
Alpha Blondy, est-il judicieux que des artistes s’engagent dans des débats politiques ?
Alpha Blondy : je ne me suis pas engagé. "Ils" m’ont engagé. Si des individus xénophobes décident que pour des raisons de patronyme vous appartenez à un parti politique , vous êtes engagés malgré vous. Parce qu’ils ont décidé que, en tant que leader d’opinion, vous les dérangiez. Pour vous discréditer, ils ont élaboré cette stratégie perverse et inique. C’est pour eux la seule façon de vous barrer la route. Et puisque vous aviez dit que vous étiez le parachute de la côte d’ivoire, ils ont décidé de détruire le parachute. Car ils veulent s’autodétruire, ils ne veulent pas de bouée de sauvetage.
Votre engagement est-il fonction de inégalités sociales ou une simple campagne de marketing ?
Je n’ai pas besoin de marketing en Côte d’Ivoire, qui est le cadet de mes soucis en la matière. Ma musique est distribuée dans 153 pays. Mais par patriotisme, je n’accepterai jamais que les politiciens utilisent des arguments ethniques à des fins politiques. Et cela est valable pour MM Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, Robert Guéi et Konan Bédié. Tous les ivoiriens ont le droit d’aspirer au poste de président de la République. L’argument ethnique pour éliminer un candidat ne doit jamais être utilisé, car il met en péril cette Côte d’Ivoire que nous connaissons, son tissu social, son unité nationale. Avant on disait qu’un Bété (ethnie de Laurent Gbagbo) ne pourrait jamais être président. A l’époque, quand M Gbagbo était un exilé permanent, je me suis battu contre cela. Et le jour où j’ai demandé, sur RFI, la libération de Laurent Gbagbo après les événements de février 1992, les journalistes du parti alors au pouvoir m’ont traité d’élément subversif, car on avait fait courir la rumeur que Laurent Gbagbo était soutenu par le colonel Kadhafi. Alors de grâce, qu’ils arrêtent de vouloir noyer le poisson. Mon engagement est fonction des réalités du terrain.
Dans quelques uns de vos albums, vous vous en prenez aux leaders politiques et aux présidents africains. Qu’est ce qui motive vos critiques ?
Je m’en prends à eux parce qu’on a longtemps condamné les colons. Aujourd’hui, ce sont nos frères africains qui sont au pouvoir. Il n’y a pas de raison qu’ils continuent de faire comme les colons, sinon pis. Il faut que les leaders africains développent une autre façon de gouverner leurs frères. Nous voulons des présidents, pas des marionnettes.
Justement, pensez-vous réellement ce que vous chantez : « 80 % de nos présidents sont des marionnettes, l’Occident tire sur les ficelles, les marionnettes font du zèle » ?
Je le pense sérieusement. Il n’y a pas de raison pour que l’Afrique soit le continent le plus riche en matières premières et, en même temps, le plus pauvre et le plus endetté. Qu’une société pétrolière comme ELF puisse imposer un président à un pays, c’est aberrant. Dès l’instant où un président africain est redevable à une société ou un gouvernement occidental, il est une marionnette. Exemple : Omar Bongo, Sassou Nguesso, Joseph Kabila, Laurent Gbagbo avec son ami Guy Labertit (Monsieur Afrique du parti socialiste français)…Je ne mets pas en doute les compétences politiques de ces hommes ; je mets en doute la sincérité de l’Occident quand il parle de démocratie en Afrique. Car les actes que l’Occident pose vis-à-vis de ses protégés discréditent ceux-ci. Ce que les présidents africains oublient, c’est que l’Occident n’a pas d’amis. Les Etats n’ont que des intérêts. Le jour où ces présidents ne serviront plus ces intérêts, ils se feront jeter, comme leurs prédécesseurs.
Vous avez dit que les premiers responsables du drame africain (guerre civile, pauvreté, sous-développement), ce sont les africains eux mêmes. Etes vous comptable aussi de ce bilan peu reluisant ?
Non. Je ne fais que le triste constat de cette réalité peu glorieuse.
En Côte d’Ivoire, votre pays, vous avez souvent pris position pour certaines causes. Pensez-vous que ces causes (aussi justifiées soient-elles) méritent toujours votre adhésion ?
Je ne suis pas un séparatiste. Mais l’Etat ivoirien est un Etat séparatiste quand il pose des actes qui encouragent le tribalisme, le régionalisme, l’humiliation d’un groupe ethnique par rapport au reste de la Côte d’ Ivoire, ce qui provoquera un jour un acte aussi désespéré que la sécession. Exemple : la sécession des Bétés dont l’instigateur était Yamgbé Kragbé, est due à l’humiliation subie par les Bétés au temps du parti unique, sous Houphouet-Boigny. En dehors d’une telle circonstance, nous, les Ivoiriens nous sommes trop fiers d’être ivoiriens pour parler de sécession.
Vous avez affirmé que vous êtes militant d’un parti politique en Côte d’Ivoire. Le ministre ivoirien de la Défense a indiqué qu’il pense que vous ne faites que des caprices et que vous ne pouvez pas militer dans un parti parce que vous appartenez à toute la Côte d’Ivoire.
Je ne fais pas de caprices. J’ai lu l’article du ministre et cela m’a fait plaisir, parce qu’il est pus intelligent que ceux qui se sont acharnés sur moi en me collant, à cause de mon nom, une étiquette d’appartenance au RDR (le parti d’Alassane Ouattara). Cependant, ce n’est pas à moi que le ministre devrait s’en prendre, mais à certains journalistes du FPI, le parti au pouvoir, qui nourrissent ce réflexe ethnique en faisant de moi un militant du RDR, ce que je n’ai jamais été. Que volonté soit faite ! Maintenant, si le ministre veut vraiment que les choses changent et que ce genre de braquage ne se répète pas à l’échelle nationale, il faudrait que la loi anti tribaliste soit appliquée. Et cela afin d’éviter à la Côte d’ Ivoire une crise politique majeure doublée d’une guerre civile idiote.
Vous avez accusé "Babylone" (l’Occident) d’être à la base des souffrances africaines : "regardez, les bayloniens arrivent., ils viennent nous flouer et semer les graines de la division". Par quelle alchimie les africains s’autodétruisent-ils aujourd’hui ?
Parce que certains africains irresponsables et peu patriotes se sont mis au service de "Babylone" pour des motifs bassement lucratifs.
Vous avez déclaré que "tous les ingrédients sont réunis pour un scénario à la rwandaise en Côte d’Ivoire". Pensez-vous réellement que la Côte d’Ivoire va connaître son "Armaguédon" ?
A l’allure où vont les choses, j’ai peur que oui. Mais j’aimerais avoir tort. L’entêtement égocentrique de la famille politique ivoirienne à ne pas trouver un dénouement conciliant, sage et intelligent à la crise politique qui perdure et qui, de jour en jour, nous fait voir le spectre d’un Rwanda multiplié par 67 (le nombre d’ethnies de la Côte d’Ivoire) me fait peur.
Que faut-il aux présidents africains pour qu’ils sortent l’Afrique de sa situation actuelle ?
Il faut premièrement une démocratie véritable, et deuxièmement qu’il y ait un véritable commerce interafricain ; que chacun vende à son voisin ce qu’il produit afin que nous ne soyons pas dépendants des acheteurs occidentaux. Il faut que la communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) devienne une réalité sur le terrain.
Que pensez-vous des coups d’Etat ?
Les coups d’Etat sont comme le Sida. C’est incurable, ça décime la famille politique africaine et ça discrédite le continent. C’est la preuve que n’importe qui peut décider de devenir président par les armes. C’est le Far West à l’africaine, antidémocratique.
Et la brutalité policière qui semble se développer de plus en plus sur le continent noir ?
La brutalité policière est le reflet des Etats policiers dans lesquels nous vivons. Nous n’avons aucun droit, que des devoirs. C’est le choix entre la matraque et le bâton : il n’y a même pas de carotte. Il n’ont pas de réponses aux problèmes du peuple, ils n’ont que la répression à proposer.
Propos recueillis par Alain Emery Téhé.
D’après Le Marabout et Courrier International numéro 621.
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