A croire que personne n’y échappe, tant la corruption paraît naturelle dans la presse de Kinshasa. Et selon qu’on est « grand » ou « petit » journaliste, on a son prix. Le registre est fort répandu et se décline même en différentes catégories.

Qu’on l’appelle « prix de la cola », « gombo » ou autre, le phénomène est courant dans la presse africaine. Une pratique souvent couverte par l’omerta. Mais en République démocratique du Congo (Rdc), ce qui se passe ailleurs dans la discrétion s’affiche de manière presque ostentatoire. Le « coupage », ainsi qu’on appelle la corruption des journalistes, se présente même comme un fait naturel du côté de Kinshasa. Geler des informations, falsifier des faits, tomber dans le reportage complaisant a toujours son prix en espèces sonnantes et trébuchantes.

On invoque les conditions d’existence précaires de journalistes mal payés pour expliquer des telles dérives. Mais il ne faudrait pas incriminer la crise actuelle et la désagrégation de l’Etat congolais, après des années d’instabilité politique et de guerres sanglantes, pour y trouver une raison. La pratique du « coupage » remonte à plus loin. Là, l’explication veut qu’on retourne à 1963, dans les bureaux d’un ancien secrétaire d’Etat congolais aux Finances, François Kupa. Le Pr Ekambo, chercheur congolais, souligne que « c ’est du nom de ce dernier que vient l’expression « coupage » avec un « C » à la place du « K ». Dans le contexte politique des premières années de l’indépendance, il a vait pris plusieurs décisions en faveur d’un assainissement monétaire. Il avait besoin des médias pour faire passer la mesure au sein de l’opinion publique et les journalistes lui feront aussi sentir qu’ils avaient « besoin » de lui. Ensuite, la pratique a été renforcée par le fait que les journalistes ont continué à travailler dans une situation précaire, donc proies faciles pour la corruption ». L’une des conséquences malheureuses de ce phénomène réside dans la difficulté à asseoir une politique d’autorégulation au niveau de la presse congolaise. On se demande bien qui peut prendre la responsabilité de nettoyer les écuries d’Augias...

« Petits reporters »

Appelé familièrement « quado », le reporter vit pour l’essentiel des occasions de reportage que lui offre l’actualité quotidienne. Chaque matin, le premier réflexe est de coller l’oreille aux radios pour sonder l’actualité. Il ne lui faut pas non plus oublier de jeter un coup d’œil sur les communiqués de presse qui traînent çà et là dans les rédactions. Tout est bon pour se jeter sur un reportage. Et selon la terminologie courante, il s’agit-là du « coupage » occasionnel. Le tarif auquel est astreint le « coupeur » peut aller de 500 à 10 000 francs congolais. « Le « coupé » revendique cela au titre de frais de « transport », avance Lapess Rigobert Munkeni, chef de travaux à l’Institut facultaire des sciences de l’information et de la communication (Ifasic) de Kinshasa. Dans une étude réalisée en 1999 par l’Ong Peace, sur les conditions de vie et de travail du journaliste congolais, l’on relève que certains professionnels des médias ne viennent couvrir des cérémonies que s’ils sont assurés qu’un cocktail est prévu au programme et qu’une possibilité de « coupage » existe.

Cette pratique occasionnelle, au gré des reportages, voisine avec un « coupage circonstanciel ». « La pratique est quotidienne dans les maisons de presse où l’on voit des attachés de presse d’organismes, des responsables politiques, des chargés de relations publiques venir chercher des journalistes pour un reportage ou pour couvrir une manifestation », souligne un journaliste. A chacun son reporter attitré, pour du « donnant-donnant ». Celui qui paie s’attend à un traitement de l’information dont il détermine les contours. Et il ne s’agit pas toujours d’une affaire de « petits reporters ». « Un rédacteur en chef d’un grand quotidien de la place affirme avoir reçu une fois la somme de 500 dollars américains pour un éditorial défendant la cause d’un parti politique. A une autre occasion, une manchette à la une s’est négociée pour 1 000 dollars Us. C’était en faveur d’une entreprise qui connaissait des problèmes internes et voulait convaincre l’opinion de la justesse des décisions de dégraissage du personnel qu’elle avait prises », rapporte le Pr Ekambo.

Dans la panoplie, il faut aussi compter avec le « coupage institutionnel ». Il profite à des journalistes et à des médias considérés comme des acteurs incontournables de l’espace médiatique congolais. Comme quoi, la notoriété et l’audience payent. Il arrive même qu’on attende l’arrivée de ces pontes de la presse pour démarrer des événements qu’ils doivent « marquer de leur présence ». Cyrille, journaliste de la presse privée kinoise, martèle : « Combien de manifestations, parfois présidées par des personnalités de l’Etat, ont été retardées parce que la télévision, assimilée pour la circonstance à l’ensemble de la presse, n’est pas encore sur les lieux ?

Les médias et les journalistes ainsi institutionnalisés en profitent et savourent cette marque de considération. Ils savent dès lors faire monter les enchères du « coupage ». » Le journaliste institutionnalisé bénéficie d’une sollicitude et d’un traitement particulier par rapport à ses confrères « ordinaires ». Dans certains cas, c’est à lui qu’est confiée la responsabilité de la répartition de l’enveloppe attribuée à la presse.

Dernier râtelier où la presse congolaise mange en abondance : le « coupage intentionnel ». Dans ce registre, des responsables de média ou des journalistes passent à la caisse pour services rendus, de façon permanente. Le journaliste a des « amis » qu’il sert de manière spontanée, des précarrés qu’il défend et n’a guère besoin d’impulsion pour se mettre en ordre de pensée. La relation tient même du lien affectif entre le « coupeur » et le « coupé ». D’où l’enveloppe est difficilement quantifiable. Les hommes politiques y sacrifient volontiers... « Sans forcément recevoir en retour un « coupage » en nature ou en espèces, un journaliste peut ainsi se sentir en devoir de bien traiter l’information en provenance d’une source particulière », souligne Lapess Rigobert. Dans « un organe de presse de la place, il est clair qu’on ne s’en prend jamais à un membre de la tribu du propriétaire. Quelle que soit l’opinion, politique ou autre, affichée par celui-ci », souligne-t-il.

Ces cas de figure montrent l’image d’une presse congolaise enchaînée. Le ver s’est tellement enfoncé dans le fruit que l’en sortir relève d’une entreprise difficile. Ce chemin de la crédibilité retrouvée est pavé de bonnes intentions, mais il est escarpé et recèle de nombreux pièges. A l’endroit de tout « coupé », l’on peut tout simplement dire : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. »

Un tribunal des pairs pour instruire le dossier Pour les journalistes congolais, la lutte contre le « coupage » passe par la mise en place d’une instance d’autorégulation. Au niveau de l’Ong Journalisme en danger (Jed), le projet existe de mettre sur pied un observatoire des médias, partant de l’exemple de l’Olped en Côte d’Ivoire. C’est ainsi qu’un projet existe d’organiser à Kinshasa les « Premières journées déontologiques de la presse congolaise ». Ces assises ont pour ambition d’obtenir le plus grand consensus possible, au sein de la presse, autour d’un code d’éthique et de déontologie, et de mettre en place un observatoire congolais de la presse dans lequel siégeraient des représentants du public et de la société civile.

A travers cette instance, les journalistes espèrent trouver une autorité morale capable d’assurer un rôle de régulateur au sein de la profession. Et un des dossiers à prendre en charge reste l’aide à la presse qui crée des divisions. Elle s’opère à travers un don d’argent de la part du chef de l’Etat aux journaux, sous le nom de Caisse d’assistance et de solidarité pour les professionnels des médias (Casprom). « En montant cet observatoire, on se rendra compte que la liberté de la presse n’est pas une affaire des seuls journalistes, mais un problème de toute notre société pour qui les professionnels des médias travaillent. Et sous cette autorité d’autorégulation, volonté de la profession, la presse ne sera plus le diviseur commun du pays », souligne le président de Jed, D. M’baya Tshimanga.



IPAO/RDC