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Entre un cercueil et un fossoyeur |

- Ma parole, pépère, je croyais que tu viendrais jamais!
- J’ai fait aussi vite que j’ai pu, trésor.
Elle le tenait à bout de bras, les yeux sur le tuyau qu’il n’avait pas lâché. Puis elle scruta son visage, lisant en lui comme dans un livre ouvert. Elle passa lentement la pointe de sa langue sur les gros bourrelets onctueux et sensuels de ses lèvres, afin de leur donner un éclat mouillé, puis elle regarda Jackson droit dans les yeux, comme seule elle savait le faire, de ses prunelles luisantes et troubles de bête à plaisir.
L’homme s’y perdit.
Quand il remonta à la surface, il fixa à son tour ses yeux sur elle, hébété de passion, vibrant dans sa peau noire, comme un diapason. Prêt à tout. Prêt à couper les gorges, à fracasser les crânes, à esquiver les flics, à voler des corbillards. à s’abreuver d’eau bourbeuse, à manger de la vache enragée et à défier l’univers, afin de connaître, une fois encore, l’étreinte de son idole jaune banane. |
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Jackson est une pomme. Un homme d’une naïveté confondante, attendrissante, d’une connerie si pure qu’elle l’immunise contre tous les mauvais coups que la vie et les hommes peuvent lui assèner. Insistons: Jackson est assidûment, consciencieusement idiot. C’est la reine des pommes.
A priori, tout semble indiquer qu’il ne fera pas de vieux os. D’abord il vit à Harlem, c’est a dire dans un pot-pourri foisonnant de dealers et de camés, de flics véreux et de truands qui tueraient père et mère pour quelques dollars. Ensuite son propre frère jumeau (qui à mi-temps se déguise en bonne soeur pour détrousser les devots), n’en manque pas une pour le posséder. Et enfin, ce qui n’arrange rien, Jackson est amoureux. D’une garce.
Jackson, qui pourtant est un gars foncièrement honnête, s’est laissé tenté par les sentiers obliques: il veut devenir un escroc, un vrai de vrai. C’est que son seul vice (qui s’appelle Imabelle) lui coûte cher et ses émoluments d’apprenti-croquemort ne suffisent plus à payer les frais de son nouveau train de vie. |

Mais malheureusement pour lui, il mettra les pieds dans une affaire trop dangereuse et surtout trop compliquée pour une pomme comme lui: car à Harlem, chaque erreur se paye au comptant, très souvent d’une balle entre les deux yeux, ou d’un coup de lame entre deux côtes. Encore que, si certains s’en sortent parce qu’ils sont particulièrement intelligents, il existe aussi la possibilité (très mince, il est vrai) de s’en sortir parce qu’on est trop con.
Le premier roman policier de Chester Himes est resté son roman le plus célèbre, et il est même probablement en même temps son chef d’oeuvre. C’est aussi le premier livre dans lequel il introduit les deux héros qui le suivront durant toute sa carrière, les inspecteurs de police Ed “Cercueil” et “Fossoyeur” Jones.
Ce n’est pas un secret qu’il fut une période durant laquelle Chester Himes n’aimait guère qu’on qualifie ses romans de “policiers”, qualification qu’il jugeait sans doute péjorative. En un sens il avait raison car la vérité est que ce livre, comme d’ailleurs tous ceux qu’il a écrit dans ce registre, sont d’un niveau littéraire extrêmement élevé: derrière le langage argotique, se cachent de véritables oeuvres romanesques, complexes, dotées de plusieurs degrés d’analyse. De la précision descriptive aux profils psychologiques en passant par les dialogues, Chester Himes est l’un des rares écrivains qui aient pu élever au rang de “littérature” les oeuvres ayant pour centre des enquêtes policières. |

Tout naturellement, cette oeuvre emblématique de Chester Himes été adaptée au cinéma en 1991 sous le titre Rage in Harlem - La reine de pommes, avec les acteurs Forrest Whitaker dans le rôle de Jackson, et Robin Givens dans celui d’Imabelle.
Pour celui qui saura le reconnaître, La reine des pommes est aussi une analyse sociale de l’Amérique noire, un éclairage d’autant plus pertinent que c’est un éclairage intérieur. Harlem devient alors pour Himes une vitrine de l’Amérique: “… Une dense population noire se convulse dans une frénésie de vivre, à l’image d’un banc grouillant de poissons carnassiers qui parfois, dans leur voracité aveugle, dévorent leurs propres entrailles. On plonge la main dans ce remous et on en retire un moignon. C’est Harlem.”
Mais bien avant d’arriver à la trame sociale qui est le degré ultime de la compréhension de cette oeuvre, on peut (et on doit) d’abord se laisser griser par l’histoire de ce simplet qui a voulu jouer dans la cour des grands. L’histoire de Jackson, la reine des pommes. |

(...) Je décris la vie de Harlem en détail ; il y a plein d’arnaqueurs, de maquereaux qui bernent les Blancs friands de chair noire, de petits voleurs. Dans Retour en Afrique, dans La reine des pommes, en particulier. Et je peins aussi toute l’arnaque qui se fait au nom de la religion, avec de fausses bonnes soeurs, tous les paumés qui s’enrôlent dans les “Black Muslims” ou les adeptes de Father Divine ou Daddy Grace.
C’est surtout dans la religion qu’on voit fleurir le charlatanisme; ou dans les mouvements pseudo-politiques de “Retour en Afrique” - c’est d’ailleurs le titre de l’un de mes romans. Cette idée, bien légitime, d’un retour à la terre des ancêtres, devient prétexte à un racket comme le désir d’aller au paradis après la mort devient prétexte à un racket religieux.
(...) On m’a parfois reproché d’en rajouter, de tomber dans un certain pittoresque dans la description, par exemple, des sectes ou des arnaqueurs. Il suffit d’aller sur place pour se rendre compte que la réalité dépasse parfois la fiction. En tout cas, je ne cherche jamais l’exotisme.
C’est au milieu des années cinquante, lorsque j’étais sans le sou à New York, que je me suis vraiment familiarisé avec la géographie de Harlem. Et que j’ai vu la vie superficielle qu’y menait la bourgeoisie noire - j’en parle dans Mamie Mason - et la complexité de la faune du ghetto, avec son argot, les absurdités de la vie quotidienne. Tous ces éléments, je les ai mis dans mes policiers. Et aussi l’univers des putains qui ne s’embarrassaient ni de racisme, ni d’injustice, ni d’inégalité sociale. C’est peut-être parce que j’avais le cerveau farci de ces problèmes que j’adorais leur compagnie.
Chester Himes |

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