Le Nègre n’est pas dépourvu de raison, mais sa raison n’est pas discursive comme celle du Blanc ; Senghor écrit : "...elle est synthétique. Elle n’est pas antagoniste ; elle est sympathique. C’est un autre mode de connaissance. La raison nègre n’appauvrit pas les choses ; elle ne les moule pas en schèmes rigides, éliminant les sucs et les sèves ; elle se coule dans les artères des choses, elle en épouse les contours pour se loger au cœur vivant du réel. La raison européenne est analytique par utilisation, la raison nègre est intuitive par participation" (souligné par l’auteur) . Cette raison nègre participe de l’émotion : "L’émotion est nègre, comme la raison hellène" (souligné par l’auteur) C’est cette émotivité qui permet de rendre compte de l’originalité et de la différence du Nègre : "J’ai souvent écrit que l’émotion est nègre. On m’en a fait le reproche. A tort. Je ne vois pas comment rendre compte, autrement, de notre spécificité, de cette négritude, qui est "l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir". Mais le nègre est également rythme et danse : "Il est un être rythmique. C’est le rythme incarné" ; "Instinctivement ils dansent leur musique, ils dansent leur vie » (souligné par l’auteur) ; Et il s’exprime aussi par l’image et le rythme : "Par l’image rythmée" . Au fondement de l’art nègre, Senghor place donc l’émotion et la sensibilité, l’instinct et la spontanéité, le rythme et la danse, l’image rythmée et l’image analogique. Grâce à quoi le Noir serait un créateur inné ; son don de création est naturel ; il n’a besoin, pour créer, ni d’encadrement, ni d’enseignant ; sa créativité est spontanée et toute naturelle. C’est pourquoi Senghor rencontre les conceptions de Pierre Lods, peintre français installé à Brazzaville (Congo) et créateur de l’Ecole de Poto-Poto, et qui, lors du second congrès des artistes et écrivains noirs de Rome (1959), présentait une communication dans laquelle il rendait compte de son expérience de Poto-Poto, grâce à laquelle il avait fait créer des "arts africains modernes", selon les techniques et avec les matériaux modernes de l’Occident (cf. pinceaux, brosses, crayons, toile, papier, couleurs industrielles, etc.). Comme indiqué précédemment, l’esthétique de Senghor se trouve également contenue dans les nombreux catalogues d’expositions d’art moderne qu’il organisait à Dakar, au Musée Dynamique principalement, lors de la belle saison (décembre avril). En effet, lors des cérémonies de vernissage, qu’il présidait personnellement, il prononçait un discours qui faisait office de préface des catalogues. Ainsi, entre 1970 et 1980, Senghor a exposé et fait exposer de nombreux artistes sénégalais, mais également européens ; parmi lesquels : Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, Iba Ndiaye, Fritz Hunderwater, André Masson, etc. L’esthétique dans ces catalogues déborde donc les arts sénégalais contemporains, mais permet aussi d’apprécier la vocation critique de l’esthétique de Senghor. Dans chacun des catalogues, en même temps que l’analyse de l’œuvre de l’artiste, Senghor indiquait les raisons pour lesquelles il avait choisi de l’exposer à Dakar, au Musée Dynamique. Parmi celles-ci, il y avait souvent les analogies, les similitudes ou les convergences de l’œuvre de l’artiste avec l’art nègre. Une manière pour Senghor de confirmer la validité de sa pensée esthétique, mais aussi et surtout de sa Négritude. Ainsi, outre les analogies, similitudes ou convergences stylistiques et plastiques, Senghor se plaisait à déceler et à dégager les constantes de sa pensée : l’enracinement et l’ouverture, mais également l’humanisme et le dialogue des cultures et des civilisations, que véhiculaient les œuvres des artistes en question. mambana thierry