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"Soixante millions et davantage"
Sethe leva les yeux et scruta les yeux de Paul D pour voir s’il en restait des traces.
- Les gens que j’ai vus quand j’étais petite, dit-elle, et à qui on avait mis le mors, avaient toujours l’air fou après ça. Quelle que soit la raison pour laquelle on le leur avait mis, ça ne pouvait pas marcher, parce que cela mettait une fureur là où il n’y en avait pas avant. Quand je te regarde, je ne la vois pas. Il n’y a de furie nulle part dans tes yeux.
- Il y a une façon d’y installer la folie, et il y a une façon de l’en chasser. Je les connais toutes les deux, et je n’ai pas encore découvert laquelle est la pire.
Il s’assit à côté d’elle. Sethe le regarda. Dans ce jour sans lumière, son visage bronzé et réduit aux os lui apaisa le coeur.
- Tu as envie de me raconter? lui demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. Je n’en ai jamais parlé. A âme qui vive; Je l’ai parfois chanté, mais je ne l’ai raconté à personne.
- Vas-y, je peux l’entendre.
- Peut-être. Peut-être que tu peux. Seulement je ne suis pas sûr de pouvoir le dire. le dire comme il faut, parce que, vois-tu, ce n’était pas le mors, ce n’était pas ça.
- Alors quoi? demanda Sethe.
- Les coqs, dit-il. Passer à côté des coqs et les regarder me regarder.
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Toni Morrison
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ronbrown.org |
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Un jour de l’année 1855, Sethe s’échappe du Bon Abri, une ferme comme il en existe des milliers dans l’Amérique esclavagiste du 19e siècle. Ses enfants l’ont déjà précédé dans la fuite, grâce à des passeurs, mais elle est restée quelques heures de plus pour attendre son mari.
Très vite, pourtant, elle doit se rendre à l’évidence: il ne viendra pas et elle devra fuir seule. Avec l’enfant qu’elle a dans le ventre. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle réussit à rejoindre le Nord abolitionniste, après avoir accouché de sa petite fille dans les bois, comme une bête sauvage.
Mais quelques semaines plus tard, alors qu’elle commençait à savourer pleinement cette nouvelle sensation de liberté, le maître du "Bon Abri" et ses chasseurs d’esclaves la retrouvent. Sethe n’hésite pas: elle prend ses enfants, court dans la grange, prend une faux et les tue. Tous.
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Dix-huit années plus tard, son passé la rattrape. D’abord revient Paul D, qui comme elle a été traumatisé par le "Bon Abri", et qui comme elle peine a trouver ses marques dans l’Amérique émancipée. Et surtout, venue de nulle part, apparaît une jeune fille inconnue, qui dit s’appeler Beloved, "la bien aimée". Beloved... Le nom que Sethe, en payant de son corps, avait fait graver sur la tombe de la petite fille née pendant dans sa fuite, et qu’elle avait préférée morte plutot que vivante au "Bon Abri".
Beloved est donc l’histoire d’un fantôme qui n’aurait du rester qu’un nom gravé dans la pierre, et qui revient hanter les vivants. C’est l’histoire du drame de l’Esclavage à échelle humaine, l’histoire d’un joug physique et psychologique qui a pesé sur vingt générations d’hommes et de femmes.
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Le défi de Toni Morrison a été de pouvoir en quelque sorte écrire des émotions, au lieu de juste les retranscrire avec des codes littéraires convenus. Cette nuance, qui est aussi une très grande innovation de forme, se matérialise dans la construction d’expressions nouvelles, dans l’association de concepts apparement indépendants, comme par exemple le très symbolique "arbre dans le dos" qui n’est que la cicatrice hideuse des coups de fouets.
Beloved est surtout, au niveau du fond, une fusion de plusieurs thématiques connexes à l’univers de l’Esclavage: l’identité, l’isolement, l’infanticide, la dignité, la survie. Le témoignage d’une condition humaine niée et torturée, et plus modestement, l’histoire d’un amour maternel interdit, d’un amour trop fort, à la fois vrai et frustré, qui conduit à la folie.
Porté à l’écran en 1999 par Jonathan Demme avec Oprah Winfrey, Danny Glover et Thandie Newton, cette oeuvre centrale dans la bibliographie de Toni Morrison est non seulement une puissante introspection dans une époque essentielle de l’Histoire, mais elle est aussi une incontournable reférence dans la littérature moderne, à travers notament l’originalité du style narratif.
Ce livre, déjà primé par le très prestigieux Prix Pulitzer en 1988, a sans doute décisivement contribué à faire de Toni Morrison une lauréate du Prix Nobel de littérature cinq ans plus tard. Une oeuvre unique dans l’art littéraire contemporain, la représentation saisissante de ce qui fut une sous-humanité.
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CITATION |
J’ai eu une terrible réticence à creuser à propos de cette époque. Puis, j’ai réalisé qu’elle m’était inconnue, réellement. Et j’ai été débordée par sa longueur. Soudainement, cette durée - 300 ans- a commencé à me submerger.
Trois-cents ans - pensez-y. Ce n’était pas une guerre, cela se faisait génération après génération. (...)
Je voulais donc faire de tout cela une experience personnelle. Le livre n’avait pas pour sujet l’institution - l’Esclavage avec "E" majuscule. Il avait pour sujet ces gens qu’on appelait esclaves. Ce qu’ils faisaient pour garder espoir, de quoi ils vivaient, ce qu’ils étaient prêts à risquer, le temps qu’il fallait pour qu’ils puissent faire confiance à quelqu’un - tout cela me paraissait incroyable.
Pour moi, les outils de torture restrictive devinrent un point de départ permettant de dire ce que c’était, en termes personnels. Je connaissais ces outils parce qu’il y a eu des esclaves qui ont écrit sur leur vie et qui les ont mentionné, et aussi des Blancs qui ont écrit à ce propos. Il y a un incroyable journal intime appartenant à la famille Burr, et dans lequel il (Burr) parle de sa vie quotidienne et dit, "Mettre le mors à Jenny aujourd’hui." Il dit cela environ 19 fois en 6 mois — et il était sensé être un "maître éclairé".
Toni Morrison
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