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Posté le: Mer 07 Déc 2005 18:22 Sujet du message: La République comme horizon, par Christiane Taubira
La République comme horizon, par Christiane Taubira
Pour l'observateur moyennement attentif, il est clair depuis quelque temps qu'Alain Finkielkraut est en état de siège. Ceux qui aiment la belle ouvrage littéraire, la fine intelligence, la pensée vive et prompte, éprouvent comme une nostalgie de ces années où, d'une plume alerte quoique souvent triste et rauque, ses oeuvres, s'évadant des assignations identitaires, ont nourri la réflexion sur les abysses troublantes et funestes où macèrent d'humaines pulsions meurtrières. Ce n'était pas Hannah Arendt, mais c'était une pensée écorchée et fulgurante, de celles qui rappellent à chacun d'entre nous combien il est le gardien de son frère.
Il ne relève pas de l'interrogation publique de savoir comment de vieux démons prennent possession d'esprits aiguisés. Mais qui eût prédit que, lorsque la société française s'emparerait, enfin durablement, des débats qui fondent la mise au jour de son identité nationale, les plus rugissantes querelles se résumeraient à un impossible dialogue entre deux sourds. Quand sortirons-nous des joutes logomachiques Dieudonné-Finkielkraut, où la vilenie de l'un sert de résonance à la marcescence de l'autre ? De gradins imaginaires leur parvient le cri "Queremos sangre !" (Nous voulons du sang !)
Que ne savent-ils que "vivre dans la haine, c'est vivre au service de son ennemi" (Mario Vargas Llosa, écrivain sud-américain) ? Y a-t-il un sens à ce qu'ils débrident leur parole hors du territoire national. L'un, à Alger ; l'autre, en Israël ? Et pendant que les gladiateurs se provoquent, l'un gâchant d'immenses talents, l'autre asséchant une sensibilité généreuse, tandis qu'académiciens et ministres entonnent la rengaine lamentable de poncifs éculés, l'amertume et la rancoeur rampent dans le coeur de ceux qui croyaient avoir rendez-vous avec la République. Ceux-là attendent qu'on leur explique, en toute rigueur, mais avec bienveillance, que c'est en pleine connaissance du passé, en pleine conscience des tendances originelles de brutalité, de discrimination et d'exclusion de la République que nous lui restons attachés, que nous la préservons, que nous voyons dans ses ambitions universelles le moins imparfait des cadres politiques et juridiques inventés par les hommes pour faire société.
Oui, nous avons un parti pris pour la "res publica", la chose publique. Parce que nous refusons d'écrêter la part d'inattendu, d'imprévisible, d'improbable, que les hommes et les femmes ont injectée dans l'Histoire, au temps même où ils la vivaient d'une rive à l'autre de la Méditerranée, ou de l'Atlantique, nous considérons que chacun est infiniment plus que son origine, que le passé du groupe ne peut enfermer le destin de l'individu. Il nous appartient de saisir la matière à faire destin commun, d'empoigner les leviers des lendemains que nous nous promettons en partage. Et, pour cela, apprivoiser nos ressentiments, frictionner nos raidissements, franchir les barrières, toutes les barrières car, comme le professait Frantz Fanon, "le destin de l'homme est d'être lâché."
L'universel républicain est question d'idéal. Ses trahisons sont affaire de manquements ou d'infidélités politiques. Son abolition serait annonce de désordre et de plus d'injustices encore. Car, face au racisme, à la relégation, aux préjugés, aux inégalités, il est le recours, la référence, le rempart des plus vulnérables. Et même si, par extraordinaire, cet universel n'était qu'une ruse, un leurre, une imposture, une fourbe fumisterie pour absoudre les fautes et les négligences d'Etat, il nous reviendrait de postuler nos exigences pour l'égalité des droits, qui suppose parfois l'inégalité des politiques publiques, pour l'engagement résolu des forces publiques autant que des énergies civiques autour d'un contrat qui reformule les obligations des pouvoirs et celles des citoyens, les droits étant arrimés aux devoirs, les libertés à la responsabilité, pour les uns et pour les autres.
Au lieu de prendre part à la confrontation chimérique et dévastatrice de communautés fictives, reconnaissons qu'il est vrai qu'en France même et dans l'Empire français, la République a couvert des exactions et des crimes. En excluant les femmes du suffrage universel, en expédiant au bagne et aux travaux forcés ses communards, ses pauvres, ses petits escrocs, ses adolescents délinquants, les militants anticolonialistes.
Elle a laissé instaurer le code de l'indigénat. Elle a encouragé la confiscation des terres, et, parfois, justifié des massacres coloniaux. Cela étant énoncé sans matoise équivoque ni stérile mortification, rappelons ce qu'il advint chaque fois que la République fut garrottée, répudiée ou abattue : les libertés individuelles furent en péril, et les libertés publiques en naufrage. L'esclavage rétabli après que la Ire République fut décapitée. La censure restaurée, les associations ouvrières et les sociétés de secours interdites, le délit d'opinion multipliant les prisonniers politiques dès que la IIe fut bannie. Des lois racistes et antisémites inscrites dans le code pénal, la laïcité torturée, la messe imposée aux fonctionnaires civils et militaires, les partis politiques supprimés lorsque la IIIe fut anéantie.
Nous savons que la République s'est laissé dévergonder, et qu'elle est encore travaillée par des tentations autoritaires et raboteuses, traversée par des tensions d'impatience et de désamour, défiée par les poujadismes, la xénophobie, les culturalismes étriqués. Elle demeure cependant l'horizon.
Il ne s'agit pas de réciter la Constitution, qui prétend méconnaître le sexe, les croyances, les accents et la couleur. Il ne s'agit pas davantage d'avancer, la main sur le coeur, en jurant que tout acte raciste est condamnable, et tout préjugé misérable, alors que sont méthodiquement exclus de toute responsabilité et de toute représentation ceux qui n'ont pas l'apparence de l'uniformité républicaine.
La France ne peut continuer à se penser sans prendre la mesure de la part du monde qu'elle porte en elle, et de ce qu'elle offre de singulier au monde. Elle n'est pas sortie humainement indemne de ses incursions en de lointains rivages. Elle en a conservé un goût tenace de l'aventure, une cordiale condescendance envers les extravagances tropicales, une attachante obstination à la conversion d'autrui, une très grande disposition narcissique. Ce ne sont pas là que des défauts.
C'est aussi une inclination, souvent inconsciente, à l'altérité. Le défi est de la faire affleurer. Pour que, sans vertige, elle se voie, enfin, telle qu'elle est ; qu'elle réalise l'inexcusable gâchis de talents accompli en ces nombreuses années de bavardage et de bricolage. Qu'elle remonte à la source d'amour de certains cris de haine. Qu'elle cesse de désespérer les plus patients. Le temps presse.
Christiane Taubira est députée de la Guyane (Parti radical de gauche-Parti guyanais de centre-gauche). _________________ Un ennemi intelligent est préférable
à un sot ami
agir en penseur, penser en homme d'action
Merçi Jofrere de nous rappeler le sens des priorités et la direction du phare au milieu de ces décombres où brille encore des étincelles.
Celà peut ressembler à un grand ecart mais nous continuerons à soutenir Dieudonné, à lire nos auteurs préférés et à accompagner madame Taubira.
Voici un autre texte d'Achille Mbembe l'un des autres signataires de la fameuse pétition anti Dieudonné/Finkielkraut.
L’apartheid, avenir du monde ?
L’on a beau remonter le temps, l’avenir du politique s’est toujours joué autour de la possibilité de l’être-ensemble et de la volonté de faire communauté. Dans une large mesure, la démocratie elle-même consiste en la capacité d’imaginer, chaque fois en des termes nouveaux, ce qui tient les hommes ensemble, de manière irréductible. L’égalité des droits qu’elle proclame n’est possible que si se crée une culture suffisamment critique d’elle-même parce que capable de juger, chaque fois, d’une manière qui fasse sens sur le plan éthique et sur celui du droit, au nom de quoi le pouvoir des uns s’exerce sur les autres. La démocratie consiste enfin en l’invention d’institutions susceptibles d’arbitrer les luttes qui ne manquent pas d’opposer les hommes les uns aux autres de telle manière que ces luttes ne dégénèrent pas en guerre civile pure et simple (stasis). Tel est l’horizon, à la vérité jamais atteint, jamais assuré et qui, toujours, doit faire l’objet d’une critique – interminable par définition.
Régime de la claustration
L’Europe aujourd’hui – et c’est là son paradoxe - cherche à bâtir une “ nation des États-nations ” à un moment où ses démocraties sont rongées de l’intérieur par une grave crise morale, éthique et culturelle. Cette crise se déroule dans le contexte de l’événement qu’est la globalisation. On sait dorénavant que cette dernière est le temps par excellence de l’universalisation; mais l’on sait aussi que cette universalisation procède, en très grande partie, par la réinvention de toutes sortes de frontières. L’une des contradictions de la globalisation est, par exemple, de favoriser l’ouverture économique et financière tout en durcissant le cloisonnement du marché international du travail. Le résultat est la multiplication des empêchements à la circulation des hommes et la normalisation des conditions liminales dans lesquelles sont enfermées les populations jugées “ indésirables ” au nom de la raison d’État.
L’on a ainsi assisté, au cours du dernier quart du vingtième siècle, à l’apparition, à l’intérieur même de l’ordre démocratique européen, d’une forme nouvelle de gouvernementalité que l’on pourrait appeler le régime de la claustration. L’une des particularités du régime de la claustration est d’être lui-même encastré dans le tabernacle même de la démocratie. Ce régime se caractérise, entre autres, par une formidable expansion et miniaturisation des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires, notamment celles qui ont trait à l’administration des “ étrangers ” et des “ intrus ”. Aux fins d’administration des populations jugées “ indésirables ”, l’Europe a en effet mis en place des dispositifs juridiques, réglementaires et de surveillance visant à justifier les pratiques d’entreposage, de rétention, d’incarcération, de cantonnement dans des camps, ou encore d’expulsion pure et simple des “ étrangers ” et des “ intrus ”. Il en a résulté non seulement une prolifération sans précédent des zones de non-droit au cœur même de l’État de droit, mais aussi l’institution d’un clivage radical, d’un genre nouveau, entre les citoyens auxquels l’État s’efforce d’assurer protection et sécurité d’une part, et d’autre part une somme de gens littéralement privés de tout droit, totalement livrés à une radicale insécurité et ne jouissant d’aucune existence juridique. Le régime de la claustration se caractérise aussi par la soumission de ces “ superflus ” à des procédures inédites de contrôle et de répression et à des formes insoutenables de cruauté. Ces procédures inhumaines et l’inimaginable violence qui les porte ont pour but de les dépouiller systématiquement de toute forme de protection par la loi ou par le règlement. Elles ouvrent, ce faisant, la voie aux pratiques d’animalisation et de dégradation dont ils sont victimes aux mains de l’État.
Une violence exceptionnelle, comparable à celle que l’on infligeait autrefois aux ennemis et aux prisonniers de guerre de l’ère pré-moderne, a donc été libérée au cœur même de l’État européen. Elle ne s’inscrit pas seulement dans la continuité de l’histoire de la violence étatique en Occident même. Elle a la particularité de rassembler, en un seul et même faisceau, des aspects du principe de l’illimitation en vigueur à l’époque de l’État de police au XVIIIe-XIXe siècles, maints aspects de la justice d’exception en vigueur sous la colonisation, et certaines dimensions des traitements inhumains infligés autrefois aux Juifs lors des poussées anti-sémites sur le sol d’Europe. Dans sa routine, cette violence est administrée par une police sûre de son impunité et gangrenée par le racisme. Elle est également entretenue par une matrice d’institutions parallèles, judiciaires et sociales.
À la faveur de la “ guerre contre le terrorisme ”, les modalités de circulation autour du globe sont devenues plus draconiennes encore. Pour mieux faire valoir son rôle de dispensateur de la sécurité et de la protection, l’État n’hésite plus à semer lui-même la peur et à procéder par invention fantasmatique de figures chaque fois plus complexes de l’ennemi. Mieux, il a fini par persuader une grande partie de l’opinion publique que l’on ne pourra disposer de cet ennemi qu’en dérogeant chaque fois aux principes élémentaires qui fondent l’État démocratique lui-même. Peu à peu, ce qui n’était qu’un épiphénomène est devenu partie intégrante de la culture et de la manière dont l’État européen désormais fonctionne – en instituant, en son centre, le principe de la claustration, c’est-à-dire un “ état d’exception ” permanent appliqué à des catégories ethno-raciales spécifiques.
Du coup, sur le plan culturel, les démocraties européennes ne parviennent plus à imaginer ce qui tient les hommes ensemble, encore moins ce qu’ils partagent, à l’âge de la pluralité planétaire. Au demeurant, elles ne considèrent plus la réflexion sur ce “ tenir-ensemble ” et cette “ pluralité ” comme faisant partie de leurs responsabilités. Pis, elles semblent désormais penser que l’apartheid, sous une forme ou une autre, est le véritable avenir du monde. Nombre de leurs citoyens ne veulent plus, ni vivre, ni partager leur existence individuelle et collective avec certaines catégories et espèces humaines - des gens (nationaux et étrangers) dont ils pensent qu’ils n’ont vraiment jamais été, qu’ils ne sont et ne seront jamais vraiment des leurs. Voilà, quant au fond, la signification profonde et des violences actuelles contre les “ étrangers ”, et du durcissement des politiques de l’immigration, et – chose plus préoccupante encore – du traitement réservé aux minorités raciales dans maints pays européens.
L’on n’a pas suffisamment rappelé que ce désir d’apartheid n’est pas nouveau. En fait, il remonte à l’époque de l’expansion européenne outre-mer. L’Europe était alors convaincue que les colonisés étaient des êtres inférieurs que seule notre excessive humanité tolérait. Aujourd’hui, les Européens proclament de plus en plus haut et fort ce désir d’apartheid à un âge où l’on pensait que malgré les inégalités de pouvoir et de revenu, le monde était finalement devenu un, et que le rapport à Autrui ne pouvait plus être construit sur la base du préjugé selon lequel il existerait des races supérieures et d’autres inférieures, ou encore des cultures primitives auxquelles s’opposerait “ la civilisation ”. Or le désir d’apartheid en Europe se nourrit précisément d’une formidable réhabilitation de tous ces vieux préjugés.
Ceux-ci se donnent le plus à voir dans les pays dont on peut dire qu’ils ont, au milieu du XXe siècle, raté leur auto-décolonisation. C’est notamment le cas de la France où les émeutes récentes dans plusieurs banlieues, loin de conduire à un sursaut éthique, ont exposé les soubassements racistes d’une société qui, jusqu’alors, se prévalait d’avoir inventé la raison et d’être un modèle universel d’égalité. Il ne se passe plus de semaine sans qu’un haut responsable, commentateur ou intellectuel y aille de sa part de défoulement raciste. Passions et haines enfouies dans l’inconscient de la culture résonnent désormais jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. Une formidable régression est en cours. À droite comme à gauche, peu nombreux sont ceux qui semblent encore avoir quoi que ce soit à dire de la réciprocité entre humains, d’une démocratie sans cesse à venir, dont la pierre angulaire serait la politique du semblable. Le tabou a sauté au moment même où le pot aux roses – à savoir la fiction de l’égalité républicaine – a été découvert. Désormais, il n’y a plus ni frein, ni culpabilité. L’ère du “ sanglot de l’homme blanc ” est bel et bien terminée.
Glaciation culturelle
À l’instar de ce qui se passait autrefois sous les régimes totalitaires, le Parlement a donc édicté que le passé colonial français fut “ globalement positif ”. C’est ce que les enseignants doivent désormais apprendre aux écoliers et lycéens. Dans une fête sauvage, à la fois joyeuse et désespérée, l’opinion publique veut absolument croire que la colonisation, loin de constituer une forme de violence extrême, arracha en fait les sauvages de la nuit barbare. Elle tient à tout prix à s’auto-persuader que les guerres de conquête et l’occupation coloniale française furent de grands gestes de bienveillance et qu’en réalité, le départ des colons précipita ces pauvres sociétés dans le chaos et l’assistanat. Elle s’étonne donc que les ex-colonisés n’aient que sarcasmes et quolibets à opposer à tant de générosité.
Sartre, Merleau-Ponty et quelques autres décédés, il ne reste plus de grande voix morale sur la scène intellectuelle pour rappeler deux ou trois vérités. Et d’abord, que coloniser signifie, en son principe, adhérer à des idées de hiérarchisation raciale, de ségrégation, de séparation du genre humain en ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas, en ceux qui doivent vivre et en ceux que l’on peut laisser mourir. Voilà la raison pour laquelle, en son principe, la colonisation contredit fondamentalement les valeurs dont la république se veut l’expression. Ensuite, que le message émancipateur de la “ civilisation ” passa par le chemin de la déshumanisation systématique des indigènes. Enfin, qu’en rapport à la somme des malheurs que les colons firent tomber sur la tête des vaincus, le colonialisme est “ fondamentalement inexcusable ”. Qu’à la faveur de la colonisation l’on ait construit ici et là quelques routes et voies ferrées (et encore !), que l’on en ait éduqué quelques-uns et rémunéré deux ou trois autres ne change rien au fait que tout ceci fut d’abord fait pour le profit de la puissance occupante.
Mais que la France en arrive à louer les vertus d’une forme de terreur qui – comme on le vit en Algérie et ailleurs – menaça d’enfoncer dominants et dominés dans la perdition morale et mit en danger leur santé mentale ; que ses dirigeants et intellectuels s’expriment comme ils le font désormais ; que l’on tourne aussi court devant “ la chose ” - tout ceci signifie que quelque chose de grave et peut-être d’irrémédiable s’est passé dans la culture. Depuis plusieurs décennies en effet, la France est rentrée dans une phase de glaciation culturelle. Celle-ci n’a guère épargné la gauche dont on sait au demeurant que les réflexes profonds (socialistes et communistes compris) sont fondamentalement national-républicains. Voilà en partie la raison pour laquelle cette gauche n’a rien à dire lorsque surgissent aujourd’hui, de nouveau, la brutalité et le mépris résultant de l’état d’inessentialité dans lequel on cherche à confiner ceux que la loi du monde a dépouillé de presque tout.
C’est que la gauche française (et européenne en général) a épousé, depuis longtemps déjà, le dogme selon lequel l’égalité est affaire de calculabilité et d’homogénéisation plutôt que de prise en compte des singularités. Contrairement à ce que l’on pense, c’est une gauche qui n’est pas du tout exempte de toute tentation d’exaltation du sol et du sang. C’est une gauche qui pense que le pouvoir d’universalisation est, avant tout, un pouvoir d’État, un pouvoir national. Pour toutes ces raisons, cette gauche peine à comprendre que la formation de l’inégalité sociale et de la domination politique n’est pas seulement affaire de rapports économiques d’exploitation d’une classe par une autre (la fameuse question sociale), mais qu’elle passe aussi par la négation systématique de l’autre et le refus, au nom de la “ race ” et de la “ religion ”, de lui attribuer les mêmes qualités d’humanité qu’à soi-même. Voilà pourquoi, chaque fois qu’il s’agit du sort des gens d’origine non-européenne, elle perd très vite de vue toute distinction entre le conditionnel et l’inconditionnel.
Figures de l’ennemi
C’est aussi une gauche qui n’est pas loin de partager le paradigme qu’à la faveur de la guerre contre la terreur (war on terror), les Etats-Unis sont parvenus à imposer au monde entier comme le seul type de calcul planétaire possible. Qu’il s’agisse des rapports entre nations ou des rapports au sein des nations, la question – la seule, désormais – est de savoir qui est donc mon ennemi, le mien, ici, et maintenant. L’ennemi, de surcroît, ne peut être désormais qu’un “ ennemi de Dieu ” - les dieux séculiers y compris (démocratie, sécurité, marché, laïcité, république et ainsi de suite). Depuis septembre 2001, la question de l’ennemi n’est donc plus seulement politique. Elle est désormais une question politico-ontologico-théologique. Au nom de la guerre contre le terrorisme, l’espace du politique est désormais le même que l’espace de la guerre ; et le fondement de la guerre est désormais de l’ordre du théologique. En effet, elle doit désormais être conduite comme si l’Autre, le proche, le prochain et le semblable n’existaient plus.
Les premiers “ prisonniers ” de cette sorte de guerre ontologico-théologique, dans l’Europe d’aujourd’hui, ce sont les “ étrangers ”, les “ intrus ” et les minorités raciales. Peu importe que ces dernières en particulier soient, en théorie, composées de nationaux européens. À cause d’un profilage ethno-racial qui souvent ne dit pas son nom, un glissement est en train de s’opérer, qui désormais tend à faire de la citoyenneté une affaire d’autochtonie – et donc de “ race ” plus que de “ classe ”. De même, lorsque l’Europe évoque aujourd’hui sa culture judéo-chrétienne, ce n’est guère pour faire valoir l’impératif fondateur des deux religions qu’est l’universel amour des hommes et des ennemis. C’est pour s’opposer à toute forme de multiculturalité et pour faire valoir l’extrême intolérance du christianisme envers ceux qui sont restés au dehors – les païens et les mahométans.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la régression en cours en France et dans bien d’autres pays d’Europe. L’opinion internationale tarde à prendre la mesure de la pulsion destructrice qui se trouve au fondement des législations adoptées contre les étrangers au cours des dix dernières années par les démocraties européennes. Quelles que soient les différences entre pays, le paradigme qui gouverne ces législations est celui de “ l’état d’exception ” - c’est-à-dire, en dernier ressort, de la “ violence pure ”. La catégorie de l’ ”étranger ” constitue désormais une rubrique à laquelle sont assignés ceux qui n’ont aucune existence juridique. Leur “ lieu de résidence ” en attendant l’expulsion, ce sont les centres d’enfermement et les “ zones d’attente ” - différents lieux extra-territoriaux et extra-légaux, espaces de cruauté et d’inhumanité radicale qu’abrite paradoxalement l’État de droit lui-même.
Une longue tradition nous avait accoutumé à voir dans la guerre la manifestation la plus éclatante de l’affirmation nationale et de la politique de puissance. Cette guerre s’effectuait généralement à l’extérieur des frontières nationales. Le colonialisme en fut l’exemple par excellence. Sa violence extrême découlait du fait qu’il rassemblait les aspects de la guerre de conquête, de la guerre d’occupation, de la guerre totale et de la guerre permanente. Aujourd’hui, la guerre intérieure a pour but de se débarrasser de la présence de “ l’étranger ” et de “ l’intrus ” en notre sein. Il s’agit d’une guerre inscrite dans les interstices de la culture européenne et dans les routines de la vie quotidienne. La perception européenne du monde extérieur s’étant définitivement brouillée, nombreux sont ceux qui ont conclu qu’il n’y aura pas de “ cité universelle ”. La quête aujourd’hui vise par conséquent à l’auto-suffisance spirituelle et à l’autarcie morale. L’on pourrait se demander en quoi ceci est-il si différent du modèle américain et son exceptionnalisme métaphysique.
Par Par ACHILLE MBEMBE
Le 06-12-2005
Source le Messager
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