|
 |
  |

Extrait : "Arrêtons là cette veillée. Il n’y a pas de longue journée qui ne se termine par une nuit. Annonce Bingo. Le sora reprend sa cora, exécute la partie finale de la veillée. Tiécoura, le cordoua, commence par l’accompagner. Brusquement, comme piqué par une abeille, il hurle, profère des grossièretés, se livre tour à tour à des danses de chasse et des gestes lubriques. Le sora Bingo place ses derniers proverbes et adages sur la tradition, la vénération de la tradition:
Si la petite souris abandonne le sentier de ses pères, les pointes de chiendent lui crèvent les yeux.
Sur quelque arbre que ton père soit monté, si tu ne peux grimper, mets au moins la main sur le tronc.
Qui se soustrait à la vue des gens rase le pubis de sa mère." |
|
 |
|
 |
|
 |
 |
 |
 |
 |
|
 |
 |
''En attendant le vote des bêtes sauvages'' d'Ahmadou Kourouma
|
 |
 |
|
 |
|
 |
|
 |
 |
|
|

Koyaga est le Général-President de la République du Golfe, l’une de ces ventrocraties qui pullulent sur le continent africain. Un potentat bien aimé de son peuple, pour sûr, et d’ailleurs tout le monde le sait: si d’aventure le peuple rechignait à le plébisciter, les bêtes sauvages elles-mêmes sortiraient de la brousse pour voter en sa faveur.
Mais voilà: Koyaga, grand initié de la confrérie des maîtres-chasseurs, totem faucon, vient de perdre les deux éléments mystiques qui assurent son pouvoir autocratique à la tête de la République du Golfe. Il n’est toutefois pas inquiet, car il sait ce qu’il doit faire pour récupérer son pouvoir. Son géomancien le lui avait dit: il doit faire dire son donsomana.
Un donsomana est une geste, un récit purificatoire dans la confrérie des maîtres-chasseurs malinkés. Le donsomana doit être dit par un sora, par un griot des chasseurs. Le répondeur du sora devra être un cordoua, c’est-à-dire un initié en phase cathartique, un bouffon, un pitre, un fou du Roi. Lorsque le sora et son répondeur cordoua auront raconté l’histoire de Koyaga, lui auront dit tous ses crimes, toutes ses forfaitures, lorsqu’il aura avoué tous ses méfaits, lorsque aucune ombre ne planera plus sur sa vie, Koyaga pourra alors sans problèmes récupérer les éléments mystiques malencontreusement égarés.
 |
De toute façon, ce que je dis des dictateurs, n’est pas excessif ; ce que je dis est vrai. Ce sont des choses qui ont été. Ce que je dis de Houphouët, ce que je dis de Bokassa et des autres a déjà été écrit. C’est l’Histoire. On peut mettre des noms derrière les totems des personnages. Mais ce sont d’abord des personnages de roman, des personnages d’une bouffonnerie tragique. J’ai voulu présenter la guerre froide. Le rôle de chacun de ces personnages de dictateur est très important. Le roman initial était assez long. J’ai voulu construire une fresque immense, mais bien sûr, il y a un problème de dimension. J’ai recherché une synthèse. Elle m’est apparue après le discours de la Baule, après l’effondrement de l’Est |
 |
|
Ahmadou Kourouma |
|
 |
|
 |
|
 |
 |
 |
 |
 |
|
 |
 |
Ahmadou Kourouma (1927-2003)
|
 |
 |
|
 |
|
 |
|
 |
 |
|
|

En attendant le vote des bêtes sauvages est donc, dans toute son extension, un donsomana en six veillées ayant chacune un thème: la tradition, la mort, le destin, le pouvoir, la trahison, la fin de toute chose.
Et durant chaque veillée, le sora dira à Koyaga tous ses crimes, en égrenant des proverbes appropriés durant les intermèdes; son répondeur l’accompagnera en donnant mille et une précisions, dans une profusion de lazzis grotesques et de gestes obscènes; Koyaga lui-même n’hésitera pas à interrompre le sora pour rectifier, pour souligner, pour expliquer: pour que toute la vérité soit dite.
Durant six veillées donc, au son de la cora du griot, on entre dans la vie de Koyaga. D’abord son enfance, l’école coloniale ; puis ses exploits en Indochine, le retour au pays ; et enfin le coup d’état sanglant qui le mena au pouvoir. Vient ensuite l’heure de son initiation dans le cercle fermé des dictateurs françafricains. Le dictateur au totem caïman, le vieux sage d’Afrique, exigera de le recevoir en premier pour lui expliquer les bases du métier: ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter, comment nager dans toutes ces eaux troubles. |
 |
|
 |
|
 |
 |
 |
 |
 |
|
 |
 |
Félix Houphouët Boigny, Gnassingbe Eyadema, Mobutu et Sekou Touré sont reconnaissables dans le livre d'Ahmadou Kourouma
|
 |
 |
|
 |
|
 |
|
 |
 |
|
|

Au contraire de son fidèle thuriféraire Maclédio qui se fourvoiera dans les pattes du dictateur au totem lièvre, Koyaga rendra ensuite tour à tour visite au dictateur au totem hyène, au dictateur au totem léopard, et enfin au dictateur au totem chacal.
Tour à tour, ils ne lui ménageront ni conseils, ni faveurs, ni confidences. Dans sa geste purificatoire, le sora parlera aussi à Koyaga de sa gestion de la République du Golfe.
Il lui parlera de la chute du mur de Berlin, de la fin du communisme, et de ses conséquences qui furent la Conférence Nationale Souveraine et le Multipartisme. Il lui parlera de ses pitreries, de ses inconséquences, de sa gabegie, de sa roublardise, de sa cruauté, de sa noblesse, de sa force, de sa générosité, de ses exploits. Pour ceux qui auront révisé leur classiques de géopolitique africaine, il sera impossible de ne pas associer le caïman à Felix Houphouët-Boigny, le lièvre à Sékou Touré, l’hyène à Jean-Bedel Bokassa, le léopard à Joseph-Désiré Mobutu, le chacal à Hassan II, et le lion à Hailé Sélassié; difficile de ne pas reconnaître le défuntissime Gnassigbé Eyadéma en Koyaga, l’homme au totem faucon, le Général-Président de la République du Golfe. |
 |
|
 |
|
 |
 |
 |
 |
 |
|
 |
 |
Gnassingbe Eyadema (ici en 1983 à Washington) a fortement inspiré le personnage de Koyaga, général-président et potentat de la République du Golfe
|
 |
 |
|
 |
|
 |
|
 |
 |
|
|

Ahmadou Kourouma avait même souhaité dans une première version parler de tous ces « dictateurs liberticides » en utilisant leurs vrais noms, en lieu et place de leurs avatars totémiques; mais la crainte de représailles juridiques sans fin l’en avait dissuadé. Au delà de la fable philosophique, l’œuvre monumentale de Ahmadou Kourouma inaugure ici le style de la fable politique.
Se basant sur d’innombrables faits authentiques, balayant une plage temporelle allant de la décolonisation à la pseudo-démocratisation, associant la plus pure tradition Malinké aux évènements sociopolitiques de la post-guerre, Kourouma peint ici l’un des portraits les plus pertinents, malheureusement, de la post-colonialité: un cortège indécent de bouffonnerie, d’esprit de jouissance, et de pourriture morale chez les oppresseurs; d’abrutissement, de désenchantement, de déshumanisation chez les opprimés.
La plus brillante et la plus achevée des œuvres d’Ahmadou Kourouma est un fabuleux hymne à l’oralité, un coup de force stylistique, une démonstration d’érudition, un jalon incontournable dans la littérature africaine contemporaine. Une oeuvre visionnaire, même, car qui aurait pu se douter que la réalité surpasserait la fiction, qu’un jour les bêtes sauvages voteraient bel et bien dans la République du Golfe? |
 |
|
 |
 |
 |
 |
|
|
Donnez
votre opinion ou lisez les 7 réaction(s) déjà écrites
Version
imprimable de l'article
Envoyer
l'article par mail à une connaissance
Partager sur:
Facebook
Google
Yahoo
Digg
Delicious
|
|
|
Les dernières photos publiées sur Grioo Village |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Top |
|
|
|
|
|
|
  |
 |
|
|