
Pour l'architecture, le Centre du commerce de gros de Bouaké est incontestablement un mélange des pires, mais qui s'en soucie ? Dans la seconde ville de Côte d'Ivoire, devenue, avec ses 700 000 habitants, la "capitale" des rebelles ivoiriens, les hangars poussiéreux aux curieux frontons ornés de fanfreluches de béton abritent l'activité des commerçants en gros de la région. Lundi 15 novembre, alors que la chaleur de l'après-midi étourdit la ville, ces descendants des grands organisateurs de caravanes, qui, depuis la nuit des temps, tracent les routes du commerce à travers le continent, attendent la reprise d'affaires réduites au point mort par la crise politique. Les tas d'ignames, posés sur le sol, et les sacs de noix de cola, soigneusement rangés, sont en souffrance dans les bâtiments presque vides. Au Sud, de nouvelles récoltes attendent en vain, dans les zones de production, que les routes soient rouvertes pour pouvoir être acheminées. Le commerce se porte mal.
Depuis 2002, la Côte d'Ivoire vit les soubresauts d'une partition de fait, avec une moitié sud contrôlée par le gouvernement, tandis que le nord du pays est tenu par les Forces nouvelles - nom pris par les rebelles. Massacres et pillages au Nord comme au Sud ont accompagné la descente aux enfers de ce pays de cocagne. Lundi, la préoccupation de la journée, à Bouaké, a été le retour de l'électricité, interrompue à nouveau depuis la veille par le gouvernement - elle sera rétablie finalement dans la soirée -, ainsi que la hantise d'une nouvelle reprise des combats entre les rebelles et les troupes gouvernementales. Au cours des semaines passées, Bouaké a vécu sous les roquettes et les bombes des Soukhoï 25 gouvernementaux, qui décollaient depuis la capitale ivoirienne, Yamoussoukro, à une centaine de kilomètres au sud, et ont attaqué la ville à cinq reprises pendant deux jours avant d'être abattus par l'armée française, le 6 novembre. "Depuis que le monde est créé, on n'a jamais vu ça, s'indigne Kaindo Soumaïla Capi, un commerçant. Un président qui prend ses avions pour bombarder sa propre ville !" Lundi, en milieu de journée, un passage de deux Mirages français très haut au-dessus de la ville, venus appuyer les forces "Licorne" en Côte d'Ivoire, a dû être annoncé à l'avance à la population pour éviter les scènes de panique.
Les grands marchands de noix de Bouaké font leurs comptes. Pour faire sortir un camion du sud du pays, où se trouvent les régions de production, en zone gouvernementale, et l'amener jusqu'à l'entrée de la zone Nord, note Traoré Mohammed Lamine, " il faut payer, en plus des taxes, 700 000 francs CFA (environ 1 000 euros) pour l'escorte", deux gradés ivoiriens qui permettent de passer sans encombre les barrages, cette plaie de la Côte d'Ivoire en pleine dérive. Pour traverser ensuite la zone rebelle, à destination du Mali ou du Burkina-Faso, le même service se monnaie 75 000 francs CFA. Si le racket et les harcèlements, désignés par l'euphémisme de " tracasseries", sont les mêmes au Nord et au Sud, au moins sont-ils moins coûteux en zone rebelle, observent, philosophes, les commerçants de Bouaké qui organisent des convois d'une centaine de camions pour limiter les risques d'être dévalisés.
La plupart d'entre eux sont des Dioulas, nom générique donné aux populations du Nord et dont la traduction littérale signifie "commerçants". Au Sud, les Dioulas et les ressortissants de pays voisins installés depuis longtemps en Côte d'Ivoire, Burkinabés en tête, sont la cible des extrémistes du pouvoir. Rien d'étonnant alors si les grands commerçants sont proches des rebelles qui, malgré la diversité de leurs origines, sont majoritairement "nordistes". "Si je vais au Sud, on va m'arrêter au premier barrage, me traiter d'étranger et on va me prendre mon argent en disant que je suis un espion des rebelles", s'indigne un homme d'origine burkinabée qui a vécu " avant la crise" dans la "boucle du cacao" au sud-ouest du pays. Ces derniers jours, des troubles sanglants ont opposé dans cette région des Dioulas et des Bétés (ethnie du président Laurent Gbagbo). " Gbagbo, voilà notre problème, ce monsieur qui gâte la Côte d'Ivoire et change d'avis : il va signer un papier le matin et dit que c'est blanc. Le soir, il dit que c'est rouge. Tant qu'il ne sera pas parti, le pays ne sera pas réconcilié", s'enflamme l'un des commerçants.
SOLDATS CASSEURS
Cela n'empêche pas, au Centre de commerce de gros, de se plaindre des rebelles. Le Nord de la Côte d'Ivoire vit lui aussi la dure loi des barrages, parfois érigés à quelques centaines de mètres les uns des autres, où les soldats réclament leur " thé ou leurs cadeaux", euphémismes qui se passent d'explications. Si la situation de "ni paix ni guerre" qui s'est installée avec la partition de fait du pays mine la prospérité du commerce, elle fait celle des petits chefs de guerre. A la moindre tension, une partie des magasins de Bouaké ferme ses portes dans la crainte d'un pillage, même si la ville, sous administration des Forces nouvelles, a échappé, jusqu'ici, à la mise à sac complète. Mais la criminalité fait des ravages. " Les enfants -jeunes hommes- ont pris l'habitude de jouer avec les armes, se désole Traoré Mohammed Lamine, et nous sommes obligés de nous cacher, à présent, pour faire nos échanges. Si vous avez de l'argent chez vous, il ne faut pas faire de tapage, sinon, vous recevez de la visite nocturne."
Les cambrioleurs, en général, portent des treillis et détroussent les habitants à la pointe de la kalachnikov, soldats le jour, casseurs la nuit. Un habitant de Bouaké se souvient qu'un de ses anciens veilleurs de nuit, chassé après une faute professionnelle, a subitement fait sa réapparition quelques mois plus tard au sein de la rébellion, avec la fonction de chef de la sécurité de l'aéroport de Bouaké, roulant avec ses gardes du corps en voiture de sport, et se faisant une réputation de "méchanceté". D'autres chefs, reconnaît-on à Bouaké, ont engagé des voyous dont ils ne peuvent plus se défaire aujourd'hui. |