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Extrait : « Je l’ai dit ; je suis parti de chez moi depuis vingt-deux ans. Je n’y ai jamais eu à mener les luttes et les intrigues de l’âge adulte pour s’assurer une place au milieu des autres. Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel. Je rentre avec en tête les réalités d’autrefois. Tout ce que je découvre me désole au nom de ce que j’ai connu. Malgré moi, les parents et les connaissances sont ceux que j’ai laissés deux dizaines d’années plus tôt, c’est-à-dire jeunes ou dans la force de l’âge.
Je suis donc surpris de retrouver des vœux décatis et dénutris, de voir des constructions hétéroclites et des rues défoncées là où il y avait jadis un joli terrain vague ou une plantation de cocotiers. Il me faut y penser pour ne pas m’étonner du décès naturel d’une personne déjà adulte à l’époque de mon adolescence. Je calcule et je constate que j’ai à présent l’âge qu’avait le défunt quand j’allais au lycée. Le pays reste donc pour moi intact de toute expérience pratique ; je n’y peux rien projeter qui n’appartienne à l’innocence de l’enfance. Les rues de notre quartier sont celles où nous jouions au foot et que j’empruntais pour aller à l’école. J’ai besoin de voir quelqu’un comme Eric Bamezon, de m’entretenir avec un homme né après la colonisation comme moi, qui mène une existence d’adulte dans ce pays, qui y agit. »
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Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel. Je rentre avec en tête les réalités d’autrefois. Tout ce que je découvre me désole au nom de ce que j’ai connu |
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Extrait de Ténèbres à midi |
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Parmi les auteurs africains qui écrivent l’Afrique, il faudra désormais compter avec Théo Ananissoh. Né en 1962 de parents togolais, il a d’abord vécu en Centrafrique avant que sa famille ne fuit Bokassa. Il avait alors 12 ans lorsqu’il a « retrouvé » le Togo. Comme beaucoup de jeunes togolais, à 24 ans, il décide d’aller se former ailleurs. Il étude les lettres modernes à l’Université de la Sorbonne-Nouvelle , puis enseigne le français dans des collèges. En 1996, l’Université de Cologne lui propose de venir enseigner la littérature africaine francophone. Theo Ananissoh vit désormais entre l’Allemagne, où il enseigne le français à des adultes de Düsseldorf, la France et son pays, le Togo.
Ananissoh a déjà publié plusieurs écrits. D’abord des nouvelles, en 1994, avec « Yeux ouverts » (Editions Haho). L’un de ces nouvelles a d’ailleurs été choisie par l'éditeur anglais Picador pour faire partie d’une anthologie littéraire africaine. Une autre a été choisie par un grand éditeur finlandais, WSOY, pour figurer dans un recueil de textes africains. En 2005 commence sa collaboration avec Gallimard. Il publie alors dans la collection « Continents noirs », « Lisahohé » en 2005, un polar situé dans les couloirs du pouvoir en Afrique, puis en 2007, « Un reptile par habitant » qui revisite l’histoire de l’Afrique depuis les indépendances. En 2010, il publie dans la même collection un nouveau roman, « Ténèbres à midi », qu’il est d’ailleurs venu présenter et dédicacer lors du dernier Salon du Livre de Paris. |

Si l’auteur n’a pas voulu que « Ténèbres à midi » soit un roman situé, à l’image des précédents, il ne fait aucun doute que l’intrigue se déroule au Togo. Le narrateur est un écrivain togolais qui vit en Allemagne et souhaite retrouver un peu son pays, le redécouvrir, y « reprendre pied », le connaître et le reconnaître après près de 20 ans passés en Allemagne. Un narrateur qui fait donc étrangement penser à Théo Ananissoh, à la différence près, entre autres, que l’auteur lui, retourne régulièrement dans son pays d’origine.
Ce narrateur décide donc de partir au Togo quelques semaines et souhaite y rencontrer quelqu’un qui est au cœur du régime. Par l’intermédiaire d’une amie libraire, Nadine, il rencontre alors Eric Bamezon, conseiller à la présidence. Cet intellectuel, ancien émigré, sorte de double du narrateur, est un homme qui connait les ors des palais et décide un soir de se livrer au narrateur, de l’emmener découvrir Lomé la nuit.
Commence alors un dialogue entre ces deux hommes qui ont tous les deux connu l’Europe et se parlent de leur pays, de leur retour. Bamezon et le narrateur sont à leur façon deux hommes que les Togolais jugent comme plus tout à fait africains et qui se définissent eux-mêmes comme pas tout à fait européens. Ils sont entre deux eaux. Ils font partie de ces Togolais qui ont connu autre chose. Pendant toute la nuit, ils débattent donc de ce retour, de cette difficile réintégration, de leur pays, de leur Afrique, de leurs sentiments. Et même si Bamezon a connu un parcours très particulier, Théo Ananissoh fait de lui un personnage dans lequel chacun peut s’identifier, qui parle de son expérience comme n’importe qui, simplement.
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Tous deux ne peuvent donc plus s’empêcher de comparer, comme s’ils regardaient leur propre pays avec les yeux d’un allemand ou d’un français. Tout ce qui était naturel dans leur enfance, ils le redécouvrent. Et se mettent parfois à le juger. Le lecteur se trouve ainsi pris dans ce dialogue au cœur de la nuit. Or, ce qui frappe c’est le constat qui est fait, acerbe, dur, très critique. Bamezon n’est pas optimiste. Loin de là. Il a presque peur de son pays, de ses mentalités. Il condamne sans appel. Pris au piège de son carriérisme, il n’a plus d’autres choix que de rester mais ne s’y fait définitivement pas. |
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Bamezon, comme le narrateur, ne retrouve plus le Togo d’avant. "Celui qui sort et qui revient chez lui après une vingtaine d’années change de regard, sans aucun doute. Son regard est déshabitué pour ainsi dire, et cela me paraît être la condition pour une réflexion sur soi." (1)
Tous deux ne peuvent donc plus s’empêcher de comparer, comme s’ils regardaient leur propre pays avec les yeux d’un allemand ou d’un français. Tout ce qui était naturel dans leur enfance, ils le redécouvrent. Et se mettent parfois à le juger. Le lecteur se trouve ainsi pris dans ce dialogue au cœur de la nuit. Or, ce qui frappe c’est le constat qui est fait, acerbe, dur, très critique. Bamezon n’est pas optimiste. Loin de là. Il a presque peur de son pays, de ses mentalités. Il condamne sans appel. Pris au piège de son carriérisme, il n’a plus d’autres choix que de rester mais ne s’y fait définitivement pas.
Face à ce retour décrit dans ce qu’il a de plus sombre, les critiques ne manqueront pas à l’encontre du roman d’Ananissoh. Certains le trouveront peut-être trop afro-pessimiste. Mais l’auteur livre ici des idées et des perceptions bien réelles, qui se retrouvent dans toutes les têtes et dans toutes les bouches des émigrés africains, même si elles peuvent paraitre trop négatives. Il écrit librement ce que certains n’osent pas dire. Et c’est sous cet angle que le roman devient passionnant, car cette aversion cache en fait un réel espoir. Si Bamezon est si déçu, c’est parce qu’il avait des illusions, des rêves d’idéal pour son pays, pour l’Afrique. C’est la rage qui l’envahit lorsqu’il les compare aux réalités. |

Dans ce roman que Theo Ananissoh envisage comme une fiction dans un décor vrai, les va-et-vient incessants et énigmatiques entre l’écrivain Ananissoh et le personnage écrivain, le narrateur et l’auteur rendent ce roman absolument enthousiasmant. L’auteur se refuse aux écritures ampoulées et redondantes :
" être Africain, vous savez, c’est être dans la défaite et la frustration permanente. Et cela a tendance à développer chez les Africains (les intellectuels, les écrivains…) une sorte de volupté verbale afin de compenser un peu les frustrations de la réalité. Beaucoup de choses chez les Africains ne sont que des mots, du blablabla." (2) C’est donc dans un style très simple et efficace ponctué de nombreux dialogues, que Theo Ananissoh livre une histoire qui parlera à tous et explore à nouveau des thèmes qui lui sont chers : le retour, l’Afrique et sa politique. Avec un humour discret et une sensibilité pudique, sans effusion, Theo Ananissoh est un auteur subtil.
Et sans en avoir l’air, il nous offre un livre très politique à l’heure de l’élection présidentielle togolaise. Ananissoh témoigne du Togo sous le régime Eyadéma, de ses réalités et de ce qu’ont pu en percevoir ceux qui se trouvaient à l’extérieur, à la fois observateurs privilégiés et en même temps complètement déconnectés. |

Pour aller plus loin :
Un entretien avec Theo Ananissoh
Une lecture de "Ténèbres à midi" |

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