Vivre aujourd’hui, imaginer demain Béatrice POULIGNY Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI – Sciences Po, Paris, France)

Les mémoires des violences se construisent dans l’enchevêtrement entre mémoires individuelles et mémoires collectives qui viennent réécrire des mémoires plus lointaines – y compris dans le temps long de l’histoire (notamment coloniale), comme c’est le cas dans des régions aussi différentes que l’Amérique du sud et centrale, l’Asie du sud-est, les Balkans ou encore l’Afrique des Grands Lacs. Les récits qui en résultent doivent être compris à l’intersection de l’histoire collective et de l’histoire psychique, des histoires singulières et des liens de groupe, des liens de groupe et du travail de culture. Le travail opéré par les mémoires (à ne pas confondre avec le “travail de mémoire”) est paradoxal ; il se réfère à des processus très variés, partiels, contradictoires, subjectifs par nature. La mémoire se réfère à un ensemble de fonctions psychiques qui permettent que le passé soit représenté comme “passé”. Or, lorsqu’il s’agit de violences politiques et armées, le passé peut “ne pas passer” pour toute une série de facteurs “objectifs” (maintien d’un système de répression et de contrôle social qui ré-active et renforce la peur) et “subjectifs” (insomnies, cauchemars, stress et autres traces de pathologies plus ou moins lourdes liées à une expérience traumatisante).

On en trouve un exemple particulièrement saisissant au Cameroun, parmi ceux qui ont survécu au massacre de quelques 400.000 Bamilékés en 1961(2).Des individus qui, pour différentes raisons liées à leur vie émotionnelle d’adultes, loin de leur pays, s’étaient engagés dans un travail psycho-thérapeutique, se rendirent compte qu’une partie de leur névrose ou simplement de leurs difficultés à vivre étaient liée à des évènements qu’ils méconnaissaient totalement. Bien plus, certains d’entre eux, au hasard de rencontres, se sont rendu compte qu’ils présentaient des symptômes tout à fait similaires liés à cette même expérience traumatisante dont jamais personne ne leur avait parlé et sur laquelle l’histoire officielle (au Cameroun comme en France) a imposé un silence de plomb. Il est fréquent que la génération qui suit immédiatement celle qui a connu des périodes de violences extrêmes éprouve des difficultés à donner sens à des morceaux entiers de son vécu voire de son identité même, à cause du silence maintenu par ses parents et, plus généralement, les adultes de la communauté. Au Cambodge, en particulier chez les jeunes (tout les moins de trente ans, c’est-à-dire la majorité de la population cambodgienne), le souvenir du génocide apparaît comme complètement privé de points de référence, comme englouti dans une amnésie collective qui fait dire à nombre d’analystes que les Cambodgiens “veulent oublier”. Pourtant, si le visiteur prend le temps d’écouter ses interlocuteurs, de les rencontrer plusieurs fois et sur un temps suffisamment long pour que s’établisse une relation de confiance, s’il s’intéresse aux écrits et aux différentes formes d’expressions utilisées par ces jeunes pour se dire, il découvrira combien cette histoire est omniprésente, combien elle transpire par tous les pores de leur peau. Il en est ainsi précisément parce qu’il leur est impossible de se raconter à travers une histoire qui leur a été transmise dans les non-dits, les silences et autres stratégies déployées par leurs parents pour tenter de survivre avec ce passé-là.

2. Ce chiffre représentait 10 % de la population totale du Cameroun de l’époque et surtout plus de 70 % de la population Bamiléké.

S’intéresser aux mémoires des violences n’est pas seulement s’intéresser au passé mais, bien au contraire, permettre que le présent soit vivable et que le futur puisse être imaginé. L’ensemble suppose, bien sûr, qu’au niveau politique des mesures concrètes soient prises pour que l’Etat garantisse que les droits des citoyens soient protégés. Quand les principaux responsables des violences restent en poste à différents échelons de l’appareil étatique, lorsque intimidations, menaces et répression provoquent la répétition de situations vécues, vouloir panser les plaies du passé peut paraître vain. C’est pourtant dans ces circonstances terribles que bien des sociétés doivent aujourd’hui s’efforcer d’écrire leur histoire, seule voie possible pour la construction d’un futur autre.