Ma femme (donc ma belle famille) est bamiléké. J'ignorais comme la quasi totalité des français que des centaines de milliers (!) de Bamilékés ont été massacré par les Français pendant la guerre d'indépendance. Elle-même ignore la plupart de ces faits qui restent sciemment occultés au Cameroun. Pourtant sa mère a connu ce qu'elle appelle trop pudiquement le "maquis" et sa soeur prof d'histoire à Yaoundé connait les faits. Ceci est l'histoire qu'héritera mes deux fistons Maceo et Jordan mais c'est aussi, j'insiste, notre histoire et je me fais un devoir de la faire partager même et surtout si c'est déplaisant à entendre car les crimes commis par les Français en Afrique continuent et la désinformation dans les grands medias n'a jamais été aussi virulente (notamment sur la côte d'Ivoire). J'ai lu un certain nombre d'ouvrages sur la question, croisé les informations (abondantes) sur internet. J'ai pris soin de citer mes sources et de compiler de façon la plus rigoureuse possible témoignages, enquêtes et faits historiques dans le document ci-joint. A l'heure où des plaintes ont été déposées contre la France au tribunal pénal international pour sa participation au génocide rwandais, il est urgent de prendre conscience du double langage de notre pays qui s'érige en ardent défenseur des droits de l'homme et continue sa politique de prédation dans son "pré-carré" africain. Certains pourront montrer de l'indifférence et ronfler devant le JT de TF1 mais nul ne pourra dire que l'on ne savait pas car l'information est à notre portée et peut être facilement recoupée.

Merci d'y prêter attention et de faire circuler l'information autant que possible.

Quelques sources, citations et témoignages de première main.

 ."S'il y a des moeurs et des coutumes a respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut démêler et utiliser a notre profit, en opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres". Maréchal Lyautey, cite par Daniel Tessue. "Polémique autour du problème bamileke", La nouvelle Expression, 11 juillet 1995.

 1er février 1962: Asphyxiés dans un wagon entre Douala et Yaoundé (Cameroun) En gare de Douala, un groupe de cinquante deux détenus, hommes, femmes et enfants est embarqué tôt le matin, le 1er février 1962, dans un wagon métallique dont la porte est verrouillée. Quand le train arrive à Yaoundé au début de la soirée, l'asphyxie a fait son oeuvre: le gendarme qui ouvre le wagon découvre vingt-cinq cadavres. Des officiers français admettront par la suite avoir frappé trop fort. Sources : Mongo Beti, Le Cameroun d'Ahidjo, Les Temps Modernes, novembre 1972, n°316; Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, édition des peuples noirs, page 70

 Max Bardet, un pilote d'hélicoptère présent au Cameroun de 1962 à 1964 témoigne « En deux ans l'armée régulière a pris le pays Bamiléké du Sud jusqu'au Nord et l'a complètement ravagé. Ils ont massacré de 300 à 400 000 personnes. Un vrai génocide. Ils ont pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques. Les Bamilékés n'avaient aucune chance. A la fin de la guerre, j'ai fait une prospection d'un mois avec un administrateur général du nom de Coudret. Il était indigné. Ce n'est pas possible tous ces villages morts, où sont les habitants ? Les villages avaient été rasés un peu comme Attila. Peu de français sont intervenus directement. J'en ai connu 3 ou 4. La presse n'en a pas parlé. On faisait plaisir au président Ahidjo parce qu'il fallait que le Cameroun garde ses liens avec la France. » (Max Bardet, OK Cargo, Grasset)

 Jeannette Kamtchueng témoigne, de ses souvenirs de petite fille : « Le soir, les convois des militaires reviennent remplis des têtes qui sont déversées et exposées au carrefour qui deviendra le carrefour des maquisards, jusqu’à mon départ du Cameroun, en 1976, et même peut-être jusqu’à aujourd’hui. C’est au coeur de Bafoussam, à une trentaine de mètres de la maison de mes parents que tout cela est exposé. C’est aussi là que les exécutions ont lieu. Après une certaine pause, en raison de la famine et en l’absence de tout secours, les populations sont rentrées dans les royaumes sans maisons et sans cultures. D’autres sont allées dans les camps créés par l’occupant, sans eau, sans accès au bois, et terrorisées par les militaires. A son retour, papa n’était qu’un témoin renvoyé par Dieu, pour témoigner de ce qu’est l’horreur coloniale, l’hitlérisme version tropicale. Il parlait tout seul, il se défendait, ne sortait pas. Son corps était présent, mais sa personne, son esprit, sa personnalité étaient restés dans les camps de la mort. Certains, surtout l’occupant lui-même, ont osé avancer le chiffre de 400 000 morts. Sur quelle période ? Les gens morts dans la région du Mungo sont-ils comptés ? Beaucoup sont morts là-bas. D’autres ont été tatoués et renvoyés à l’Ouest où les massacres et les entassements dans les camps faisaient rage. A-t-on compté ceux qui mourraient dans les camps de concentration, ceux des camps d’extermination (BBm, Yoko, tous les camps militaires de l’Ouest ? Et Bangou, qui était si redoutable, et dont on parlait tant ? Après la guerre, la région était presque vide ; en 1992, ma mère m’a dit que l’Ouest est presque aussi peuplé qu’avant l’extermination. Ma belle-mère a perdu ses 8 frères. Quelle est la période retenue ? La période des bombardements et du déversement du napalm ou la période de Terreur ? »

 La françafrique (1958 - 1998) Le plus long scandale de la République François-Xavier Verschave Criminelle Françafrique. Dans le No 135 de l'hebdomadaire Camerounais Mutation publie le 23 juillet 1998, Verschave tire cette conclusion a la page 5 : " Ce qui m'a le plus frappe au cours de mon enquête, c'est que ces faits macabres suscitent encore une telle terreur que tous mes interlocuteurs camerounais en étaient comme stupéfiés. Ils m'ont dit qu'il s'agissait de quelque chose d'explosif, et qu’eux-mêmes avaient du mal a entreprendre une démarche a caractère historique et scientifique sur ces carnages de l’armée française. Des lors, je me suis dit que si 40 ans après il y a encore une telle terreur, on peut être certain qu'il s'est passe quelque chose de terrible. (.) Les Camerounais sont en droit de savoir ce qui s'est passe et d'avantage ce qui se passe. Il leur revient de définir l'urgence ou non d'une telle démarche "

 Charles Van de Lanoitte, qui fut de longues années correspondant de Reuter à Douala, parle de 40.000 morts en pays bassa, en 1960-1961 : 156 Oradour, autant de villages totalement détruits avec ceux qui n'avaient pu les fuir. Lettre ouverte à Georges Pompidou, cité par Mongo Beti, Main Basse sur le Cameroun, Maspero, 1972. Jusqu'à aujourd'hui, il a été impossible ( à ma connaissance) de procéder au décompte quelque peu précis du nombre de victimes de l'éradication de l'UPC en pays bamiléké. Le journaliste décrit aussi "le régime effroyable des camps de torture et d'extermination" dont il a été "le témoin horrifié"."

 Constantin Melnik a été, dans les mêmes années 60, un haut responsable de l’état Francais. Il était conseiller des services secrets de Michel Debre, alors Premier Ministre de France, sous la presidence de Charles de Gaulle. Dans un livre qu'il a publie en 1996 aux Editions Plon, intitule " La mort était leur mission ", Melnik raconte, page 195, l’épopée sanglante du Corps expéditionnaire français au Cameroun. " Apres la décolonisation orchestrée par le Général de Gaulle, des troubles avaient éclaté au Cameroun. Ou se situait, a propos ce putain de pays et quelles étaient son histoire et sa singularité? Une fraction extrémiste regroupant les BAMILEKE s’était soulevée. Selon une tradition africaine qui n’était pas encore relayée par la télévision, des massacres avaient eu lieu, suivis d'une répression ou les forces gouvernementales, épaulées par des Conseillers militaires français, n'avaient fait preuve d'aucune réserve. Tentes par une aventure africaine, des camarades du Colonel Martineau étaient partis piloter des hélicoptères et ils étaient revenus lourds de récits de cadavres flottant au fil de l'eau ou pourrissant dans la foret "

 Rene Rouquet, Parlementaire français, à ses homologues le 26 mai 1998 : " Reconnaître l'existence d'un génocide s'impose a tous, car un tel forfait interpelle l’humanité dans son ensemble. Nier son existence atteint directement les survivants, insulte la mémoire des victimes et les assassine une seconde fois. Nier l'existence d'un génocide banalise l'horreur (.) Le devoir de mémoire et la lutte contre l'oubli s'impose donc a chacun, aux survivants de la tragédie comme a ceux qui les côtoient, afin que ces actes barbares ne soient pas ignores ou nies. On sait aujourd'hui qu'il est impossible d'entamer un travail de deuil sans que justice soit rendue et que les coupables soient punis, - ou a tout le moins désignés quand il est trop tard pour les sanctionner. Le denier est un assassinat de la mémoire "

 Un Bamiléké résidant alors à Dschang et qui était amené à circuler dans cette région montagneuse, où se cachaient les résistants de l’UPC, racontera : « Les soldats français raflaient des Bamilékés en ville, puis les relâchaient en pleine campagne, en leur disant d’aller rejoindre leurs frères au maquis. Quelques jours plus tard, évidemment, ils les retrouvaient errants : cela faisaient des maquisards qu’ils capturaient sans mal ou tuaient sur place. J’ai dit au Colonel Griblin, commandant du groupement de Dschang, "vivement que la paix revienne". Il m’a répondu : "Bien sûr, vous, les Camerounais, vous serez contents. Mais, nous, les militaires français, qu’est-ce que nous allons devenir ? Heureusement qu’il y a le Congo" »

 Brice Nitcheu (Londres) a écrit sur internet : « La CENSURE. Les livres d'histoire au Cameroun sont pleins de petites banalités. Ecrits presque tous sous l'oeil vigilant des censeurs français, il n'y a nulle trace de l'intervention militaire du General de Gaulle. La France y est toujours présentée en Mere-Patrie, et de Gaulle en bienfaiteur. Ils ont appris a nos parents a chanter la Marseillaise, et les petits élèves des écoles primaires du Cameroun peuvent vous dire où se trouve le Boulevard des Champs Elysées a Paris. Les places publiques de Douala et de Yaounde sont truffées de monuments édifies a la mémoire des bourreaux. Nos rues leur sont dédiées. Cette capacité légendaire pour un bourreau de réussir a se faire accepter comme un bienfaiteur est peut-être unique dans l’histoire. Jean Rostand disait " On tue un homme, on est assassin. On tue des millions d'hommes, on est conquérant. On les tue tous, on est un dieu " Cette métaphore s'applique parfaitement a la France. »

Bref historique sur les mouvements indépendantistes Camerounais et le massacre des Bamilékés. Texte tirée de La françafrique (1958 - 1998) Le plus long scandale de la République François-Xavier Verschave Criminelle Françafrique.

« Ils ont massacré de 300 à 400 000 personnes. Un vrai génocide. Ils ont pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques. Les Bamilékés n'avaient aucune chance. ... Les villages avaient été rasés, un peu comme Attila », témoigne le pilote d'hélicoptère Max Bardet . J'appris avec ces phrases le massacre littéralement inouï d'une population camerounaise au tournant des années soixante. Je m'attachai à en savoir davantage. Ce ne fut pas facile, tant la terreur, là-bas, produit encore son effet. Ce n'est pas terminé .

En 1938, de jeunes Camerounais formés à l'école française créent la Jeucafra, Jeunesse camerounaise française . Parmi eux, un certain Ruben Um Nyobé, commis-greffier au tribunal de Yaoundé. Nettement pro-français, ce mouvement se pique au jeu de la conférence de Brazzaville où, en 1944, le général De Gaulle avait annoncé des libertés politiques nouvelles pour les peuples de l'Empire colonial . Au même moment débouche le mouvement de syndicalisation suscité par des salariés français expatriés, travaillant dans l'enseignement et les chemins de fer . Ce mouvement est proche de la CGT française, à laquelle adhéraient la plupart de ses initiateurs. Il aboutit en décembre 1944 à la création de l'Union des syndicats confédérés du Cameroun (USCC). Ruben Um Nyobé s'y inscrit, avec plusieurs de ses amis. L'injustice sociale et politique est alors criante. Les colonies ont connu l'« effort de guerre », l'austérité et une forte hausse des prix. A la Libération, les salaires des fonctionnaires de nationalité française sont augmentés, ceux des camerounais restent bloqués : la ségrégation continue ! Anticipant sur les libertés promises, la Jeucafra exige l'impossible : la liberté de parole et de presse, la participation des autochtones à la gestion des affaires publiques, etc. Comme en Algérie, au Sénégal, ou plus tard à Madagascar, le refus est brutal : lors d'une grève le 27 septembre 1945, une bande de colons armés tirent sur une manifestation d'Africains. Il y a au minimum soixante morts . Ainsi restauré, l'« ordre » colonial engendre des frustrations considérables. En mars 1947, la Jeucafra se fond dans un front anti-colonialiste, le Racam (Rassemblement camerounais), qui réclame carrément la création d'un État camerounais. Après la guerre 1914-18, le Kamerun détenu par l'Allemagne vaincue s'était vu placé par la Société des nations sous un double mandat : la tutelle de la France, pour la majeure partie du territoire, et celle de la Grande-Bretagne, pour la région Ouest limitrophe du Nigeria. Le Racam demande tout simplement la fin des mandats tutélaires, en application de la charte des Nations unies, et la réunification du Kamerun. On l'interdit au bout de deux mois. Ce n'est que partie remise. Avec les mêmes revendications, Ruben Um Nyobé fonde le 10 avril 1948 l'Union des populations du Cameroun (UPC). Celle-ci adhère bientôt au Rassemblement démocratique africain (RDA), créé par l'Ivoirien Houphouët-Boigny. Pour l'administration coloniale, pas de doute : non seulement la revendication d'indépendance sent le soufre, mais les fréquentations cégétistes d'Um Nyobé et l'adhésion de l'UPC au RDA portent la marque du complot communiste international. Certes, les députés du RDA à Paris se sont apparentés un temps au groupe communiste, avant d'être récupérés par le parti charnière de François Mitterrand, l'UDSR. Mais quand on voit l'évolution ultérieure d'Houphouët ... Un multimilliardaire, pas vraiment rouge ! L'amalgame indépendantisme-communisme, plus ou moins délibéré, parfois machiavélique, fera des ravages. Bien qu'Um Nyobé ait toujours nié la filiation communiste de l'UPC , le dynamisme de ce parti naissant lui vaudra très vite d'être la cible d'une croisade - pour la « défense du monde libre », contre le » péril rouge ». C'est la politique sans nuances du Haut-commissaire du Cameroun, André Soucadaux (1949-54). En face, Ruben Um Nyobé tient des propos qui font songer à son contemporain Mandela - ce Mandela qu'il aurait pu être :

« Les colonialistes ne veulent pas admettre qu'un Noir soit l'égal d'un Blanc. Cette conception se manifeste dans le domaine social, dans l'échelle des salaires, dans le traitement médical, dans le logement, dans la justice et hélas, à l'Église. Quelle est alors l'âme éprise de liberté qui resterait insensible devant ce fait révoltant d'un étranger qui traite les enfants de la terre comme des hommes de seconde zone ? La doctrine coloniale n'a jamais cessé de proclamer que le Blanc est un être supérieur et que le Noir, spécialement, ne possède que des capacités limitées .... Une telle façon de ne rien faire pour modérer, sauf cas exceptionnel, la discrimination raciale fait beaucoup pour renforcer notre méfiance et notre combativité ».

Un discours tellement vrai qu'il fait « exploser le conflit entre le système colonial et la condition faite au peuple came­rounais », observe le politologue Achille Mbembe. L'UPC attire la population pauvre des grandes villes, Douala en particulier. Elle convainc aussi une partie des élites. Elle s'implante progressivement à travers tout le Cameroun, mais connaît deux zones de prédilection. Le pays bassa, dont est originaire Um Nyobé, est resté très marqué par la pratique du travail forcé, auquel eut recours la puissance coloniale pour la construction du chemin de fer et d'autres infrastructures : le discours de l'enfant du pays est ressenti comme une libération. Mais c'est en pays bamiléké que l'UPC connaît l'essor le plus considérable. Sa vitalité est un exutoire à de vives tensions sociales. Dans cette région montagneuse, un système coutumier rigide et une forte poussée démographique réduisent l'accès aux terres cultivables. D'où une forte émigration, vers le port de Douala notamment. Couplée à un remarquable esprit d'entreprise, cette expansion a tôt accrédité l'idée d'un impérialisme bamiléké - un préjugé que ne manquera pas d'exploiter le parti colonial. Un administrateur français, le chef de région Hubert, préconise « la meilleure action que nous puissions avoir » : « susciter des oppositions africaines et rendre la vie impossible aux meneurs upécistes ». De fait, la réaction à l'UPC ne tarde pas à s'organiser.

Dès la fin des années quarante, Jacques Foccart tisse en Afrique ses réseaux gaullistes, si conservateurs qu'ils en agacent le général De Gaulle lui-même, pourtant très attaché à l'Empire français. Au Cameroun, le parti gaulliste, le RPF (Rassem­blement du peuple français), ne jure que par la répression . Il est en concurrence avec la coalition au pouvoir à Paris, la « troisième force » ni communiste, ni gaulliste. Mais celle-ci est tout aussi hostile que le RPF aux revendications de l'UPC. Le Haut-commissaire Soucadaux introduit les socialistes de la SFIO, tandis que Louis-Paul Aujoulat, secrétaire d'État à la France d'Outre-Mer, missionne les démocrate-chrétiens du MRP. Les deux partis suscitent ensemble un « Bloc des démo­crates camerounais ». Ils l'arriment aux structures coutumières conservatrices, aux régions (le Nord, le Centre) ou aux ethnies (les Doualas par exemple) sensibles à l'épouvantail bamiléké . Le corps électoral étant très restreint et la fraude systématique, le « Bloc » devance l'UPC aux élections de 1951 et 1952. Ce résultat inique a pour effet de dégoûter de la voie électorale le parti d'Um Nyobé. Ce qui lui vaut un grief supplémentaire : le refus de la démocratie ! Le 13 juillet 1955, le Haut-commissaire Roland Pré, successeur de Soucadaux, décrète l'interdiction de l'UPC sur l'ensemble du territoire. Il lance un mandat d'arrêt contre Um Nyobé, pour atteinte à la sûreté de l'État. Une seule issue est laissée aux indépendantistes : le maquis.

En 1957, le nouveau Haut-commissaire Pierre Messmer, tout en réaffirmant « le maintien de la tutelle confiée à la France », tente une médiation via un prélat camerounais : Mgr Thomas Mongo rencontre Um Nyobé. La négociation tourne court. L'UPC, ancrée dans le mouvement mondial de refus du colonialisme, n'est pas prête à céder sur l'essentiel : l'indépendance. La position de l'Église catholique n'a pas facilité la tâche du médiateur : elle est vivement hostile à l'UPC, dont le leader est de surcroît un fidèle protestant. Dans une « lettre commune », les évêques du Cameroun avaient mis en garde leurs ouailles contre ce parti, en raison « de son attitude malveillante à l'égard de la Mission catholique et de ses liens avec le communisme athée condamné par le Souverain Pontife ». Ancien séminariste, le Premier ministre et leader du Bloc des démocrates, André-Marie Mbida, dénonce la « clique de menteurs et de démagogues » de l'UPC. A la même époque, on observe une attitude tout à fait similaire de l'Église au Rwanda, face aux partisans de l'indépendance. Sous la direction du très foccartien Maurice Delauney , que nous retrouverons à maintes reprises, les troupes françaises durcissent la guerre contre les maquisards. Commandés par le colonel Jean-Marie Lamberton et le capitaine Georges Maîtrier, une vingtaine de pelotons de gendarmerie mobile mènent sans états d'âme la chasse aux upécistes . Une offensive ciblée, menée par une troupe coloniale franco-tchado-camerounaise, permet d'atteindre Ruben Um Nyobé dans son repaire et de l'abattre, le 13 septembre 1958. Certains prétendent qu'il a été livré par son conseiller Théodore Mayi Matip : celui-ci, disparu du maquis au moment de l'attaque, n'a ressurgi qu'à la fin des hostilités, avant de rallier le régime mis en place par Paris et d'être pendant vingt-cinq ans l'un des piliers du parti unique .

Car entre-temps le discours officiel a changé, dès le début de 1958, avant même le retour de De Gaulle au pouvoir. Le gouvernement français, empêtré en Algérie, veut couper l'herbe sous les pieds de l'UPC. L'indépendance du Cameroun est annoncée pour le 1er janvier 1960. « Une indépendance fictive », répète à trois reprises le ministre de l'Outre-mer Jacquet au Premier ministre camerounais Mbida . Celui-ci, trop clairement pro-français, est remplacé par Ahmadou Ahidjo. Il s'agit d'un homme sûr, en faveur duquel le pouvoir colonial mettait depuis longtemps « des paquets de bulletins dans l'urne » . Le 10 mai 1958, le nouveau chef du gouvernement de Yaoundé expose son programme : « C'est avec la France que, une fois émancipé, le Cameroun souhaite librement lier son destin pour voguer de concert sur les mers souvent houleuses du monde d'aujourd'hui ». Du Foccart avant la lettre ? Plutôt du Foccart dans le texte. Depuis 1947, Jacques Foccart s'occupe des affaires franco-africaines au RPF. Il a déjà tissé sa toile en Afrique, la quadrillant de sections du parti gaulliste. Il recourt « à divers stratagèmes propres aux organisations et sociétés secrètes : formation de réseaux de renseignement, ... enquête sur les opinions politiques des administrateurs et fonctionnaires coloniaux, ... tentatives de "noyautage" des milieux d'affaires français installés en Afrique ». Foccart noue des rapports personnels très étroits avec certains cadres africains . Élu en 1950 à l'Assemblée de l'Union française, il en préside la commission de Politique générale, s'imposant comme le pivot de ce Parlement consultatif. Il a si vite étendu l'emprise de ses réseaux que le 24 janvier 1951, au moment de rendre compte de son dernier périple africain, le ministre de la France d'Outre-mer François Mitterrand s'exclame en plein Conseil : « Je ne devrais pas dire que j'ai fait un tour dans l'Union française, mais bien plutôt dans l'Union gaulliste » . Membre de la même Assemblée, Ahmadou Ahidjo a été remarqué par Foccart . C'est devenu l'un de ses points d'appui en Afrique, son favori pour le Cameroun. A l'Assemblée de l'Union, on traite longuement du destin spécifique des pays sous mandat des Nations unies, le Togo et le Cameroun. Le 10 mai 1958, le discours d'Ahidjo est donc très « informé ». Trois jours plus tard éclate à Alger le complot du 13 mai qui, à Paris, ramène De Gaulle au pouvoir. De son propre aveu, Foccart a été « l'homme-orchestre » de ce complot multiforme, et il a gagné la partie . Dans le sillage du général, il met aussitôt la main sur les affaires franco-africaines. L'UPC n'est pas d'accord avec le « destin lié » que propose Ahidjo dans son discours-programme, elle ne se sent pas invitée à un « concert » ultra-marin avec la puissance coloniale. Félix Moumié, un médecin, succède à Um Nyobé assassiné. Implanté jusque là en pays bassa, le maquis upéciste gagne les montagnes du pays bamiléké et forme l'Armée de libération nationale kamerunaise (ALNK), sous le commandement de Martin Singap. Aux Nations unies, l'UPC est soutenue par une majorité d'États africains et asiatiques. Pour la combattre, le Cameroun dévolu à l'ami Ahidjo se réfugie à peine indépendant dans les jupes de la France. Ahidjo s'attribue les pleins pouvoirs, mais en remet aussitôt l'essentiel à la métropole. Il signe des accords de défense, en partie placés sous le sceau du secret, et des accords d'assistance militaire. Dans leur article 1er, ces derniers confient officiellement à des personnels français le soin de « procéder à l'organisation, à l'encadrement et à l'instruction des forces armées camerounaises ». Telles sont les clauses avouées. Les clauses secrètes permettaient une ingérence plus massive encore : tout simplement des interventions militaires directes. Contre ce qu'il appelle les « bandes rebelles », Jacques Foccart suit au jour le jour l'évolution de la situation : il est le premier destinataire du rapport quotidien du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, principal service secret français, rebaptisé DGSE en 1982) ; à partir de 1960, son ami le colonel Maurice Robert crée le service Afrique du Sdece, étroitement et exclusivement rattaché à Foccart . Il est nécessaire, pour la suite de cette histoire, de garder en mémoire cette constante : jusqu'en 1974, depuis l'Élysée et ses bureaux annexes, Foccart tient pratiquement tous les fils, officiels ou cachés, des relations franco-africaines ; sous Giscard et Mitterrand, l'écheveau sera devenu tel et les relais africains si bien rodés que l'influence officieuse restera déterminante. Aussitôt né, le Sdece-Afrique enfante et instruit une filiale camerounaise, le Sédoc : sous la direction de Jean Fochivé, elle sera vite réputée pour sa sinistre « efficacité ». On y torture à tour de bras. Côté police, un redoutable professionnel français, Georges Conan, démontre ses talents - dont celui de multiplier les aveux et dénonciations. Pour les affaires militaires, deux conseillers viennent encadrer le président Ahidjo : le colonel Noiret et le capitaine Leroy . L'ancien ministre des Armées Pierre Guillaumat confirme : « Foccart a joué un rôle déterminant dans cette affaire. Il a maté la révolte des Bamilékés avec Ahidjo et les services spéciaux ». Au passage, on notera la présentation ethnique d'une révolte politique... Foccart expédie au Cameroun une véritable armée : cinq bataillons, un escadron blindé, des chasseurs bombardiers T 26. A sa tête, un vétéran des guerres d'Indochine et d'Algérie, le général Max Briand, surnommé « le Viking ». Sa réputation le précède : en Extrême-Orient, ce colosse blond a commandé durant deux ans le 22e RIC - les casseurs de Viets . Georges Chaffard décrit ainsi l'arrivée de Briand en pays bamiléké : « Douze fois, le convoi de véhicules doit s'arrêter, et l'escorte mettre pied à terre pour dégager la route. Ce sont de véritables grappes humaines, sans armes, mais hostiles, qui barrent le passage et s'agrippent aux voitures. Rarement insurrection a été aussi populaire ». Le général Briand se pose en rouleau-compresseur et le colonel Lamberton en stratège. L'objectif, éradiquer l'UPC, est poursuivi selon une double approche : d'un côté, les camps de regroupement, sous l'autorité de « capitas » (une variété de kapos) ; de l'autre, la politique de la terre brûlée. La lutte anti-guérilla menée par les commandos coloniaux est d'une brutalité inouïe. Vagues d'hélicoptères, napalm : c'est une préfiguration de la guerre du Vietnam que se jouent les vétérans d'Indochine. Leur rage est d'autant plus grande que les maquisards, opérant presque à mains nues - mais sur plusieurs fronts - remportent des succès ponctuels. Charles Van de Lanoitte, qui fut de longues années correspondant de Reuter à Douala, parle de 40 000 morts en pays bassa, en 1960-61 : 156 Oradour, autant de villages totalement détruits avec ceux qui n'avaient pu les fuir . Le journaliste décrit aussi « le régime effroyable des camps de tortures et d'extermination » dont il a été « le témoin horrifié » :

« Quelques exemples de tortures : La Balançoire : les patients, tous menottés les mains derrière le dos et entièrement nus, dans une pièce à peine éclairée, sont tout à tour attachés, la tête en bas, par les deux gros orteils, avec des fils de fer qu'on serre avec des tenailles, et les cuisses largement écartées. On imprime alors un long mouvement de balançoire, sur une trajectoire de 8 à 10 mètres. A chaque bout, un policier ou un militaire, muni de la longue chicotte rigide d'un mètre, frappe, d'abord les fesses, puis le ventre, visant spécialement les parties sexuelles, puis le visage, la bouche, les yeux. ... Le sang gicle jusque sur les murs et se répand de tous côtés. Si l'homme est évanoui, on le ranime avec un seau d'eau en plein visage. ... L'homme est mourant quand on le détache. Et l'on passe au suivant... Vers trois heures du matin, un camion militaire emmène au cimetière les cadavres. ... Une équipe de prisonniers les enterre, nus et sanglants, dans un grand trou. ... Si un des malheureux respire encore, on l'enterre vivant... Le Bac en ciment : les prisonniers, nus, sont enchaînés accroupis dans des bacs en ciment avec de l'eau glacée jusqu'aux narines, pendant des jours et des jours. ... Un système perfectionné de fils électriques permet de faire passer des décharges de courant dans l'eau des bacs. ... Un certain nombre de fois dans la nuit, un des geôliers, "pour s'amuser", met le contact. On entend alors des hurlements de damnés, qui glacent de terreur les habitants loin à la ronde. Les malheureux, dans leurs bacs de ciment, deviennent fous !... Oui j'affirme que cela se passe depuis des années, notamment au camp de torture et d'extermination de Manengouba (Nkongsamba) ».

Le fil conducteur est évident : l'Indochine, l'Algérie, le Cameroun... jusqu'à ces camps de torture au Rwanda d'avant le génocide, que décrit Jean Carbonare. L'impunité encourage la reconduction.

Pendant ce temps, les « services » camerounais et français font des ravages dans les milieux upécistes. Le Sédoc se charge du tout venant : il fait arrêter des milliers de « suspects », et les conduit dans les camps ci-dessus évoqués... Au Sdece reviennent les têtes pensantes : le 15 octobre 1960, à Genève, l'un des ses agents empoisonne au thallium le chef de l'UPC Félix Moumié. Constantin Melnik, responsable des Services secrets auprès du Premier ministre Michel Debré, explique qu'une telle opération « Homo » (comme homicide) ne pouvait être déclenchée que par l'Elysée, c'est-à-dire au moins par Jacques Foccart . C'est à un ami sexagénaire, le Franco-suisse William Bechtel, alias « Grand Bill », que Foccart confie l'opération. William et Jacques se retrouvent régulièrement à Cercottes sur le terrain d'entraînement des réservistes du Sdece. Bechtel est un anticommuniste de choc, ancien commando d'Indochine et chargé du maintien de l'ordre chez Simca, contre la CGT. On imagine les arguments que Foccart a trouvés pour le convaincre, du genre « l'UPC égale le Vietminh ». Se faisant passer pour un journaliste suisse, Bechtel approche Moumié au Ghana, sympathise avec lui, puis le retrouve lors d'un déplacement à Genève. Il le convie à dîner au restaurant Le plat d'argent, la veille du jour où le chef de l'UPC doit reprendre l'avion pour l'Afrique : c'est là-bas que la cible est censée mourir, loin de toute police scientifique et de la presse occidentale. Comme Moumié ne boit pas le pastis empoisonné, Bechtel verse du thallium dans un verre de vin. Mais, assoiffé par la discussion qui suit le repas, Moumié finit par avaler le pastis d'un trait. La double dose accélère l'effet du poison. Vers la fin de la nuit, le leader camerounais se fait transporter à l'hôpital, où il meurt dans d'atroces souffrances, non sans avoir diagnostiqué son propre empoisonnement et l'avoir dit au personnel soignant. Son assassin se réfugie sur la Côte d'Azur, dans une villa louée par le Sdece. Durant quinze ans, il échappera au mandat d'arrêt international tardivement lancé par la Suisse. Arrêté à Bruxelles en 1975, extradé, il sera acquitté en 1980. Au bénéfice du doute... et des extraordinaires pressions exercées par l'Élysée . En 1995, Foccart n'avait toujours aucun regret de l'élimination de Moumié : « Je ne crois pas que cela ait été une erreur ». Le chef de l'UPC n'a pu préparer sa succession. Une direction bicéphale se met en place : Abel Kingue en exil (au Ghana), Ernest Ouandié dans le maquis. Les combats, et les massacres de villageois par les troupes franco-camerounaises, durent jusqu'en 1963. Ouandié conserve un noyau de maquisards jusqu'en août 1970. Il est trahi à son tour lors d'un déplacement organisé par l'évêque de Nkongsamba en personne, Mgr Albert Ndongmo, qui l'a transporté dans sa 404 Peugeot . Arrêté, il est fusillé sur la place publique de Bafoussam en janvier 1971. La guérilla d'une autre branche de l'UPC, installée dans les forêts du Sud-Est camerounais à partir du Congo voisin, n'a pas eu meilleur sort : elle a été décimée en 1966, son leader Afana Osendé a été décapité, et sa tête ramenée à Yaoundé . Côté français, le colonel Lamberton concevait cette guerre ci­vile comme une façon de résoudre le « problème bamiléké » . A la lumière de ce qui s'est passé au Rwanda de 1959 à 1994, il n'est vraiment pas inutile de relire ce qu'écrivait de ce « problè­me », en 1960, l'officier français qui fut chargé de le « traiter » :

« Le Cameroun s'engage sur les chemins de l'indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c'est la présence d'une minorité ethnique : les Bamiléké, en proie à des convulsions dont l'origine ni les causes ne sont claires pour personne. ... Qu'un groupe de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n'est pas si banal en Afrique Centrale .... L'histoire obscure des Bamiléké n'aurait d'autre intérêt qu'anecdotique si elle ne montrait à quel point ce peuple est étranger au Cameroun ».

Cela ressemble furieusement à la construction raciste de la menace tutsie ! Il n'est pas question de laisser les « Camerounais authentiques » (les non-Bamilékés) se charger seuls de soumettre ces « étrangers » conscients et solidaires :

« Sans doute le Cameroun est-il désormais libre de suivre une politique à sa guise et les problèmes Bamiléké sont du ressort de son gouvernement. Mais la France ne saurait s'en désintéresser : ne s'est-elle pas engagée à guider les premiers pas du jeune État et ces problèmes, ne les lui a-t-elle pas légués non résolus ? ».

Mais le pompier de ce problème incandescent n'est-il pas aussi le pyromane ? Selon le philosophe camerounais Sindjoun Pokam, « c'est la France qui produit, crée, invente le problème bamiléké et l'impose à notre conscience historique. Derrière le problème bamiléké, il y a en vérité le problème français qui s'exprime sous les espèces du conflit entre les intérêts de l'État français et ceux du peuple camerounais ». De la même manière, il y avait le problème belge derrière le problème hutu-tutsi : les querelles Flamands-Wallons, entre autres, ainsi que des enjeux financiers et religieux. C'est en tout cas le moment de rappeler la maxime du plus célèbre des colonisateurs français, le maréchal Lyautey : « S'il y a des moeurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut démêler et utiliser à notre profit, en opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres ».

Depuis 1984, je compte parmi les Français plutôt bien informés sur l'Afrique. C'est seulement en 1993 que j'ai pris connaissance des massacres français au Cameroun . Pourtant, ce crime de guerre à relents racistes, si ample et si prolongé, est proche du crime contre l'humanité. Décrire et faire connaître ce premier grand crime foccartien est indispensable à l'intégrité d'une mémoire française. Comprendre pourquoi la presse n'en a rien dit, et comment il a pu être si longtemps ignoré, ne serait pas sans enseignements sur les contraintes et tentations des correspondants français en Afrique. L'étude reste à faire... Les massacres commis par l'armée française ont aussi bénéficié, il faut le reconnaître, d'une conjoncture médiatique très propice : de 1960 à la fin de 1962, l'attention de l'opinion hexagonale est captivée par l'issue mouvementée du conflit algérien. La proximité d'un drame qui concerne un million de nationaux, les Pieds-noirs, occulte les cris d'horreur qui s'échappent difficilement d'une Afrique équatoriale à faible immigration française. En métropole, l'opinion n'a d'ailleurs jamais eu qu'un infime écho des massacres coloniaux. Depuis la Libération, leurs auteurs poursuivaient leur besogne en toute quiétude : Sétif, Hanoï, Madagascar...

Témoignage de MONGO BETI auteur de « Main basse sur le Cameroun » Ce texte, le dernier écrit par Mongo BÉTI, a été prononcé à l'occasion du colloque AIRCRIGE du Samedi 9 juin 2001 : France et Afrique : répression des indépendances et "décolonisations" : dénis, mémoires effacées et violences actuelles. Madagascar 1947 ; Cameroun 1957-1970 ; Algérie. Voir activités 2001 pour le détail (voir). "Mesdames, Messieurs, De très sanglants événements se sont déroulés au Cameroun entre 1955 et 1970, c'est-à-dire pendant quinze ans. Il convient d'abord de cerner leur contexte dans le cadre de la très mal nommée décolonisation française. La guerre d'Indochine dont les figures de proue, Ho Chi Minh, Vo Nguyen Giap, avaient fait rêver les Africains, et même suscité des émules au Cameroun, s'est terminée en 1954, par Dien-Bien-Phu, une bérézina asiatique. Novembre de cette même année 1954 sonne les débuts de la guerre d'Algérie, et son interminable cortège d'atrocités, qui vont durer jusqu'à 1962. Cette période historique est une sorte de paroxysme dans l'histoire coloniale de la France. Le malheur de la guerre de libération du Cameroun est sans doute à la fois de couvrir cette période paroxystique et en même temps de la déborder largement., de telle sorte qu'elle est passée quasi inaperçue de la communauté internationale. En effet, de 1954 à 1962, l'attention du monde, et en particulier des Français, est totalement confisquée par le fracas massif des guerres qui se succèdent de l'Indochine au Maghreb. Les soubresauts africains sont trop disparates, trop dispersés pour retenir les esprits. D'ailleurs les indépendances nominales, accordées dès 1960 aux bons petits élèves gaulliens de ces colonies, les futurs dictateurs, comblent définitivement la bonne conscience des rares fractions inquiètes du peuple français. Après 1962, de Gaulle n'a pas de mal à imposer le slogan selon lequel la décolonisation en Afrique noire est achevée et que le climat y est idyllique. Si quelques troubles persistent, comme au Cameroun, car on ne peut pas tout cacher, c'est une affaire entre Africains dans un pays qui est le premier à avoir proclamé son indépendance. Ces troubles, aussi sporadiques soient-ils, font quand même désordre. C'est pourquoi une stratégie de l'urgence s'instaure dès 1962 , où l'on peut distinguer deux volets: le black-out total sur ce qui se passe là-bas, et, d'autre part, sous la houlette d'un corps expéditionnaire français, très efficace quoiqu'à peine visible, une goutte d'eau dans l'océan de fureur et de bruit du monde, l'intensification brutale d'une guerre sans merci, clandestine de fait, contre l'Union des Populations Camerounaises, plus connue sous le sigle UPC., un mouvement nationaliste radical. Jusqu'à 1970, année où sera capturé le dernier grand leader du mouvement, le mot d'ordre sera : tuez les tous. Sur ces massacres, les témoignages ne manquent pas, malgré une censure impitoyable qui frappait aussi bien l'écrit que le son et l'image. J'en ai consigné quelques uns dans un ouvrage que j'ai publié en 1972 chez François Maspéro, intitulé Main basse sur le Cameroun, et qui m'a valu les foudres du Président Pompidou, représenté par son ministre de l'intérieur, Raymond Marcellin. Suspects d'abriter des maquisards ou des militants nationalistes, des villages entiers, des quartiers des villes ont été mis à feu, après avoir été encerclés par la troupe, afin que nul n'en réchappe, enfants, vieillards, femmes enceintes. Du napalm a été répandu d'avion sur de pauvres paysans désarmés et en fuite A Douala, en 1960, un quartier populaire appelé Kongo, connu pour être le repaire de militants nationalistes radicaux, est encerclé par des soldats africains sous le commandement d'officiers blancs, et incendié ; tous les habitants périront, sans distinction d'âge ni de sexe. En 1966, une agence américaine annonce qu'un village bamiléké nommé Tombell, dans le Moungo, un département de l'ouest, a été anéanti en une nuit, parce qu'il était soupçonné de ravitailler des maquisards. On compte cinq cents victimes, dit l'agence américaine. Non, deux cents seulement, rectifie l'AFP, bien obligée cette fois de faire état de la boucherie. En somme, tandis que l'on commémore le martyre d'Oradour-sur-Glane dans l'hexagone, des Français organisent ou couvrent des Oradour-sur-Glane en terre africaine. Dans les villes, les commissariats étaient transformés en abattoirs des militants nationalistes et retentissaient sans discontinuer des hurlements des malheureux suppliciés.. Cette volonté d'extermination visait deux ethnies en particulier, accusées d'avoir donné le jour aux meneurs de la révolte anticoloniale, les Bassa d'abord dans la région de Douala, mais surtout, plus tard , les Bamilékés dans l'ouest, à propos desquels on a parlé, sans exagération, et votre serviteur le premier, d'une véritable tentative de génocide. Comme la radio des mille collines au Rwanda, un officier français, un certain colonel Lamberton, prêchait avec ardeur en effet que les Bamilékés n'étaient pas de véritables Camerounais, leur origine historique étant inconnue selon lui. Il faut toujours ce genre de prophète délirant pour déclencher les névroses collectives d'exclusion. Ici, ce fut bizarrement un officier supérieur de l'armée française. Combien de victimes ? Les estimations varient d'un plancher de soixante mille morts, chiffre brandi par les dirigeants officiels, à quatre cent mille, statistique revendiquée par les dirigeants nationalistes radicaux. C'est bien connu, les bourreaux minimisent, les victimes maximalisent. Du moins elles témoignent de l'horreur vécue ; elles ont vu les leurs brûler sous le napalm ; dans les forêts où la terreur les tenait réfugiées, elles ont vu les vieillards s'éteindre de fatigue, les nourrissons mourir de faim. Les victimes sont plus crédibles, triste privilège. L'essentiel n'est pas dans ces chiffres, qui resteront toujours sujets à caution, mais dans le fait que nous retrouvons ici une situation semblable à tant d'autres, à Saint-Domingue début du dix-neuvième siècle, à l'Indochine après la deuxième guerre, à l'Algérie, plus tard au Rwanda. La colonisation française est génératrice de massacres, pouvant aller jusqu'aux tentatives de génocides, et au moins une fois, sans conteste possible, au génocide pur et simple. Pourquoi ? Des gens ont cherché des explications sophistiquées, religieuses, philosophiques, historiques pour comprendre le phénomène. Je crois même avoir lu quelque part récemment un témoignage de l'ancien ministre de la coopération Michel Roussin, ancien homme lige de Jacques Chirac à l'Hôtel de Ville de Paris, aujourd'hui bras droit du négrier Bolloré, selon lequel François Mitterrand, le roi des cyniques, justifiait son attachement à l'Afrique, non par les affaires juteuses qu'y faisait son fils dans le Golfe de Guinée, mais par un lien mystique de l'hexagone avec ce continent. Comme dit un adage populaire, il vaut mieux entendre cela que d'être sourd. Le propre de la colonisation française fut toujours d'être le fait d'un lobby d'affairistes sans scrupule, groupes marginaux entre la flibuste et la piraterie, enrichis rapidement dans la spoliation des indigènes, dont toute l'habileté consistait ensuite à circonvenir des dirigeants politiques par la corruption ou le chantage au patriotisme, afin que ces derniers en fassent une affaire où était engagé l'honneur de la France. On se souvient que le parlement lui-même découvrit avec stupéfaction que Jules Ferry avait conquis le Tonkin. Les manoeuvres et les déclarations actuelles d'un Pasqua, cherchant vainement à échapper à la justice des nouveaux magistrats français, style manu pullite, qui le cerne de toutes parts, en sont une probante illustration. La colonisation française, en Afrique noire plus qu'ailleurs, ne fut jamais l'affaire du peuple français, mais toujours des lobbies, c'est-à-dire des maffias séduisant ensuite le pouvoir de la République par la corruption ou l'intimidant par l'odieux chantage aux intérêts français. Pour ces gens-là, dont la mentalité est celle des négriers du dix-huitième siècle, la vie d'un nègre ne compte pas, ne représente rien. Vint là-dessus le gaullisme, condensé d'un chauvinisme puisé à plusieurs sources, pour qui la référence unique, la grandeur de la France, ne souffre la concurrence d'aucune autre valeur. Or de Gaulle voulait doter la France d'approvisionnements en pétrole garantis contre tout aléa. Dans cette perspective, il a découvert avant tout le monde, comme d'habitude, l'importance du Golfe de Guinée. Bien sûr, il a imaginé toute sorte de camouflages et de diversions, la communauté franco-africaine, la francophonie, où bien des jobards, et pas qu'en Afrique, se sont laissé prendre au piège. La seule logique de la politique africaine de de Gaulle, c'est l'odeur du pétrole. Un pétrole libre de la tutelle anglo-saxonne, à tout prix, même au prix des exterminations des populations, comme au Biafra. Encore une fois, qu'importe la vie d'un nègre. Ainsi se rejoignent les deux cynismes, celui des mafias affairistes et celui des tenants du chauvinisme de papa. Nous n'en sommes pas sortis. En sortirons-nous jamais ? On est en effet perplexe quand on observe certains acteurs de ces tragédies, la presse par exemple. Exception faite, de l'Observateur de Claude Bourdet et de Roger Stéphane, et, plus tardivement, des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre, les journalistes français n'ont pas formellement condamné la guerre d'Indochine. Le mot d'ordre, pour ces journalistes solidaires des dirigeants politiques, était moins d'informer objectivement en rendant compte de l'acharnement d'un peuple asiatique opprimé à secouer le joug colonial, que de justifier, plus ou moins hypocritement, l'impossibilité pour la France de renoncer à une position de puissance internationale. Loin de toute déontologie, la motivation du journaliste, harki naturel du dirigeant politique, est de simple chauvinisme. Cela ne s'est pas amélioré. Nous pouvons considérer que la plus grande part des crimes commis en Afrique aujourd'hui au nom de la France peut être imputée indirectement aux journalistes dont le refus de faire leur métier est patent. Moi qui suis un vieux militant africain de France, je pourrais vous administrer sur ce thème des développements et des exemples interminables. Je m'en abstiens, rassurez-vous. Mais quand même ! Rappelez-vous, c'est tout près, la manière scandaleuse dont la presse parisienne (Je précise parisienne) a traité le procès récent de trois dictateurs africains contre l'écrivain F.-X. Verschave. Ne trouvez-vous pas stupéfiant que ce soit un magistrat qui, dans les attendus de son jugement, prenne la défense de la liberté d'expression, contre les articles hostiles des journalistes? Mon pays, le Cameroun, est agité en ce moment par une affaire d'une extrême gravité : neuf jeunes gens ont été enlevés en plein jour par la police du dictateur Paul Biya il y a quatre mois, et personne ne les a jamais revus. Aux manifestations de rue des parents et des amis des disparus, le pouvoir répond depuis trois mois par des matraquages d'une extrême violence. En avez-vous vu un écho dans votre journal préféré ? Une Française a été assassinée à Yaoundé le 28 mai dernier. En avez-vous entendu parler ? Elle aurait mieux fait de se faire arrêter en Colombie ou au Kamtchatka ; elle aurait alors eu droit à de longues colonnes. En moins de dix ans, des religieuses françaises et même un évêque français ont été assassinés au Cameroun, sans qu'il en soit question nulle part dans les journaux français. Il ne faut surtout pas donner l'impression que le Cameroun, pièce maîtresse du néocolonialisme français dans le Golfe de Guinée, est un pays instable, peu attractif pour les investisseurs. Laissez-moi raconter une période de ma vie. Mon livre a été saisi et interdit le 30 juin 1972. Nous avons alors engagé une procédure judiciaire coûteuse qui a duré quatre longues années. Cherchez bien dans les journaux de l'époque ; vous n'en trouverez aucun écho. Avez-vous jamais lu aucune de mes tribunes libres dans Le Monde ? Cela fait pourtant près de vingt ans que j'essaie , sans compter d'autres éminents intellectuels camerounais, d'en placer une dans ce journal considéré comme un parangon d'objectivité et d'ouverture. La responsabilité des atrocités franco-africaines doit être partagée par toutes les catégories de l'establishment français, y compris et surtout les journalistes qui, à l'évidence, ont failli à leur mission d'investigation et d'information. Un pays démocratique, doté d'un journalisme vigilant, n'aurait pas dû rencontrer le Rwanda sur son chemin. Un mécanisme d'alerte se serait nécessairement déclenché en amont. C'est bien beau de battre spectaculairement sa coulpe après coup, quand il est trop tard, cela ne fait pas revivre les morts. Je pense que, pour assainir définitivement la relation Afrique-France, et prévenir massacres et autres génocides, il convient surtout de libérer les acteurs des médias français de toutes les inhibitions, psychologiques, politiques et culturelles qui les ont paralysés jusqu'ici. Comme ailleurs, dans les pays développés et réellement démocratiques, il faudra bien que vienne le jour où un journaliste français parlera objectivement de l'Afrique, même si les faits contredisent son idéologie. On en est loin : les repères sont encore trop flous, la déontologie trop précaire, malgré l'exemple de grands ancêtres comme André Gide ou Albert Londres. Je ne vois qu'une solution dans ce domaine pour donner toute leur autorité, non seulement à la déontologie, mais aussi aux convenances, et rendre ses ailes à la liberté d'expression : que le gouvernement français accepte de se plier à une repentance publique à propos de l'Afrique, en reconnaissant que la politique de la France y a été criminelle. Le cap sera enfin fixé, les valeurs démocratiques rétablies selon leur échelle authentique, ce qui ne fut jamais le cas jusqu'ici."