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Un parachute pour le juge Bruguière
LE MONDE | 05.12.06 | 15h12 • Mis à jour le 05.12.06 | 15h12
VILLENEUVE-SUR-LOT (LOT-ET-GARONNE) ENVOYÉ SPÉCIAL
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Il faudra oublier le Rwanda, Al-Qaida et Beyrouth, les visites en grande pompe à Washington et à Moscou, les conférences entre experts dissertant sur le monde si sombre de l'après-11-Septembre. Il faudra faire un usage modéré de la voiture blindée et des gardes du corps, trouver de bonnes chaussures de marche, étudier le problème du désenclavement de la RN21 vers Agen et la promotion des huiles végétales pures. Jean-Louis Bruguière fait des mystères, mais le secret n'en est pas un à Villeneuve-sur-Lot : le juge spécialisé dans la lutte antiterroriste a de grandes chances d'être candidat UMP dans la circonscription aux élections législatives de 2007.

"C'est très vraisemblable", dit Nicolas Sarkozy lui-même. Le magistrat, pour sa part, élude. "J'ai plein de possibilités, affirme-t-il. Tout cela est prématuré. Je suis pleinement mobilisé par mes fonctions actuelles. La politique n'est pas exclue mais elle n'est pas exclusive." Des sollicitations américaines ne le laisseraient pas insensibles. Seule certitude, 2007 sera l'année où il quittera le palais de justice de Paris. Autant ne pas attendre le couperet de la retraite, prévu à l'été 2008.

Avant d'entrer en politique, M. Bruguière devra faire une demande de mise en disponibilité. Outre les beaux fauteuils au sein des commissions parlementaires, un éventuel poste de ministre, en cas de succès de M. Sarkozy, pourrait constituer un objectif appétissant après plus de vingt ans de lutte antiterroriste. "Le pouvoir m'intéresse", a coutume de dire celui qui s'est longtemps rêvé en ambassadeur spécial pour les questions de terrorisme.

Ancien juge, le député Alain Marsaud (UMP) ne sous-estime pas les difficultés qui attendent son ami. "J'ai eu l'occasion de lui dire que ce qu'il a fait contre les islamistes et consorts, ce n'est rien par rapport au défi d'une élection, sourit-il. Face aux électeurs, vous n'avez plus le soutien de tout l'appareil d'Etat, qui vous conseille et vous protège." Jérôme Cahuzac, maire (PS) de Villeneuve-sur-Lot et candidat dans la circonscription, ne dit pas autre chose. "Depuis vingt ans, tous ses interlocuteurs craignent Bruguière, car il a un pouvoir absolu sur eux. Dans une élection, tout sera renversé : le pouvoir se trouve entre les mains du peuple."

Officiellement, le candidat de l'UMP dans le Villeneuvois reste le député sortant, Alain Merly, désigné le 19 octobre. Mais à Villeneuve-sur-Lot, personne n'est dupe. "Je souhaite ardemment que Jean-Louis Bruguière soit candidat, assure Michel Diefenbacher, président du conseil général et député (UMP). Ce ne serait pas un parachutage, mais un retour aux sources. Sa notoriété est un atout pour lui et la majorité."

M. Merly pourrait céder la place au printemps, quitte à retrouver l'Hémicycle si le magistrat était appelé à d'autres fonctions, au moment de la formation du gouvernement. Reste un détail : les électeurs. "M. Bruguière m'a fait part, il y a quelques mois, de son intérêt pour la ville, dit-il. Sa venue serait une bonne chose, mais rien n'est décidé, arrêtez les supputations ! De toute façon, rien ne se fera sans que je l'aie voulu."

En cet après-midi d'octobre, M. Merly reçoit les habitants dans sa permanence, non loin de la mairie. Les doléances sont classiques : plainte pour nuisance sonore ; aide à domicile en milieu rural ; pension d'anciens combattants. Imagine-t-il le juge entre ces murs ? M. Merly esquive. "Ça fait partie du boulot d'un député, mais souvent, on délègue."

Né à Tours - son père, magistrat, y était en poste pendant la guerre -, Jean-Louis Bruguière a des racines plongeant dans deux régions. L'Aveyron par sa mère, le Lot et le Lot-et-Garonne par son père. Le "château" familial est situé à Villeneuve-sur-Lot. Un cousin du juge y réside, dont la femme, Edith Tauxe-Bruguière, est conseillère municipale (Verts).

Chaque été, M. Bruguière et sa femme, avocate, reviennent dans la région mais s'installent dans une autre propriété. On trouve forcément le juge à l'aéro-club de Rogé, dont il est le vice-président. "A Villeneuve, Bruguière est un touriste", assène Jérôme Cahuzac. Chirurgien à Paris du lundi au mercredi matin, le maire socialiste connaît le prix d'un parachutage, pour avoir perdu les législatives en 2002. Il se réjouit de l'affrontement avec M. Bruguière. "Ça m'a pris dix ans pour comprendre ce que disent les gens, voire ce qu'ils pensent, dit-il. Je ne suis pas sûr que sa notoriété soit un atout ici. D'ailleurs, est-ce qu'elle dépasse le petit cercle des spécialistes du terrorisme, qui ne sont pas du tout unanimes à son sujet ?"

M. Cahuzac raconte que, fin 2001, M. Bruguière est venu le trouver à l'Assemblée pour l'entretenir de deux problèmes. Le premier était la voltige aérienne. "Il voulait que je la réautorise au-dessus de la ville, car son fils aime beaucoup ça." Le deuxième sujet, qui a provoqué un vif échange, concernait le projet de construction d'un nouvel hôpital, près de la propriété de M. Bruguière. "Il m'a dit qu'il m'empêcherait de faire cet hôpital par tous les recours, qu'il en avait les moyens, raconte le maire. J'ai pris cette menace au sérieux et nous avons trouvé un autre terrain." Dans l'entourage du magistrat, on dénonce l'attitude cavalière du maire, qui aurait voulu obtenir, par la force, la vente de terrains appartenant à la famille Bruguière. "On peut même exproprier les cimetières", aurait dit l'élu local.

L'affrontement électoral promet d'être corsé entre les deux hommes qui se renvoient l'étiquette de parachuté parisien. Finalisant ses derniers dossiers, M. Bruguière attend le début de la campagne officielle pour se lancer. Mais il a déjà commencé à se montrer dans des débats publics locaux. Invité en janvier à disserter sur "le malaise des banlieues" à la salle des fêtes Yves-Mourgues de Bias, M. Bruguière s'est présenté avec, à son côté, un capitaine du FBI en uniforme. Ça pose un homme.
Piotr Smolar
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