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Entre le XVIe et le XIXe siècle, des millions d’Africains ont été déportés vers ce que les Européens appelaient le « Nouveau Monde ». Esclaves dans les deux Amériques et dans la Caraïbe, ils ont donné naissance, au fil des générations, à des cultures originales, à des formes d’expression nouvelles.
La tradition des musiques et danses bèlè de la Martinique est un exemple de cette rencontre forcée entre Africains et Européens dans le « Nouveau Monde » et de ce qu’elle a produit. Fondement même de la culture martiniquaise, le bèlè est une tradition très peu connue du grand public, bien qu’épine dorsale de toutes les musiques de l’île y compris du zouk qui en reprend le rythme de base.
Tradition d’esclaves et de descendants d’esclaves, le bèlè est né dans la plantation au XVIIIe siècle. La Martinique, peuplée d’Indiens Caraïbes, découvre, en 1502 un marin génois du nom de Christophe Colomb. Les Français ne décident la colonisation effective de l’île qu’en 1635 et y développent les cultures du coton et du tabac. La main d’œuvre est constituée d’ « engagés », des travailleurs français recrutés pour une période de 36 mois et quelques esclaves, très peu, quelques dizaines, rachetés aux autres européens car la traite négrière n’a pas encore commencé dans les îles françaises. Vers 1645, des colons hollandais chassés du Nordeste brésilien s’installent en Martinique et en Guadeloupe et amènent avec eux les procédés de la fabrication du sucre. La Martinique se couvre de champs de canne qui feront la fortune de la France pendant des siècles. Mais contrairement au tabac, la canne à sucre nécessite une main d’œuvre importante : les Français décident d’importer massivement des esclaves africains. La traite négrière commence. |
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Le bèlè, ultime résistance de l’esclave
Né dans la plantation, le bèlè est le fruit de la violence du système esclavagiste. Car si le bèlè est une rencontre forcée, c’est avant tout une rencontre dans laquelle l’Africain n’est au mieux qu’un meuble et le blanc le propriétaire. Pour comprendre la tradition bèlè, pour en appréhender le sens, pour en saisir la gravité et la beauté, il faut garder à l’esprit une chose fondamentale : le bèlè est résistance.
Car l’esclavage ce n’est hélas pas seulement le travail forcé, c’est avant tout la destruction systématique de l’identité et de l’être. Les blessures de l’esclavage ce ne sont pas les marques de coups de fouet ou les mutilations, mais les blessures qu’on ne voit pas, celles qui ne cicatrisent jamais. Dans ce système où l’esclave ne porte plus son nom, ne peut plus parler sa langue, ne peut plus pratiquer sa religion, le chant et la danse, sont par définition, les lieux de la résistance. La résistance, la volonté de conserver malgré tout quelque chose de son être, de son identité, de sa spiritualité va passer, entre autres, par le corps, le gestuel, la voix. C’est en cela que le bèlè est un véritable marronnage* culturel, pour reprendre l’expression de Gabriel Entiope dans son ouvrage Nègre, Danse et Résistance. Cette forme de résistance et de marronnage par le corps est fondamentale et vitale dans une île exiguë où le marronnage est limité par la petitesse même de l’espace géographique, où, chaque année, les bois et forêts sont détruits pour y installer de nouvelles plantations.
* mot d’origine arawak désignant des animaux domestiqués qui repassent à l’état sauvage. Repris par les Espagnols, ‘cimarrón’ désigne l’esclave en fuite.
Le bèlè est donc à la fois lieu de la résistance mais aussi résistance en action. En effet, les chants et danses sur la plantation sont extrêmement réglementés. Interdits au début de l’esclavage, les maîtres finissent par les accepter car ils se sont rendus compte que les esclaves dépérissaient plus vite et étaient moins productifs si on leur interdisait de chanter et de danser. Mais ces moments de « récréation » doivent respecter des règles strictes car tout attroupement de noirs fait peur… et le maintien de certains aspects religieux africains dans ces danses est fort mal vu alors même qu’on christianise les esclaves de force. Les esclaves se retrouvent donc à l’insu des maîtres pour pouvoir pratiquer leurs chants et danses hors des moments autorisés, bravant les interdits et, de ce fait, risquant des châtiments.
Quand les maîtres ne leur permettent pas de danser dans l’habitation, ils feront 3 ou 4 lieues (…) le samedi à minuit pour se trouver dans quelque lieu où ils savent qu’il y a une danse. Révérend Père Jean-Baptiste Labat, dans Nouveau Voyage aux Iles de l’Amérique |

L’orchestre bèlè
Les musiques bèlè se jouent avec un ou deux tambours d’environ 80 centimètres de haut. Le tambour est fabriqué avec des lattes provenant de tonneaux de chêne qui ont servi à vieillir le rhum. Il est recouvert d’une peau de cabri ou de mouton. Le joueur de tambour, le tanbouyé, est assis sur son instrument qui lui, est couché sur le sol. Le tanbouyé joue avec ses deux mains et éventuellement le talon d’un pied.
Le rythme de base en bèlè est donné par ce qu’on appelle le tibwa, 2 baguettes de bois d’environ 40 centimètres, qui sont jouées directement sur l’arrière du tambour. Le joueur de tibwa, le tibwatè, joue un rôle fondamental dans le bèlè car c’est lui qui donne le rythme, c’est le métronome, c’est sur son jeu que se basent aussi bien le tambour que le chant et la danse.
En complément de ces instruments de base que sont le tambour et le tibwa, on peut aussi trouver d’autres instruments qui accompagnent les musiques bèlè tels que le chacha (sorte de maracas) et la konn lanbi, gros coquillage dans lequel on souffle pour produire des sons et qui, aux temps de l’esclavage, permettait aux esclaves fugitifs de communiquer entre eux.
On reconnaît 2 traditions bèlè à la Martinique, une venant du Nord de l’île et l’autre du Sud, les différences se situant au niveau des rythmes, des chorégraphies, du chant. |

Chants et danses bèlè
Le chant est mené par un chanteur soliste soutenu par un chœur, les répondè. C’est le chanteur soliste qui décide du chant qu’il va « envoyer » et du rythme qu’il va donner à ce chant. Par la même, il impose ce rythme au tanbouyé, au tibwatè et aux danseurs. Le bon chanteur doit aussi savoir improviser. Le chant en bèlè est de type responsorial, c’est-à-dire que le chanteur lance un chant et la phrase qui devra être reprise par le chœur pendant toute la durée du chant. Le chanteur «appelle » et le chœur « répond » avec cette phrase, d’où le nom de répondè. Les thèmes abordés dans les chants sont la vie quotidienne, le travail, les questions de sociétés, l’amour, les faits divers, la politique… La langue du chant bèlè est bien sûr le créole.
En fonction des rythmes et des régions, le bèlè peut être dansé en quadrilles, groupes, couples ou en solo.
Bèlè et héritage africain
Il n’est pas toujours aisé de répertorier, dans ces expressions musicales caribéennes et afro-latines, ce qui est héritage africain et héritage européen. Dans le bèlè, le tambour à une peau et ses techniques de jeu, l’utilisation du tibwa, la gestuelle, la position du corps dans la danse et le chant de type responsorial sont clairement des héritages africains. En revanche, dire avec certitude de quel peuple vient tel ou tel élément dans le bèlè paraît impossible car le bèlè est aussi né de la rencontre entre elles des différentes ethnies africaines qui se sont retrouvées en esclavage, chacune venant avec son bagage culturel, religieux et musical. Les recherches sur l’origine du mot bèlè sont tout à fait révélatrices de cette question : par exemple, selon Jacqueline Rosemain, en yoruba, bèlè désigne une grande fête qui marque la fin des récoltes et en baoulé douô bèlè c’est la récolte des ignames. Dominique Cyrille parle des danses belli exécutées au Ghana par les nouveaux initiés et au Congo on danse la boela.
Quelques éléments européens sont aussi présents dans le bèlè, la danse en quadrille par exemple qui est pratiquée dans le nord de l’île. |

Les principaux rythmes dans la tradition bèlè
La tradition bèlè est riche et variée, sans entrer dans les détails on peut distinguer :
Les musiques bèlè à proprement parler avec des rythmes à 2 temps tels que bèlè douss, bèlè kouwant, bèlè pitché, et des rythmes à 3 temps comme le béliya, gran bèlè, bouwo.
Les danses lalinnklè : danses d’origine symbolique et religieuse, danses cultuelles exécutées à la pleine lune et liées à des rites de fécondité, elles célèbrent le féminin, le ventre nourricier. Fortement combattues par l’Eglise et par les maîtres pour leur caractère jugé « licencieux », « infâme », elles étaient exécutées dans la plus grande clandestinité par les esclaves.
Les chants de travail : lasotè, lavwa bèf, ralé senn, grajé mannyok, la rivyè léza, fouyétè, musiques et chants qui accompagnent le travail, les koudmen, formes de travail collectif pour les travaux des champs ou dans les bois, la construction des maisons, la préparation de la farine de manioc, du cacao....
Danmyé, ou encore ladja, kokoyé, wonpwen, lutte dansée qui fait partie de ces formes de combats que l’on retrouve dans toute la zone géographique, konba baton, capoeira, mani, stickfighting, etc. Le ladjia, dans le passé, pouvait s’achever par la mort d’un des combattants. |

La tradition bèlè aujourd’hui : du mépris à la reconnaissance
L’exode rural, la départementalisation en 1946 et la politique d’assimilation culturelle marginalisent le bèlè et ses pratiquants. Le modèle d’assimilation culturelle conduit logiquement à l’infériorisation de la culture martiniquaise. Il faut adopter la langue et les coutumes françaises. L’homme « civilisé » et assimilé prendra garde à ne pas trop parler créole et évitera soigneusement tout ce qui est trop martiniquais : le tambour, la gestuelle, la nourriture traditionnelle… Méprisée, dénigrée, la tradition bèlè, de surcroît tradition rurale, est rejetée, les gens qui la pratiquent sont méprisés : « sé bagay vié nèg », « ce sont des coutumes de mauvais nègre », expression péjorative qui désigne et résume ce qu’il y a de plus stigmatisant.
Face à la violence et à la force destructrice de cette assimilation, finit par se développer la revendication d’une identité culturelle martiniquaise, distincte de la culture française et ayant ses caractéristiques propres. Ce mouvement et cette quête identitaire favorisent le renouveau de la tradition bèlè, alors menacée de disparition. Un grand effort de recherche, d’enquête et de compilation auprès des Anciens a permis de sauvegarder ce pan du patrimoine martiniquais. Aujourd’hui, le bèlè est de plus en plus pratiqué en Martinique, y compris dans les villes et ce par toutes les classes sociales. Il est aussi de plus en plus pratiqué en France, loin de l’île, dans des associations où se retrouvent tous ceux, Martiniquais ou non, qui souhaitent découvrir cette tradition afro-martiniquaise. |
Pour ceux qui veulent découvrir le bèlè : |

A écouter :
Ti Emile
Ti Raoul
Les frères Rastocle
Apollon Vallade
Victor Treffre
Les disques de l’AM4
A lire :
La musique dans la société antillaise, Jacqueline Rosemain, Editions L’Harmattan
La danse aux Antilles, des rythmes sacrés au zouk, Jacqueline Rosemain, Editions L’Harmattan
Danses et musiques afro-caraïbes, Sully Cally
Un univers musical martiniquais, Clotilde Gilles, Editions L’Harmattan
Nègres, danse et résistance, Gabriel Entiope, Editions L’Harmattan
La ronde des derniers maîtres du bèlè, Jean-Marc Terrine, Editions HC
Pour apprendre
3 associations en Ile de France proposent des cours de bèlè :
Boukan (Issy les Moulineaux) contact : Marcel Montlouis 06 76 08 45 31
Drancy Outre Mer (Drancy) contact : Alain Marolany 06 63 77 53 32
Lékol Bèlè (Vanves) contact : Grégoire Mansuela 06 85 90 56 00
Une soirée bèlè est organisée chaque année en Ile de France, à suivre bientôt sur Grioo.com |
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