage, généralisé, la droite s’insurge maintenant contre les médias «qui jouent la carte raciale». Mais même si les vieux réflexes risquent de revenir, ces journées uniques ont changé à tout jamais la vie de ces journalistes. Ils parlent sans tabou des Noirs, des pauvres et, oui, de la fracture raciale. Et lorsque le Congrès examinera les responsabilités de chacun dans ce désastre, ils suivront à la loupe le travail d’investigation. En spectateurs et en témoins. Après la débâcle de l’Irak, la presse américaine a retrouvé une certaine dignité. |
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