
La réussite scolaire reste généralement un parcours respecté dans la cité, mais une culture de l'échec se développe en parallèle lorsque les discriminations demeurent, que les diplômés restent aux portes des entreprises. Ou ne trouve pour débouché que l'animation et le travail social, de préférence dans une cité. Rami par exemple, avant de devenir éducateur, avait décroché un BTS d'électronique. Abdelwahab, 30 ans, "bac plus deux", travaille, lui, comme animateur, également aux Minguettes. "Dans le boulot, dit-il, on pousse les petits à bosser à l'école, pour qu'ils arrivent à s'en sortir. Mais ça se complique quand ils réalisent qu'avec nos diplômes, on a réussi qu'à être animateur."
Aux Minguettes, comme dans toutes les cités, les diplômés sont infiniment plus nombreux qu'il y a dix-huit ans. L'emploi en revanche n'a pas suivi. Une majorité intègre silencieusement les classes moyennes. Mais selon la Dares, direction chargée des statistiques au ministère de l'Emploi, le taux de chômage des actifs les plus diplômés (2e cycle universitaire et plus) se situait en mars 2000 à
5 % chez les Français de naissance, 11 % chez les Français par acquisition, 20 % chez les ressortissants des pays du Maghreb.
Depuis qu’il se prénomme Thomas, Abdelatif, 25 ans, DEUG d’allemand et BTS d’action commerciale, collectionne les entretiens d’embauche. Enfin des propositions de rendez-vous après plus de deux années de chômage et exactement 93 lettres de candidature toujours restées infructueuses !
"C’est triste à dire, mais il a suffi que je change de prénom pour que, subitement, on me propose enfin des entretiens. Comme je ne suis pas très typé et que mon nom de famille ne fait pas trop arabe, les rendez-vous se passent assez bien. Mais après, quand je rentre chez moi, j’ai honte, car j’ai l’impression d’avoir renié ma véritable identité pour exister socialement".
Moins de deux mois seulement après son changement de prénom, entériné par une décision du juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Lille, "Thomas" est sur le point d'être embauché comme assistant du directeur marketing d'une grosse PME régionale spécialisée dans la restauration collective. Abdelatif n'aurait probablement eu aucune chance de décrocher ce poste. Il s'agit pourtant du même homme...
A Toulouse, Nedjma, vingt-six ans, titulaire d'une maîtrise de droit et d'un DEA de management, est toujours au chômage deux ans après la fin de ses études. La plupart de ses camarades de promotion ont, eux, trouvé un emploi. Pourtant, elle ne changera pas de nom.
"En arabe, Nedjma veut dire "étoile". Vous ne trouvez pas ça beau, vous ? Jamais je ne changerai de nom. Cela signifierait que nous sommes dans un pays de non-droit qui intègre les gens non pas en fonction de leurs compétences et talents, mais en fonction de leur faciès ! C'est la remise en cause totale des fondements de la République, de l'Etat de droit et de toutes ces valeurs d'égalité et de justice que j'ai apprises depuis l'école primaire", s'indigne la jeune femme. En attendant de trouver un emploi en rapport avec sa formation, cette Toulousaine aux longs cheveux bouclés confectionne des hamburgers pour une grande chaîne de restauration rapide pendant la journée et garde des enfants plusieurs soirs par semaine.
Autre défaite de l'intégration à la française à Vitry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Yazid, vingt-sept ans, licence d'économie et diplôme de maintenance des réseaux informatiques acquis au cours du soir, a dû se reconvertir dans la sécurité pour échapper au chômage. "C'est le seul secteur où les Noirs et les Arabes sont bien vus ! Les directeurs des hypermarchés, des discothèques ou même les responsables des collectivités locales misent sur les jeunes issus de l'immigration parce qu'ils pensent que nous sommes plus aptes à faire face aux situations de tension qui impliquent les jeunes des cités." Pour en finir avec la précarité sociale, Yazid a exploité sa maîtrise de la boxe thaïlandaise et son expérience des quartiers sensibles de la banlieue parisienne.
Pour Malik Boutih, président de SOS-Racisme, à l'origine du développement du "testing" en France, la discrimination peut aussi prendre des formes plus sournoises "qui passent par la ghettoïsation des personnes d'origine étrangère dans des emplois de base bien inférieurs à leurs qualifications réelles en leur interdisant l'accès aux postes à responsabilité et en les éloignant de toutes les fonctions de représentation publique qui les amèneraient à entrer en contact avec la clientèle". En clair, pas de vendeuse arabe, de commercial noir ou de chef d'équipe turc. La discrimination peut prendre de nombreuses formes. Souvent les personnes d’origine étrangère occupent des postes inférieurs à leurs qualifications réelles. Ils sont éloignés des responsabilités ou des postes qui suscitent un contact avec une clientèle.
Argument avancé par les employeurs ou certains responsables d'agences d'intérim : la rationalité économique. Le chargé du recrutement n'est pas obligatoirement raciste, mais il anticipe sur le racisme supposé de sa clientèle ou des partenaires commerciaux de l'entreprise. Pour éviter tout risque d'une baisse des ventes consécutive à l'embauche d'une personne typée, il ne donne aucune suite aux candidatures portant un nom arabe ou africain.
Les victimes de ces pratiques perverses sont essentiellement de jeunes diplômés français d'origine maghrébine ou à la peau noire (Français d'outre-mer, enfants d'immigrés africains), lourdement handicapés sur le marché du travail à cause de leur nom et de leur apparence physique. Philippe Bataille, sociologue, rappelle que
"plusieurs sources - et non des moindres puisqu'il s'agit de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et de l'Institut national d'études démographiques (INED) - ont récemment indiqué, dans des résultats d'enquêtes nationales, ce qu'il convient d'appeler une "sous-employabilité" des jeunes d'origine étrangère, alors qu'ils ont atteint des niveaux élevés de diplômes".
Début 1999, la publication d'une enquête de CSA Opinion réalisée sur demande de la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et du service d'information du gouvernement révélait que 19 % des actifs avaient déjà été témoins d'un acte de discrimination à l'embauche en raison des origines étrangères du candidat. "Loin d'avoir régressé, les discriminations en matière d'emploi n'ont cessé de s'étendre sous l'effet du chômage et de la progression de la xénophobie dans le monde du travail" , diagnostiquaient la même année les membres du Haut Conseil à l'intégration (HCI) dans un rapport alarmant sur la montée des discriminations raciales.
En 1997, à qualification égale, 42% des jeunes âgés de 22 à 29 ans dont les deux parents étaient nés en Algérie n’avaient pas de travail, contre 11% pour les jeunes dits "de souche".
Ajoutons à cela qu’environ le tiers des emplois est interdit aux étrangers non-européens ; et sur les 5,6 millions d’emplois de la fonction publique, 90% nécessitent la nationalité française.
La conclusion à tirer est claire (mais qui en doutait?), de même que la réponse à la question en préambule : la discrimination n'est pas un fantasme d'immigrés, et la société française a encore d'énormes efforts à faire pour que les opportunités soient les mêmes pour tous en France, quelque soit leur origine...
Sources :
Liberation, avril 2002
Lien Social, 492
Le Monde Diplomatique mars 2000
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