Leur logement était assuré depuis trois semaines par Jean Conrath, 53 ans, ancien champion de France du 5 000 m et sélectionné olympique en 1976, devenu depuis deux ans et demi agent d'athlètes. Intermédiaire de ces professionnels de la course à pied venus gagner leur vie en Europe, cet Alsacien comparaîtra mercredi 1er février devant le tribunal correctionnel de Strasbourg pour "hébergement de personnes dans des conditions contraires à la dignité humaine".

L'affaire a éclaté en décembre 2005 quand les athlètes sont venus se plaindre au maire sans étiquette de Vendeheim, Henri Bronner. Ils affirment alors ne plus pouvoir accéder à leur cuisine, unique source de chaleur de la maison, fermée à clef par Jean Conrath. Ils disent aussi ne plus pouvoir s'alimenter et ne pas toucher leurs primes de course. Déjà alerté par des administrés inquiets de voir des Africains sortir d'une maison à l'abandon depuis deux ans, l'élu ne peut d'abord que constater qu'ils sont en situation régulière. Lorsqu'il se rend sur place, le spectacle le pousse à prendre un arrêté municipal d'interdiction d'occupation des lieux, avant que la justice ne s'en mêle.

Jean Conrath a déjà été condamné à une amende pour avoir hébergé, à la fin des années 1990, un footballeur camerounais dont le visa avait expiré. Tour à tour typographe dans la presse, puis représentant en articles de pêche, il fut aussi propriétaire d'un magasin de sport et dirigeant d'une entreprise de construction de tennis, qui déposèrent tous deux le bilan, et entraîneur d'athlétisme. Un ancien responsable de la Fédération française d'athlétisme (FFA) le décrit comme un "athlète extrêmement talentueux mais très fantasque".

"UN HOMME BRISÉ"

Pour Me François Ruhlmann, le conseil de M. Conrath, cette affaire relève d'une méprise. Il parle d'une "gestion malheureuse" et décrit son client comme "un homme brisé, qui s'est laissé dépasser". Selon l'avocat, les Kényans auraient préféré s'entasser dans la maison plutôt que d'acquitter 25 euros journaliers pour leur hébergement précédent. "Ils n'auraient pas dû être plus de 8 dans deux grandes chambres de 20 m2, et puis des marathoniens et des filles dont la présence n'était pas prévue sont arrivéset sont restés", assure-t-il.

"Il était prévu que M. Conrath touche 10 % des gains des athlètes, explique son avocat Me Ruhlmann. Mais, aucun n'avait de résultats. Du coup, mon client, qui avait pris à sa charge les billets d'avion et l'entretien de ces coureurs, n'avait aucune rentrée."

L'information a fait les gros titres au Kenya, où le manager alsacien est désormais un des 19 agents étrangers — sur 31 répertoriés — ayant interdiction d'exercer selon une décision prise début janvier par Athletics Kenya, la fédération nationale d'athlétisme. Depuis, une poignée de ces indésirables a été réintégrée, car il est difficile de s'affranchir de ces intermédiaires qui ont créé des écuries de course en Europe dès la fin des années 1980.

"La plupart de ces managers offraient un excellent service. C'est quand le nombre de coureurs s'est mis à croître énormément, ces dernières années, qu'Athletics Kenya a perdu le contrôle", commente Martin Keino, ancien coureur de fond professionnel et fils du grand Kipchoge Keino, un des premiers Kényans sacrés champions olympiques en 1968 (1 500 m) puis en 1972 (3 000 m steeple).

ARGENT FACILE

Martin Keino a lui-même l'expérience des relations avec un manager pour avoir été un des "clients" du Britannique Kim McDonald qui fut un des pionniers en la matière. L'histoire vécue par ses compatriotes en France n'est pas la première du genre. Aussi, à 33 ans, ce diplômé de l'université du Colorado souhaite offrir une alternative. Il vient de fonder à Nairobi une société de management d'athlètes et de création d'événements. "Cela n'existait pas ici", explique-t-il.

Pour lui, "avoir des agents plus fiables n'est qu'un des moyens de prévention contre l'exploitation possible des athlètes". "On pourrait aussi réduire les risques en diminuant le flux des jeunes athlètes prometteurs trop tendres pour le haut niveau, en créant des courses rémunératrices au niveau national, estime-t-il. Les athlètes kényans ne disputent les courses en Europe et aux Etats-Unis qu'à cause des nombreuses possibilités d'y gagner leur vie. Une victoire sur marathon en Europe rapporte à peu près autant que deux années de salaire d'un fonctionnaire de police kényan." Selon le journal Le monde, Jean Conrath, mécène extrêmement maladroit ou amateur d'argent facile, ce dernier a en tout cas échoué — comme cinq autres des neuf candidats — au tout premier examen organisé le 26 octobre 2005 par la FFA pour se voir délivrer la licence d'agent d'athlètes. Le prochain concours devrait avoir lieu en avril. Pour l'heure, Jean Conrath est passible de sept années d'emprisonnement. Patricia Jolly