L’Afrique et la mendiocratie
Edgard Gnansounou
Imaginer et Construire l'Afrique de Demain (ICAD)
edgard_gnansounou@hotmail.com

1. Introduction

Quelques événements récents en Afrique de l’Ouest dévoilent la nature des régimes politiques en place dans nos pays. Au-delà des querelles entre oppositions et gouvernants, nos intellectuels devront relever un défi important au cours des décennies à venir, celui d’inventer les principes d'une vraie démocratie qui privilégie la logique de souveraineté à la place de celle des groupes de pression d’affairistes.

Au Bénin, ce laboratoire des « démocraties nouvelles africaines », le débat au cours des derniers mois se développe autour de la révision de la constitution en vue de prolonger le mandat du Président de la République en exercice. Les partisans de cette révision ont trouvé une argumentation implacable. En effet, l’élection présidentielle prévue en 2006 sera suivie en 2008 des municipales et des législatives. Alors les « révisionnistes » affirment qu’il n’y a aucun espoir à obtenir des bailleurs de fonds le financement de toutes ces élections. Qui pourrait franchement reprocher aux grands partis politiques au Bénin d’économiser leurs ardeurs de mendicité auprès de nos bienfaiteurs ! Mais tout le monde aura compris que l’enjeu est tout autre !

L’utilisation des bailleurs de fonds comme alibi pour justifier la révision de la Constitution et prolonger le mandat du Président de la République de trois ans est symptomatique de l’état d’esprit au sein de nos classes politiques en Afrique où la démocratie est devenue un instrument de mendicité internationale.

Au Togo, le fils à Eyadéma a succédé à son Père de Président dans une élection dont les conditions de déroulement exécrables n’ont pas empêché les puissants de ce monde d'avaliser les résultats. Ils voulaient éviter que le Togo s’ajoute à la liste de ces pays où l’instabilité politique est la règle. Ainsi la peur de l'instabilité devient un objet de chantage politique pour contourner la démocratie!

Mais le plus important est ce qui s’est passé avant l’élection : l’opposition et le RPT étaient d’accord sur le fait que sans l’aide de l’Union Européenne, il n’aurait pas été possible d’organiser des élections transparentes et équitables dont les résultats ont pourtant fini par être contestés. A quoi a -donc servi cette aide? A posteriori, peut-on soutenir aujourd'hui que l'aide de l'Union Européenne était une condition suffisante pour éviter la fraude? Aurait-il alors été possible d'organiser des élections honnêtes dans ce pays sans aide extérieure? Et si la réponse est négative, expliquez-moi pourquoi les Togolais n'auraient pas été capables de se payer le processus de choix de leur Président ?

En Côte d’Ivoire, le règlement d’une crise politique initiée et entretenue par nos chers frères Ivoiriens doit pourtant passer par nos ancêtres les Gaulois qui jouent le rôle de mentor avec l’aval de la CEDEAO. Ainsi nous nous disons indépendants mais n’hésitons pas à utiliser nos faibles ressources à nous faire la guerre puis ensuite à tendre la main à ceux-là même que nous accusons de nous maintenir sur leur joug. Drôle de logique !

Dans un essai dont s'inspire cette note, je soutiens que l’expérience démocratique en cours actuellement dans la plupart de nos pays prend davantage l’allure d’une légitimation de nos Etats-Nations dans leurs activités de mendicité internationale.

Ainsi, le démocratisme si cher à nos élites éclairées ne serait qu’une mendiocratie. J’utilise ce terme pour signifier que la transplantation de systèmes démocratiques dans des sociétés dominées en réalité par des oligarchies tenaces a donné partout naissance à des modes de fonctionnement qui privilégient le pouvoir de mendier auprès des bailleurs de fonds. La mendiocratie révèle en profondeur une stratégie délibérée de nos élites en faveur de la servitude plus confortable, d'un point de vue matériel, que la responsabilité.

J’espère qu’après la lecture de cet article vous serez convaincus de ceci: une démocratie qui doit mendier les moyens de son fonctionnement n’en est pas une véritable. Aussi vous accorderez-vous avec moi pour désigner désormais ces formes de démocratie par le terme de mendiocratie. Vous pourrez alors contribuer à donner mauvaise conscience à ces dirigeants de pays africains au pouvoir ou dans l’opposition qui n’éprouvent aucune gêne à utiliser le rituel démocratique comme une opportunité pour demander légitimement l’aumône.

2. L’Afrique a-t-elle besoin d’aide ?

Le cas du recours à l’aide internationale pour organiser des élections n’est qu’un exemple de l’état de dépendance dans lequel nos pays semblent se complaire et qu’entretiennent nos classes politiques. Pourtant il ne devrait pas être impossible d’imaginer un mode d’organisation politique et de consultations démocratiques, transparentes et équitables dont les coûts puissent être supportés par nos pauvres économies. En vérité le mal est plus profond, la construction de puits, de latrines, d’écoles, de postes de santé, l’organisation de conférences, de séminaires, rien n’échappe plus désormais au recours à l’aide internationale.

La notion de projets renvoie aujourd’hui de manière inévitable à la demande d’aide extérieure comme si l’ensemble de nos sociétés entrait dans un processus dangereux de ''clochardisation et de handicap international !''

A côté de ces avatars, l’Afrique a véritablement besoin d’une aide substantielle pour faire face à des pandémies comme le Sida et le paludisme qui mettent en cause sa propre survie à long terme. Mais ici aussi faisons-nous vraiment tout ce que nous pouvons pour maîtriser ces catastrophes ? Pourquoi notre continent est-il atteint à ce point par le Sida ? N’y a-t-il pas dans nos mœurs, nos comportements des conditions épidémiologiques qui nous rendent particulièrement vulnérables au virus du Sida? Avons-nous pris toute la mesure d’une pandémie qui risque de précipiter notre disparition dans les prochains siècles ? N’y aurait-il pas lieu de faire face à cette menace en remettant en cause individuellement certaines de nos pratiques telles que la polygamie, la permissivité sexuelle et les rapports non protégés ? Le fait que dans d'autres continents, les comportements ne soient pas forcément meilleurs ne devrait pas être une consolation pour les Africains car ce qui devrait davantage compter pour nous est de vaincre la guerre que nous impose si rudement ce virus.

Sans cultiver la peur ni développer une culpabilité collective, nos sociétés se doivent de privilégier, dans toutes situations, leurs parts de solution et cesser de se leurrer sur le caractère indispensable de l’aide internationale. Non pas que les pays africains n’aient pas besoin d’aide d’urgence, mais lorsque l’urgence se transforme en assistance permanente que faisons-nous de notre dignité ?

Par ailleurs, il nous faut bien nous convaincre que les heureux donateurs ont leurs propres priorités qui ne tournent pas forcément autour du sort des Africains. Depuis de nombreuses décennies, les voix n’ont pas manqué pour demander un plan Marshal en faveur de l’Afrique. Que d’initiatives pour aider notre continent, celle du Secrétaire Général des Nations – Unies, du NEPAD, du G8 qui remet l’Afrique à l’ordre du jour de son prochain sommet. Au moment du bilan, la même conclusion s’impose chaque fois : les résultats sont mitigés !

Alors que la Chine et l’Inde se réveillent et drainent les capitaux, nos pays restent dans une posture de mendicité. A l’avenir, les Etats-Unis se tourneront davantage vers leur bassin d’expansion économique : l’Amérique centrale et du Sud. L’Union Européenne privilégiera l’intégration de l’Europe de l’Est et plus tard du bassin méditerranéen. L’Afrique subsaharienne, tout en restant ouverte, se doit de bien prendre en compte cette évolution de son environnement et renforcer sa dynamique d’intégration si elle ne veut pas demeurer une simple réserve de matières premières où les autres viennent puiser pour leurs propres besoins.

3. Repenser le contenu et la forme de la démocratie en Afrique

A la lumière des crises récentes en Afrique de l’Ouest et en particulier des élections dévoyées, les pays tels que le Bénin devraient profiter de l'opportunité qu'offrent les consultations électorales prochaines pour initier une réflexion profonde sur le contenu de la démocratie dans des régions telles que les nôtres où la majorité de la population est marginalisée parce qu’analphabète. Les réformes de décentralisation mise en place dans la plupart de nos pays n’ont pas démontré leur capacité à porter une nouvelle dynamique de développement économique et d’épanouissement des populations.

Peut-on être analphabète et participer à la gouvernance ? La majorité de nos élites ne le croit pas et elle n’est pas seule dans cette posture de préférence d'un régime censitaire en réalité! Il est clair que si la gouvernance reste aussi dirigiste et lointaine, elle sera extravertie et échappera donc à la volonté de la majorité de nos peuples. Nos dirigeants resteront donc, pour longtemps, des proconsuls chargés de mettre en œuvre des politiques définies et financées de l’extérieur. Nos parlementaires dont le train de vie est fort éloigné de la moyenne des populations ne pourront être que peu représentatifs des aspirations de la majorité du peuple même si la constitution est respectée et qu’ils sont sensés représenter le souverain.

Nous devons rendre le pouvoir central plus modeste, moins prestigieux et tourner la gouvernance vers le pays profond en la mettant au service du grand nombre. Les moyens existent aujourd’hui d’accélérer les processus d’apprentissage dans nos pays. Utilisons les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour renforcer la formation des adultes. Orientons la formation de nos administrateurs vers le soutien aux élus locaux ! Formons des agents de médiation entre l’Etat légué par la colonisation et les populations qui seules devraient compter. Nos Etats - Nations fonctionnent actuellement dans l’irrespect de la majorité de leurs populations traitées davantage comme des sujets que comme des citoyens respectables. De ce point de vue, peu d'eau a coulé sous nos ponts depuis l'époque coloniale et nos dirigeants, qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition s'acharnent à rentrer dans des costumes désuets, taillés aux bonnes mesures des administrateurs d'outre-mer!

Repenser le contenu de la démocratie c’est renverser cette logique de suzerain et mettre l’Etat au service de collectivités locales. Nos sociétés, dans leur ensemble, devront désormais adopter une culture d’apprentissage afin de s’ouvrir aux savoirs développés par l’humanité au cours des siècles et auxquels nous restons largement fermés. Nous devons pousser loin nos ambitions et arrêter de nous complaire avec tous ceux qui nous passent la pommade, avec ces faux amis qui flattent notre sensibilité, notre joie de vivre, nos talents musicaux, festifs et sportifs. Tous ces talents ne suffiront pas à nous sauver de la disparition qui nous hante dans les prochains siècles si nous continuons à nous préoccuper si peu des faibles, de tous ces pauvres si nombreux qui souffrent et meurent en silence sans rien n'exiger de personne.

La démocratie en Afrique ne peut fonctionner sans développement économique. Or nos pays sont à la fois amputés de l’intérieur et de l’extérieur. La posture qui consiste à conserver jalousement à la fois des structures étatiques léguées, la tutelle de l’administration sur le citoyen et des frontières héritées de la colonisation nous force à rester d’éternels apprentis des maîtres d’hier. Tout se passe comme si nous cultivions collectivement une paresse intellectuelle, une incapacité à inventer des formes nouvelles d’organisation, des modes d’inclusion sociale, des rituels de pactes sociétaux propres aux conditions de nos peuples.

Les mouvements naturels de brassage entre les populations de nos différents pays violent les frontières et deviennent informels par rapport à l’Etat postcolonial. Or c’est en réalité cet Etat qui ne convient plus aux réalités de nos peuples.

Ainsi, parallèlement à une réforme profonde de la gouvernance intra - nationale, il faudra lancer un vaste mouvement par dessus les frontières héritées de la colonisation pour une appropriation de notre espace socio-économique et culturel. Les pays que nous ont légués les administrations coloniales sont en réalité des formations nées de simplifications colonialistes. Pour des raisons louables, nous n’avons pas voulu remettre en cause ces frontières afin de maintenir une certaine stabilité. Mais 45 ans après les indépendances formelles, le moment est venu d’être les propres acteurs de notre épanouissement. Beaucoup de nos pays ne sont pas viables économiquement et si les gouvernants peuvent vouloir maintenir leurs privilèges de chefs de Nations naines, les populations n’ont aucun intérêt à mordre à pleines dents au nationalisme surfait auquel on les abreuve.

Comment comprendre par exemple que le Togo et le Bénin qui, du Nord au Sud abritent les mêmes populations, comment comprendre que ces deux pays jumeaux n’aient fait aucune tentative ambitieuse d’intégration ? On pourrait aller encore plus loin ! Lorsque le Togo et la Côte d’Ivoire se seront stabilisés, pourquoi ne pas lancer au niveau de nos populations le projet ambitieux de créer une confédération qui réunirait le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Togo et le Bénin, une confédération qui serait le prélude d’une Fédération du Golfe de Guinée et plus tard engloberait l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest ? L'intégration concoctée par nos chefs d'Etats depuis plusieurs décennies et qui procède depuis le sommet est malheureusement porteuse d'illusions. Il appartient aux peuples de se saisir de cette ambition en la concrétisant partout où ceci est possible.

La balkanisation de l’Afrique assumée fièrement par des élites au nationalisme étroit fait le jeu des oligarchies nationales. Ainsi, des réseaux affairistes étriqués maintiennent pendant plusieurs décennies leurs pouvoirs sur les pays et constituent en réalité les éléments autour desquels s’articule la gouvernance quelle qu’elle soit, démocratiquement procédurière ou visiblement autoritaire. Ces groupes de pression s’approprient les tentatives de réformes et les utilisent au service de leurs intérêts. La nature centralisée des Etats-Nations est particulièrement propice à cette confiscation du pouvoir puisqu’il suffit d’encapsuler le chef de l’Etat pour tenir tout un pays. Or les formes d’organisation démocratique transplantées dans nos pays requièrent des moyens financiers importants pour se porter aux suffrages du peuple. D’où viennent donc ces moyens que certains candidats aux élections utilisent à profusion ? Qui investit en eux, à quel taux d’escompte et comment les remboursent-ils ? Les vrais maîtres de nos pays sont ces mentors qui contrôlent nos chefs et les entourent de conseillers dont les opinions sont plus importantes que celles du peuple souverain. Ces maîtres sont les principaux suppôts de la mendiocratie.

4. Conclusion

Nos pays gaspillent le peu de moyens dont ils disposent dans des querelles fratricides dont la logique privilégie la captation des faibles ressources existantes. Ces ressources sont le plus souvent largement imbriquées avec les intérêts de groupes de pression affairistes. Les populations sont ensuite divisées autours de critères ethnistes qui jouent sur des facteurs identitaires. Or un potentiel de ressources largement plus important pourrait être valorisé ensemble dans le cadre de formations politiques différentes des Etats-Nations actuels. Ce potentiel, bien plus que les Etats fragmentés que nos chefs s’échinent à mal administrer sont susceptibles d’attirer des investisseurs que nous pourrons soumettre à une compétition équitable dans un environnement assaini et stable. La génération actuelle d’intellectuels africains a un devoir impératif, celui de proposer des visions nouvelles qui pourront permettre, à côté des logiques partisanes, d'ouvrir de nouvelles perspectives à notre jeunesse en quête d'espérance.

© Edgard Gnansounou

17 mai 2005. Cet article s'inspire d'un livre à paraître en 2006 Lire également du même auteur l'ouvrage suivant: L'AFRIQUE Face à la mondialisation

http://www.lepublieur.com