
Le communiqué des militaires français parlait d'un « suspect décédé des suites de ses blessures pendant son transfert à l'hôpital ». Tout était faux
Voilà des mois que « Mahé » écumait la région. Une zone dangereuse à l'ouest de la Côte d'Ivoire, entre Man et Duékoué, ligne de front entre les forces loyalistes du président et les rebelles des Forces nouvelles, au nord. Entre les deux, une « zone de confiance » sous le contrôle de l'ONU et des soldats français de l'opération Licorne. Firmin Mahé avait 30 ans et une solide réputation de chef d'une des bandes de « coupeurs de route » qui arrêtent les camions l'arme au poing, rackettent les conducteurs et rendent la circulation dangereuse. Neuf personnes blessées, neuf viols et cinq meurtres dont celui d'une femme enceinte éventrée : Mahé était violent et dangereux. Quarante-huit heures plus tôt, les camionneurs de la région s'étaient mis en grève pour protester contre ses exactions.
Le 13 mai au matin, il est repéré par un peloton français de chasseurs alpins. Mahé est poursuivi, blessé à la jambe, capturé et remis à la justice ivoirienne. Le magistrat local est un Guéré, de la même ethnie que son détenu, et Mahé est immédiatement... libéré. Quelques heures plus tard, il est retrouvé par le peloton de la brigade alpine. Le fuyard ne survivra pas à cette seconde rencontre. Le communiqué du 17 mai de l'opération Licorne parle d'échange de tirs, de légitime défense et d'un suspect grièvement blessé « décédé des suites de ses blessures pendant son transfert à l'hôpital de Man ». Tout est faux. Pas de légitime défense, pas de suspect blessé, pas de décès sur le chemin de l'hôpital, mais un homme pris vivant et abattu ou lynché par des soldats exaspérés : un meurtre.
Sur place, le silence perdure cinq mois. Les soldats se taisent, le magistrat local ne bronche pas et la famille ne réclame pas le corps. Quand, le 17 mai dernier, le général Bentégeat, chef d'état-major, rend visite aux troupes à Abidjan, il est reçu par le général Poncet, chef de Licorne, qui ne lui dit pas un mot de l'incident alors qu'il a signé et endossé le communiqué mensonger. Ancien chef des forces spéciales, homme d'action, le général Henri Poncet dirigeait Licorne quand des avions Sukhoï du président Gbagbo ont fait 10 morts et 33 blessés en bombardant un camp de militaires français à Bouaké.
Paris décide de détruire l'aviation ivoirienne, le pays s'enflamme et les ressortissants français de la capitale, assiégés, pillés et brutalisés, doivent être évacués à travers une ville en proie à l'émeute organisée. A Abidjan, le pouvoir développera la thèse d'une « révolution à mains nues noyée dans le sang ». En réalité, malgré les provocations des « patriotes » ivoiriens, le chef de Licorne est parvenu - ce que peu d'hommes auraient réussi - à évacuer les ressortissants français et à éviter un bain de sang. Aujourd'hui, les militaires saluent une action « énergique, musclée mais sans dérapage », même si le ministère lui reproche déjà sa lenteur à rendre compte, son goût du secret et sa capacité... à couper la radio quand il a décidé de ne pas répondre à Paris. D'où, à l'époque, quelques couacs de communication à la Défense et la colère de la ministre, Michèle Alliot-Marie.
A la fin de sa mission, le général Poncet est nommé à la tête de la région terre du Grand Sud-Ouest. Entre-temps, la « rumeur de Duékoué » s'est répandue dans l'armée. Les hommes sont rentrés de Côte d'Ivoire et certains ont du mal à vivre avec l'idée que des soldats français se sont comportés comme des miliciens. En octobre dernier, l'information remonte jusqu'à Paris : l'enquête commence, elle est rapide, les faits sont avoués, racontés et ils sont accablants. En quarante-huit heures, l'état-major sait que le rapport est mensonger et que le général Poncet a endossé le tout, en connaissance de cause.
Des ordres ont-ils été donnés ? Peu vraisemblable. Reste qu'il s'agit d'un homicide volontaire et de complicité. L'adjudant-chef présent sur le terrain, son commandant et le chef de l'opération Licorne sont immédiatement relevés de leurs fonctions et suspendus pour quatre mois. La mesure est spectaculaire mais, répond le ministère de la Défense, à la mesure de la gravité des faits. Face à une bavure mortelle, le général aurait dû immédiatement expédier un rapport « Evengrave », pour « événement grave », rendre compte et assumer hiérarchiquement la responsabilité des faits. Il ne l'a pas fait, a signé un faux rapport et s'est tu pendant cinq longs mois.
Aujourd'hui, le militaire qui affrontait le pouvoir autoritaire du président Gbabo à Abidjan et parlait fort au nom du droit et de la République est un homme psychologiquement et politiquement brisé, à la carrière et à la crédibilité ternies et qui risque de se retrouver un jour sur le banc d'un tribunal pour répondre de « complicité d'homicide volontaire ». Dans l'armée, secouée par l'histoire, deux conceptions s'affrontent. Celle du général et d'une génération d'hommes d'action, qui crient à l'acharnement et considèrent que « couvrir » ses hommes, c'est d'abord ne pas les dénoncer. Et celle des autres, qui pensent que ce temps-là est révolu, que l'armée française n'est ni une faction africaine ni l'armée américaine en Irak et qu'elle se doit de montrer l'exemple, à l'heure des cours pénales internationales. Quitte à sacrifier l'honneur d'un général.
(Nouvel Obs) |