Alternance d’espoir et de désespoir radical. En Afrique, c’est « Le crépuscule permanent », « Un vent mauvais hante/Les rayures du ciel », alors « La mer ouvrira ses bras…De la désespérance viendra/La guitare d’une autre rive », des « …rivages de la tourmente » qui semblent tellement ceux de la naissance laissant derrière soi un intérieur à jamais dévasté, le poète se tourne vers « …la promesse d’un autre port/Quand chancellent les âmes… », mais ce « Mirage du lointain oasis » n’est-il pas encore une dénégation de cette perte originaire ? « Le peuple rêve de traverser/La barrière de l’horizon », mais peut-être seulement pour tenter de traverser la seule barrière intraversable, celle de la séparation d’avec la matrice.

Cette Afrique où les « Cerveaux engourdis/Sébile tendue, débile » dorment, rêverait-elle de réparer ainsi la dévastation inéluctable de la « matrice du bonheur » ? Le regard du poète Edouard Kingué est pourtant précis, il voit cette Afrique comme la « matrice du bonheur », alors sa dévastation actuelle prend un sens par rapport à une naissance, qui est forcément un exil, « exil de banlieue ». Pourtant, celui qui s’entend dire que son destin rime avec « Une arche pour abriter/La gouttelette de rosée », celui qui s’arrête à cette tentation qui se présente à lui par ce « Viendras-tu écrire amour/Sur le sentier de lumière », ne tente-t-il pas de guérir cette « Afrique ensanglantée » qui prend tellement dans ces poèmes sens de matrice ensanglantée jetant dehors l’enfant ? Alors, il s’entend dire : « Repeints les frontons rasés/De vert de rouge ou de jaune », et il s’engage à ne plus parler du malheur, il « Rallume les torches éteintes ». Le voici plein de désirs incestueux ! « Je voudrais vibrer de ferveur à l’orée de toi….Chanter le credo pour ma terre désolée…Donne-moi des grains pour engrosser ma terre ». Devenir poète pour pouvoir engrosser sa terre…sa mère…de lui-même revenu en son sein accueillant…

Mais, évidemment, plus encore peut-être parce que l’interdit veille que parce que le moissonneur depuis l’Occident vise le bouc émissaire, « Notre amour a pris une résonance d’enfer ». Et, en effet, « …comment t’honorer dans cette tourbière » ? Et « Folles sont mes pensées vers toi…./Tout mon corps se rappelle/Ce que tu m’as fait », mais ce n’est qu’un moustique la nuit qui rappelle un vampirisme plus ancien.

« Chaos défloré », « premier viol », pour dire cette violence originaire qui s’écrit sur la terre d’Afrique, et que le poète Edouard Kingué sait si précisément écrire dans toute son ambiguïté et la tentation de regarder indéfiniment en arrière. Regard qui s’éternise sur la scène de sa propre naissance : « Au septième enfantement/Il y eut un soir un matin/Le premier viol/Issue de Ta vénusté ». La naissance est aussi un viol, puisqu’elle est un dérangement infini, la fin d’un certain état. L’Afrique de ces poèmes n’arrête pas de le dire. A la fin de ces ébats qui mettent dehors, dans l’exil irrémédiable, « Je brûle encore/Du feu de ta fièvre ». Peut-être faut-il être Africain pour, en avance sur nous, voir de manière si réelle et si douloureuse cette décomposition matricielle du lieu d’où les humains sont mis dehors ? « Ah !Si tu pouvais/M’enlacer comme une liane », rêve encore le poète ! « Offre-moi avant ton départ/Une alvéole de souvenirs » !

Mais,inéluctablement, « Les flots sans rivages expirent…Le fleuve se meurt en silence ». Expérience de la mort, de la naissance, du passage à un temps autre. L’Afrique, cela pourrait être aussi l’écriture de cela, qui devrait pourtant être lu par chaque humain. « La rose sanglote sur ses pétales », et oui, elle ne peut garder éternellement en son sein, celui-ci se vide, vide dehors, offre du ravagé. Et « L’angoisse danse la danse de la mort ». Véritable expérience de mort à un état antérieur que la naissance !

Mais, encore et encore, le poète veut repeindre les frontons rasés, ne plus parler de ce malheur-là, il veut ressusciter « Les roses les lilas les fragrances/Ingérés au temps du bonheur ». Il veut rallumer les torches éteintes. Mais « Les miracles ont cessé les oracles se sont tus…Avant l’orage avant la chute/Les dieux ont disparu du ciel abrupt ». Cependant, le poète implore encore le Seigneur : « Rendez-moi mon continent » Alors le poète s’engage : « Je pèlerais le vent/Pour purifier les mots/Que déverse le ciel/Sur les poussières de terre ». Purifier les mots des traces d’amour incestueux pour l’Afrique ? Mais des mots rebelles, toujours… Pourtant, « Les mots diront-ils/ Ces maux de la cité/Désamarrée » ? Les mots d’Edouard Kingué y excellent ! Il faudrait juste, alors, abandonner peut-être cette métaphore matricielle, pour voir l’Afrique sous un jour nouveau, une terre qui n’aurait plus rien à voir avec une matrice, une terre d’après la naissance.



Et, par ce regard en arrière qui parcourt ces poèmes, Edouard Kingué arrive à écrire : « Ô nuits des marées/Champs clos de désirs inassouvis/Balayure d’un ailleurs infini/Comme la mer mourante sur la grève/Retire-toi loin de mon rêve ». « A l’allongée des âtres éteints/Tu seras témoins de mes fatras/Tu seras le cri cannibale/Dans le fœtus bantoustan… »

Voici parcourus brièvement ces poèmes qu’il faut absolument aller lire longuement !

*Journaliste, poète. Auteur de Exil de Banlieue (ocm_2004@yahoo.fr)