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''Texaco'' de Patrick Chamoiseau
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Extrait : GRAND-MANMAN BLANCHISSEUSE. Mon papa sut que l’homme du cachot était son père le jour oú l’on extirpa du trou malodorant une dépouille infectée de champignons blanchâtres. Le Béké la fit installer sur un lot de campêches qu’il enflamma lui-même. Par-dessus, un abbé provenant de l’En-ville psalmodia treize tables d’un latin solennel.
Nous avions tous été rassemblés autour de ce bûcher, raconte mon papa. Agenouillés, mains jointes à l’évangile, nous gardions le front bas. A mes côtés, ma chère manman pleurait. Son coeur gros etranglait les vents dans sa poitrine. Moi, ne comprenant rien, j’allongeais sur sa peine des yeux inquiets de crabe. Alors, elle m’abaissa la tête et me dit: Prédié ba papa’w ich mwen, Prie pour ton papa, mon fils...
"You have to read this book", dixit l’afro-caribéen Derek Walcott, Prix Nobel de littérature. Couronné en 1992 par le plus prestigieux Prix littéraire de langue française, Texaco est sans aucun doute l’une des plus grandes oeuvres romanesques de ces vingt dernières années. Le Christ arrive à Texaco, et c’est à lui que les pécheurs jettent la première pierre. Nous ne sommes pas en Judée, mais en Martinique; et le Christ ici n’est pas un prophète mais un urbaniste chargé de raser Texaco, ce bidonville insalubre de la banlieue de Fort-de-France.
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Il me semble même qu’on ne pourrait pas exprimer la vérité d’une culture donc d’un pays sans opacité. Alors à la limite les deux vont ensemble, vérité-opacité. (...) Dans la littérature, telle qu’on la conçoit habituellement - les rapports entre les hommes et entre les cultures - on a l’habitude de se baser sur la lisibilité ou la transparence et c’est là où les problèmes commencent pour moi, c’est-à-dire que beaucoup de gens vont dire, par exemple en parlant de Texaco, “je ne comprends pas”, “il y a des choses qui m’échappent”, “il y a beaucoup de mots illisibles”, et caetera |
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Patrick Chamoiseau |
Pour éviter la lapidation, Le Christ trouve refuge chez Marie-Sophie Laborieux, la femme-matador, la pionnière de Texaco, “Une vieille femme câpresse, très grande, très maigre, avec un visage grave, solennel, et des yeux immobiles”. |
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Patrick Chamoiseau
©
Ji-Elle |
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C’est elle qui lui fera le sermon, “pas sur la montagne mais devant un rhum vieux”. Elle lui contera Texaco, l’Histoire de Texaco: “Elle mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot nouveau…”, se souviendra le Christ. Au bout d’une conversation-fleuve, la femme-matador expliquera au Christ ce que represente exactement cette vaste gale infra-urbaine: l’aboutissement de la longue marche vers l’En-ville, initiée il y a 150 ans déjà.
“Le papa de mon papa était empoisonneur. Ce n’était pas un métier mais un combat contre l’esclavage sur les habitations”, explique Marie-So. Car la légende de Texaco commence avec son grand-père, un esclave des mornes, un nèg-pa-bon qui empoisonnait les plantes et les cultures de son maître, qui ne riait avec personne et ne souriait qu’aux oiseaux. Ce nèg-en-chaînes avait un jour crié à la blanchisseuse, plein de colère: “Pas d’enfants de l’esclavage !” Trop tard, elle lui donnera un fils, un futur nègre-chien du nom d’Esternome qui, avec la femme aux larmes de lumière, donnera la vie à Marie-So.
Depuis ces jours de folle joie où les nèg-de-terre sortaient des mornes en courant, en criant et en brûlant les grand-cases des Békés pour etrenner leur liberté toute neuve, les Nègres et les Mulâtres ont toujours caressé ce rêve, ce doux rêve: l’En-ville. “L’En-ville”, comprendra plus tard le Christ, “désigne ainsi non pas une géographie urbaine bien repérable, mais essentiellement un contenu, donc une sorte de projet. Et ce projet, ici, était d’exister”. La terre, les champs et les chaumières de paille de canne, c’est trop de souffrance, trop de douleur, trop de mauvais souvenirs. La vie et la liberté sont ailleurs; elles sont là-bas, vers les lumières, vers les usines, vers le port, vers l’En-ville. |
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La montagne pelée en Martinique
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A travers les époques le rêve restera le même. Esternome poursuivra d’abord les lumières de l’En-ville à Saint-Pierre, avant qu’elle ne soit complètement détruite dans l’eruption de la Montagne Pelée. Il poursuivra ensuite celles de Fort-de-France, comme des dizaines de milliers d’autres compagnons de misère. Il transmettra à sa fille la même obsession: l’En-ville. Vivre à côté si l’on ne peut pas vivre à l’interieur. Vivre de mille et uns “djobs”, pour s’acheter quelques clous, une planche de bois-caisse ou une plaque de fibrociment, puis construire un chez-soi, aussi précaire soit-il, même s’il doit être détruit le lendemain par les autorités. Un jour, pourtant, autour de Marie-So et d’une cuve pleine de pétrole, le miracle aura lieu, l’En-ville laissera se fixer la verrue.
Au-delà des affres d’une obsession, Texaco reconstitue aussi l’Histoire des Antilles françaises sur un siècle et demi. Chamoiseau fait revivre la tristesse et l’insondable douleur de la vie quotidienne des esclaves dans les plantations. Il décrit l’atmosphère tendue des jours précédant et suivant l’abolition de l’esclavage, et l’apocalypse selon Saint-Pierre aussi. Il nous fait revivre à travers le prisme antillais des grandes pages de l’Histoire comme la guerre de 14 et celle de 39; et aussi des micro-séismes comme l’élection d’Aimé Césaire à la mairie de Fort-de-France en 1945, ou la visite de De Gaulle en Martinique en 1964. Des hommes et des femmes qui cherchent à retrouver leur humanité dans un monde en pleine mutations, telle est aussi la réalité dont Patrick Chamoiseau se fait l’écho. |

Mais au final, Texaco n’est pas un livre, voilà sa magie. C’est un flot, un flot de paroles, un flot d’images, un flot de sensations. En lisant, ou plutôt en écoutant Marie-Sophie, on ne comprend pas ce qu’elle dit, on le sent. On sent la douleur, on sent les joies, on sent les peines. C’est là que se retrouve le génie de Chamoiseau, cette sublimation de la littérature en quelque chose de plus dense, de plus complexe, totalement différent de la littérature classique, à la fois confusément supérieur et indistinctement plus profond.
Entre les paroles d’une femme-matador et les écrits d’un marqueur de paroles, entre hier et aujourd’hui, entre le réel et l’irréel, entre le verbe et le mot, Texaco est par excellence, comme l’a affirmé un critique, "le grand livre de l’espérance et de l’amertume du peuple antillais, depuis l’horreur des chaînes jusqu’au mensonge de la politique de développement moderne".
Texaco en bref :
***Auteur: Patrick Chamoiseau
***Première édition: 1992
***Prix littéraires: Prix Goncourt 1992
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