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Livre : Thomas Deltombe présente "Kamerun'', une guerre cachée aux origines de la Françafrique
07/06/2011
 

Grioo.com a rencontré Thomas Deltombe, l’un des auteurs du livre "Kamerun", ouvrage relatant la décolonisation au Cameroun et fruit de plusieurs années de recherche. Un livre indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Afrique en général et du Cameroun en particulier.
 
Par Paul Yange
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Vous êtes l’un des auteurs du livre Kamerun qui revient sur l’histoire du Cameroun du lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. On constate dans le livre que, alors qu’il y a eu un mouvement nationaliste puissant au Cameroun, l’Union des Populations du Cameroun (UPC), l’administration coloniale a confié l’indépendance du pays à des gens qui ne la revendiquaient pas...

Au départ, il y a des Camerounais qui ont pris les Français aux mots. Les Français ne cessaient en effet de justifier la colonisation de l’Afrique par la "civilisation" et le "progrès". Bref, il s’agissait apparemment de partager avec les peuples dits « primitifs » les conquêtes de la révolution française de 1789. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait en outre, toujours selon les dirigeants français, de partager avec les "indigènes" une certaine forme de progrès social. La Conférence de Brazzaville, de 1944, n’avait-elle pas promis "d’assurer aux Africains une vie meilleure par l’augmentation de leur pouvoir d’achat et l’élévation de leur standard de vie"?

Tout ce courant historiographique qui explique que les combattants nationalistes étaient des "bandits", des "brigands" ou des "terroristes" ne fait que reprendre la propagande de l’époque
Thomas Deltombe


Um Nyobè et ses camarades, qui s’investissent dans le syndicalisme au milieu des années 1940, décident de ne pas se laisser berner par des mots creux. Réclamant des droits pour les travailleurs camerounais, ils s’aperçoivent rapidement qu’ils auront du mal à obtenir gain de cause face à un colonat ultra-réactionnaire et à une administration coloniale qui ne leur cèdent aucun levier d’action réel. Bref, les progressistes camerounais comprennent qu’il leur sera difficile de revendiquer leurs droits dans un cadre colonial, car ce cadre même met le Cameroun au service d’une puissance étrangère.

Il fallait donc revendiquer des droits politiques. L’UPC, constituée en 1948, et dont Um Nyobè devient rapidement le secrétaire général et la figure emblématique, revendique dès lors, non seulement "l’élévation du standard de vie", mais également l’indépendance et la réunification du Cameroun.

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Cette double revendication, indépendance et réunification, est la conséquence du statut particulier du Cameroun. Ancien territoire allemand (le « Kamerun »), ce territoire avait été placé sous tutelle internationale après la Première Guerre mondiale et confiée en administration à la France et à la Grande Bretagne au début des années 1920. Or, cette situation juridique particulière poussait les nationalistes camerounais à prendre, là aussi, les puissances coloniales aux mots. Pour prolonger leur « mandat » sur l’ex-Kamerun au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, celles-ci s’étaient en effet engagées, en signant des « accords de tutelle » à l’ONU en 1946, à – je cite – « favoriser l’évolution progressive [de leur territoire respectif] vers la capacité à s’administrer eux-mêmes ou l’indépendance ». L’UPC ne faisait finalement que revendiquer ce que la France s’était engagée à faire !

Les revendications de l’UPC se sont finalement transformées en lutte armée qui ont vu la création des maquis, la mort de Um Nyobè, tout cela avant l’indépendance…

Au départ, à cause du contexte juridique particulier que je viens d’évoquer, le projet de l’UPC est absolument non-violent. Tout le projet « Um Nyobiste », si l’on peut dire, est de s’appuyer strictement sur le droit et la légalité pour accéder aux revendications populaires. Preuve de sa modération, l’UPC accepte au départ l’idée d’un « délai » avant d’accéder à l’indépendance. Ce délai est d’abord fixé à dix ans après la signature des « accords de tutelle », soit une indépendance prévue pour 1956. Mais les autorités coloniales n’ont pas du tout l’intention de respecter le droit ou la légalité.

Et, plutôt que de respecter la légalité, et de tenir leur promesse, l’idée qui émerge vers 1954-1955 est, d’une part, de faire basculer l’UPC dans l’illégalité en la privant ainsi de son arme principale, à savoir le droit et la légalité, et d’autre part, de faire évoluer le statut du Cameroun en offrant une forme d’autonomie politique à une élite soigneusement sélectionnée pour sa docilité et sa francophilie.

Au départ, le projet de l’UPC est absolument non-violent. Tout le projet "Um Nyobiste", si l’on peut dire, est de s’appuyer strictement sur le droit et la légalité pour accéder aux revendications populaires
Thomas Deltombe


Telle est l’explication des événements qui se déroulent en 1955-56. En 1955, alors que le projet d’une interdiction pure et simple de l’UPC est déjà sur le bureau du ministre de la France d’Outre Mer, à Paris, un haut commissaire à poigne – Roland Pré – est nommé à Yaoundé pour harceler les milieux nationalistes. Le plan fonctionne. Des émeutes éclatent en mai, qui offrent le prétexte pour interdire l’UPC, en juillet. Au même moment, alors que s’installe un « vide politique » au Cameroun du fait de l’exclusion des nationalistes du jeu politique, des projets d’« autonomie interne » sont à l’étude à Paris, qui visent à combler le vide.

Ruben Um Nyobè jeune  
Ruben Um Nyobè jeune
 

En 1956, alors que Roland Pré est remplacé par Pierre Messmer au Haut Commissariat, on voit donc émerger des gens qualifiés de "nationalistes modérés" – c’est-à-dire modérément nationalistes – dont la tête de pont est à l’époque André-Marie Mbida. Pierre Messmer va alors s’engager dans une partie de poker avec Um Nyobè,
clandestinement réfugié dans sa région d’origine.

Misant sur le fait que le secrétaire général de l’UPC se maintiendrait dans une position non-violente, il organise des élections sans l’UPC – évidemment truquées – pour faire valider « démocratiquement », par les électeurs camerounais, l’exclusion des nationalistes véritables et la nomination des marionnettes pro-françaises. Projet évidemment inacceptable pour l’UPC qui décide alors, suivant l’exemple vietnamien et algérien, de mettre sur pied des structures de résistance armée. En décembre 1956, alors que se tiennent ces « élections » – exactement dix ans après la signature des accords de tutelle – le Cameroun s’enfonce dans la guerre.

Vous dites qu’au début, Um Nyobè est très réticent à l’utilisation de la violence et que peu à peu il se laisse convaincre que c’est la seule option à utiliser pour obtenir l’indépendance...

Sur ce sujet, une distinction est souvent faite entre Um Nyobè et ses successeurs, Félix Moumié, Ernest Ouandié, etc. Je ne pense pas pour ma part qu’il n’y ait que Um Nyobè qui était contre l’utilisation de la force au début des années 1950. Il y avait un consensus au sein de l’UPC pour dire qu’il n’y avait pas de raison d’utiliser les armes alors que le droit, français et international, leur donnait sinon raison du moins les moyens de défendre leur position. Comme disait Um en septembre 1952 « la lutte armée a été menée une fois pour toutes par les Camerounais qui ont largement contribué à la défaite du fascisme allemand. Les libertés fondamentales […] et l’indépendance […] ne sont plus des choses à conquérir par la lutte armée ».

Mais voyant que la France n’avait absolument pas l’intention de respecter ses promesses à l’ONU et ses propres lois, et voyant que d’autres peuples, notamment les Vietnamiens, avaient réussi à arracher l’indépendance par les armes, cette idée que la lutte armée serait incontournable émerge dans une partie du mouvement, notamment du côté de Moumié, le président du parti, Ouandié, vice-président, et les autres. Ce n’est pas par « fanatisme » que ceux-ci s’orientent vers la lutte armée. C’est par réalisme. On a souvent dit que Um Nyobè était plus « gandhien » que Moumié. Peut-être. Mais Gandhi disait aussi que là où il n’y avait d’autre choix que la « lâcheté ou la violence », la violence devenait légitime. Telle est malheureusement, la seule alternative que les autorités françaises, Pierre Messmer en tête, ont laissé à l’UPC en 1956.


Dans ce contexte, vous apportez dans le livre un éclairage nouveau sur la façon dont Um Nyobè a été tué puisque vous avez pu consulter un télégramme « confidentiel défense » qui relate les circonstances de sa mort.

Il y a deux aspects intéressants dans votre question. D’abord, le fait qu’on ait pu consulter le télégramme. Cela n’a été possible que grâce à une dérogation qu’a demandée Manuel Domergue. Mais cette dérogation était limitée, puisqu’on n’a pas obtenu le droit de reproduire le télégramme. Aussi, je me permets de faire une parenthèse pour souligner l’importance de demander aux autorités françaises actuelles d’ouvrir toutes les archives qui existent sur cette guerre du Cameroun. Et de les rendre disponibles, par exemple sur le net, pour que les Camerounais qu’on prive massivement de visa puissent également étudier leur histoire...

En ce qui concerne le fond du document, la théorie qu’on entend le plus souvent est que c’est Théodore Mayi Matip (bras droit de Um Nyobè) qui l’a trahi. Or nous n’avons pas trouvé de preuves de cette trahison de Mayi Matip. Cela ne veut pas dire que cette thèse soit fausse ; cela signifie que rien dans les archives que nous avons pu consulter ne l’étaye. De plus, entre la mort de Um et le ralliement de May Matip, ce dernier est encore considéré par les Français comme un dangereux maquisard, et non comme un traître à l’UPC.

Sous la torture, une combattante, en l’occurrence Ester Ngo Menguélé n’a pas pu résister et a livré des informations stratégiques pour retrouver Um Nyobè
Thomas Deltombe
.

Ce qu’on a trouvé dans le télégramme auquel vous faites allusion, en le recoupant avec le témoignage d’un ancien soldat français, c’est quelque chose de plus tristement banal qu’une trahison ou un complot : la torture d’une combattante, en l’occurrence Ester Ngo Menguélé qui, soumise aux techniques d’ « interrogatoire » dont les militaires et policiers français se sont fait une spécialité, n’a pas pu résister et a livré des informations stratégiques pour retrouver Um Nyobè. Ce que prouve également ce document, c’est que ce n’est pas en situation de légitime défense qu’Um Nyobè a été tué par une petite troupe française. Il faut bien dire qu’il a été assassiné.


On peut ajouter qu’on voit une grande hypocrisie des autorités françaises à l’égard d’Um Nyobè, tout au long du parcours politique de ce dernier. Officiellement, il est stigmatisé comme un communiste, comme un homme violent, Messmer et quelques autres le qualifiant même d’"Ho Chi Minh" camerounais. Mais officieusement, les rapports secrets français révèlent une grande admiration pour son intelligence politique. Nul doute que, si Um Nyobè avait accepté, comme Félix Houphouët-Boigny, d’abandonner son programme politique, de trahir ses camarades de lutte et d’opter pour ce que Gandhi appelle "la lâcheté", nul doute que les appréciations officieuses seraient immédiatement devenues officielles.

On aurait alors publiquement loué son "courage", son "intelligence", on lui aurait confié un poste à responsabilité et rempli son compte bancaire. Um ayant refusé cette voie, il fut copieusement insulté, puis sauvagement liquidé.

Vous expliquez que tout cela se passe dans un certain contexte où certaines théories militaires se développent au sein de l’armée française et de certains cercles militaires. On parle de guerre « contre-révolutionnaire »… Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

C’est une des épines dorsales du livre. On s’aperçoit de la très grande importance de ces théories dites de « guerre révolutionnaire » ou de « guerre contre-révolutionnaire » dans la guerre du Cameroun. Grâce aux travaux de chercheurs et de journalistes comme Marie-Monique Robin, Gabriel Périès, ou Paul et Marie-Catherine Villatoux, ces théories commencent à être très bien connues.

Officiellement, Um Nyobè est stigmatisé comme un communiste, comme un homme violent, (...) voire comme un "Ho Chi Minh" camerounais. Mais officieusement, les rapports secrets français révèlent une grande admiration pour son intelligence politique
Thomas Deltombe


C’est celles qui ont été appliquées en Algérie, qui dérivent des « enseignements » tirés de la défaite française en Indochine. Un certain nombre d’officiers français ont étudié les méthodes du Vietminh et se sont dit qu’il fallait finalement reproduire et théoriser ces méthodes de guerre pour annihiler les adversaires « communistes » dans les fronts périphériques, c’est-à-dire dans ce que l’on commence alors tout juste à appeler le Tiers Monde.

L’exemple typique de l’application de ces théories c’est la Bataille d’Alger début 1957. Mais il se trouve, et ça personne ne le savait, que ces théories ont été utilisées à la même période au Cameroun. En arrivant au Cameroun fin 1954-début 1955, six mois après Dien Bien Phu, Roland Pré a déjà dans la tête qu’il va falloir appliquer ces méthodes. Une des premières mesures qu’il prend est d’envoyer à toute l’administration française au Cameroun un texte, intitulé « Une leçon de guerre révolutionnaire » rédigé par le colonel Charles Lacheroy : le plus grand théoricien de la guerre révolutionnaire ! On voit bien dès 1954-55 que ce modèle de guerre révolutionnaire sera appliqué au Cameroun. Et s’articulera avec le projet français d’éradication de l’UPC et d’érection d’une indépendance factice.

Têtes coupées de combattants nationalistes exposées en public (Association des vétérans du Cameroun, Asvecam).  
Têtes coupées de combattants nationalistes exposées en public (Association des vétérans du Cameroun, Asvecam).
© www.kamerun-lesite.com
 

Le triple principe de la guerre révolutionnaire est le suivant :

- c’est d’abord une guerre « dans la foule », c’est-à-dire que ce n’est pas une guerre classique, « front contre front ». Ici l’ennemi est considéré comme étant dans la population civile, et il faut donc l’en extirper en mobilisant la population civile elle-même qui est sommée de s’« auto-immuniser ». C’est une sorte de « guerre populaire ».

- c’est aussi une guerre « psychologique » puisque ce n’est pas seulement physiquement, mais également psychologiquement, qu’il faut éradiquer les adversaires. Les populations sont donc soumises à une intense « action psychologique » qui est censée empêcher les cerveaux de se laisser tenter par les « idéologie subversives ».

- c’est enfin une guerre « préventive » puisqu’on s’attaque non pas seulement à l’ennemi déclaré, mais aussi, surtout, à l’ennemi potentiel. C’est donc une guerre qu’on peut mener même quand il n’y a pas véritablement d’ennemi. On fait la guerre « au cas où ». C’est d’ailleurs ce que sous-entend Lacheroy dans sa « leçon de guerre révolutionnaire », en 1954, lorsqu’il écrit : « de toute façon, il est bon de ne pas oublier la leçon de guerre révolutionnaire qui vient de nous être donnée en Indochine pour le cas où une autre du même genre nous serait imposée dans le monde ou même sur le territoire métropolitain ».

Si on met ensemble ces trois éléments, guerre « populaire », « psychologique » et « préventive », on aboutit à une théorie extrêmement dangereuse. Imaginez donc : une guerre qui considère n’importe qui comme un ennemi potentiel à combattre jusqu’aux tréfonds de son cerveau ! Ainsi ces techniques de guerre font le lit de la dictature. Et c’est exactement ce qui s’est passé au Cameroun entre 1957 et 1963. A force d’être appliquée dans le combat contre l’UPC, cette guerre révolutionnaire s’est transformée en guerre permanente contre la population camerounaise tout entière. Je ne vous étonnerais pas en vous racontant que Samuel Kamé, une des plus importantes éminences grises du régime Ahidjo était un adepte de la « guerre révolutionnaire »...


Cette guerre se prolonge jusqu’au début des années 1970 avec la mort d’Ernest Ouandié...

Puisque la guerre contre l’UPC mute en guerre permanente, on peut même se demander si elle est même terminée aujourd’hui ! Puisque la guerre du Cameroun n’a jamais été considérée officiellement comme une guerre, puisqu’il n’y a pas eu de déclaration de guerre, de traité de paix, d’armistice ou de capitulation, on peut se demander si cette guerre s’est terminée. Et si oui, quand ? C’est pour cette raison que le dernier chapitre du livre s’intitule « une guerre sans fin ?»...

Si on observe les techniques actuellement utilisées au Cameroun on voit que les dispositifs introduits dès les années 1950 par l’administration coloniale française et répercutés ensuite par l’administration camerounaise avec l’aide des coopérants français, réapparaissent périodiquement, chaque fois que le gouvernement camerounais est confronté à une opposition organisée.

Que ce soit au début des années 2000 avec le "commandement opérationnel" à Douala, en février 2008 lors des émeutes dites "de la faim" (qui étaient aussi politiques), ou plus récemment en février 2011 quand il y a eu des velléités de protestation, on voit ces dispositifs de contrôle des foules et de guerre psychologique réapparaître mécaniquement. A ce sujet, Pierre Kame Bouopda, fils de Samuel Kame, fait un aveu intéressant dans un de ces livres lorsqu’il explique que les techniques utilisées au début des années 1990 reproduisent directement celles qui étaient appliquées trente ans plus tôt pendant la guerre du Cameroun.


Nous avons dit tout à l’heure que le Cameroun était un territoire sous tutelle comme le Togo. Or au Togo la situation a évolué d’une façon différente de celle du Cameroun car il y a eu un vote sous contrôle de l’ONU et où les nationalistes ont gagné. Pourquoi au Cameroun la victoire des nationalistes n’a-t-elle pas été possible ?

C’est une question qui nous renvoie aux promesses de la France, au moment de signer les accords de tutelle et à la dimension internationale de ce conflit. Effectivement, il y a un lien très clair entre le Togo et le Cameroun puisque ces territoires, anciennes colonies allemandes placées ensuite sous tutelle internationale, ont été l’un et l’autre coupés en deux : une partie confiée à l’administration britannique et une partie à l’administration française.

Il se trouve que ce qui se passe au Togo a des conséquences sur ce qui se passe au Cameroun. Parfois qualifié de « poisson-pilote », le Togo est en fait - du point de vue des Français - le contre-exemple. D’abord parce que la partie « anglaise » du Togo est rattachée au Ghana voisin au moment de l’indépendance de ce pays en 1957. Ensuite, et surtout, parce que les nationalistes togolais de la partie "française" réussissent à arracher aux Français des élections libres, sous contrôle de l’ONU. Elections qu’ils remportent, sans surprise, en avril 1958.

Tout ce projet français n’est possible que parce qu’il y a une "élite" camerounaise qui opte pour la docilité et la soumission à la France. L’idée du néocolonialisme, comme chacun sait, est d’impliquer des locaux dans le travail de contrôle et d’exploitation effectué jusque-là par les colons.


L’administration française tire immédiatement les conséquences de cette double déconvenue : il ne faut pas que ce qui s’est passé au Togo se reproduise au Cameroun, où l’UPC demande elle aussi en 1958-1959 des élections libres sous contrôle onusien.
Toute l’idée de la France, qui finit par comprendre qu’il lui faudra bien amener la Cameroun à l’indépendance, conformément à ses promesses, est donc de « sécuriser » cette indépendance en la confiant exclusivement à la petite élite qu’elle a mise sur orbite et en évitant pour ce faire de passer par des élections préalables. Bref, s’il s’agit d’amener le Cameroun à « l’indépendance », il s’agit d’une indépendance sans souveraineté populaire. Et c’est ce qu’il se passe : Ahmadou Ahidjo, successeur d’André-Marie Mbida, se voit confier par la France une « indépendance » factice, sans souveraineté populaire.


Vous montrez aussi que l’indépendance se fait dans un contexte de totale dépendance de la France et vous citez des propos assez édifiants d’un responsable français qui dit à ses homologues camerounais qu’on ne peut pas jouer à l’important quand 70% de son budget dépend de l’assistance française...

Tout ce projet français n’est possible que parce qu’il y a une « élite » camerounaise qui opte pour la docilité et la soumission à la France. L’idée du néocolonialisme, comme chacun sait, est d’impliquer des locaux dans le travail de contrôle et d’exploitation effectué jusque-là par les colons. C’est ce processus de transition qu’on observe au Cameroun entre 1955 et 1962 : on confie l’ « indépendance » à un petit clan de Camerounais, et on prive le peuple de tout accès à la politique, c’est-à-dire de la possibilité de choisir son destin collectif.

Mais cela va plus loin que cela, puisque cette élite docile accepte de signer toute une série d’accords d’« assistance » et de « coopération » (militaire, monétaire, culturel, etc.) qui les privent eux-mêmes d’une grande part de la souveraineté dite « nationale ».
La dictature elle-même, conséquence de la pratique prolongée et de la routinisation de la « guerre révolutionnaire », est un des rouages de ce néo-colonialisme.

Pour imposer au peuple le fait que le « nouvel Etat » (censé être « indépendant ») soit mis au service de l’ancienne puissance coloniale (et de ses entreprises), il faut un pouvoir coercitif, qui reste « stable » en dépit de l’insatisfaction et de la contestation populaire. Il y a aussi dans cette nouvelle architecture du pouvoir une dimension éminemment économique : il est en effet beaucoup plus économique de contrôler une douzaine de présidences africaines qui se débrouillent chacune pour encadrer fermement leur peuple que de maintenir un quadrillage direct et permanent sur un continent entier.

Daniel Doustin est un personnage très intéressant (...): il sait que le peuple camerounais rêve d’indépendance et qu’il sera difficile d’éradiquer ce rêve. C’est pourquoi il théorise ce que serait une "indépendance" favorable à la France, et vers laquelle il faudrait "orienter" les Camerounais
Thomas Deltombe



Ce système, qui est au cœur de la Françafrique telle que la dépeint François-Xavier Verschave, a été décrit par le colonel Lacheroy sous le vocable d’« Etats têtards » : des Etat avec une grosse tête (un exécutif tout puissant, et bien engraissé) et un corps rachitique (le peuple, dépouillé de toute prérogative politique et maintenu dans une misère multiforme). Il suffit de tenir la tête du têtard pour tout contrôler. Au Cameroun, un tel système s’est imposé dès 1960-61. Et ça a tellement « bien » marché, du point de vue français, que ce que certains théoriciens appelaient « le modèle camerounais » a été reproduit dans d’autres Etats de la Françafrique. Ce qui a permis à Jacques Foccart, le monsieur « Afrique » du gaullisme, d’influencer la vie de millions d’Africains à partir d’une simple ligne téléphonique reliant directement l’Elysée à quelques présidences africaines...

Beaucoup d’éléments relèvent d’une stratégie bien pensée (de la part de la France). Daniel Doustin comprend très bien que les upécistes ont des revendications politiques, mais théorise la façon dont la France peut garder le contrôle à distance. Dans les archives que vous avez consultées, cet élément apparaît clairement...

Daniel Doustin est un personnage très intéressant. Adjoint du haut-commissaire au Cameroun dans les années 1956-57, il est en quelque sorte le cerveau et le théoricien de la fausse indépendance camerounaise. Cet homme, très intelligent, analyse très justement la situation à cette époque : il sait que le peuple camerounais rêve d’indépendance et qu’il sera difficile d’éradiquer ce rêve. C’est pourquoi il théorise ce que serait une « indépendance » favorable à la France, et vers laquelle il faudrait « orienter » les Camerounais. Lucide, il comprend aussi que le recours à la force sera sans doute inévitable dans un tel processus.

En bref, Doustin, qui, depuis son passage en Indochine, connaît très bien les théories de "guerre révolutionnaire" et qui deviendra quelques années plus tard le patron de la DST, a bien compris que si la France veut maintenir ses intérêts au Cameroun, il ne lui faudra faire preuve d’aucune "faiblesse", et ne pas hésiter à violenter le peuple camerounais. Il n’a pas peut-être pas programmé la dictature, mais celle-ci est en germe dans les idées qu’il développe : imposer un projet politique contre la volonté populaire.

Il faut noter que Samuel Kamé, dont je parlais tout à l’heure, qui est lui aussi un expert de la guerre révolutionnaire et qui devient à partir de 1960-61 le cerveau du régime Ahidjo, est en quelque sorte le successeur de Doustin. Cela est manifeste quand il fait cette déclaration en 1961, devant les militants de l’Union Camerounaise, le bientôt parti unique : "La plus grande invention du XXe siècle, ce ne sont pas les inventions matérielles, c’est les inventions des techniques d’encadrement des hommes, des techniques susceptibles d’influencer des masses immenses vers les chemins qui naturellement n’auraient pas été les leurs".

Martin Singap, chef d’état-major de l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), tué le 8 septembre 1961  
Martin Singap, chef d’état-major de l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), tué le 8 septembre 1961
 

Je vous parlais tout à l’heure du double langage des autorités françaises à propos d’Um Nyobè, loué dans les rapports secrets et stigmatisé dans les discours officiels. On retrouve le même processus, en miroir, après l’indépendance. Dans les discours publics des autorités françaises, on loue le caractère « démocratique » et "souverain" du régime Ahidjo.

Mais dans les rapports confidentiels qu’envoie l’ambassadeur de France à Yaoundé à Jacques Foccart au début des années 1960, il est question d’une indépendance "de façade", d’un régime "dictatorial", et même de "fascisme"...Tels sont les mots qui figurent dans les archives ! Ce qui prouve bien que les autorités françaises savent parfaitement ce qu’il se passe, et ne sont pas du tout "débordées" par leurs "partenaires" camerounais...

Il y a un point intéressant qui a fait l’objet de controverses. Sur le rôle de certains maquisards comme Martin Singap, Paul Momo de l’Armée de Libération Nationale du Kamerun (ALNK)...Comment les percevez-vous ? On sait que certains les voient plus comme des bandits que des indépendantistes...

Tout ce courant historiographique qui explique que les combattants nationalistes étaient des « bandits », des « brigands » ou des « terroristes » ne fait que reprendre la propagande de l’époque, qui était d’ailleurs la même que celle qui avait cours à la même période en Algérie. Les leaders de l’ALN (Armée de libération nationale algérienne) étaient eux aussi qualifiés de « terroristes » et de « bandits ». Ce qui, en plus de chercher à les disqualifier aux yeux de la population, avait comme avantage de justifier qu’on les élimine sans procès… Si, à l’inverse, on dit que ce sont des gens qui ont un projet politique, il est beaucoup plus difficile de les éliminer froidement.

On peut nuancer en disant que tous les chefs de maquis n’ont pas le même statut, et que celui-ci évolue dans le temps. Quelqu’un comme Singap par exemple qui entre au maquis très tôt en 1957 est un compagnon de Moumié dans les années 1953-1955. C’est quelqu’un qui a fait de la politique et qui dirigeait un journal (Lumière). Même pendant la phase de lutte armée, il circule entre les maquis, en tant que chef d’état-major de l’ALNK, pour répercuter ses ordres. En 1959, il se rend clandestinement à l’étranger pour voir Moumié, alors en exil au Ghana et en Guinée, et prendre les ordres, suivre la ligne du parti. C’est un homme politique qui a dû se convertir en militaire.

Dans les discours publics des autorités françaises, on loue le caractère 'démocratique' et 'souverain' du régime Ahidjo. Mais dans les rapports confidentiels qu’envoie l’ambassadeur de France à Yaoundé à Jacques Foccart au début des années 1960, il est question d’une indépendance "de façade", d’un régime "dictatorial", et même de "fascisme"...Tels sont les mots qui figurent dans les archives !
Thomas Deltombe


Paul Momo a un profil un peu différent. S’il a lui aussi un projet politique, celui-ci est plus local et moins internationaliste. Il s’intéresse beaucoup aux affaires de Baham, son village d’origine, est très proche de Pierre Kamdem Ninyim, le chef traditionnel détrôné par les autorités coloniales françaises. Bien que ses motivations soient moins nettes que celles de Singap et que son action soit mêlée de « banditisme », Momo peut dans une certaine mesure être considéré comme « un politique » qui s’est converti en militaire lorsque l’administration française a destitué Kamdem.


De plus, nous évoquons dans le livre ses atermoiements, ses renversements d’alliance qui en ont fait un homme assez instable, facilement manipulable et sans doute manipulé...On a aussi un "Makandepouthe" (pseudonyme de Théodore Kilama Mpouma) négligé jusqu’ici par l’historiographie, qui était un chef nationaliste en région bassa et qui s’est battu en Sanaga Maritime jusqu’en 1964. Son combat dément l’historiographie officielle qui veut que la mort de Um Nyobè ait définitivement mis fin à la résistance nationaliste en Sanaga Maritime et se soit alors concentrée exclusivement à l’Ouest. Cette lecture est erronée. Tous ces gens, Martin Signap, Makandepouthe, Jérémie Ndéléné, Noé Tankeu, etc. défendaient un projet politique, en recourant au seul moyen que leur laissait l’adversaire : la lutte armée.

Autre anecdote intéressante : vous expliquez que Martin Singap meurt en criant « Vive l’Afrique libre ». Son garde du corps le raconte quelques jours après sa mort sur une feuille d’écolier qui se retrouve dans les archives de Jacques Foccart...

En effet, on s’est rendu compte qu’on pouvait retrouver cette feuille non seulement dans les archives camerounaises, mais également une reproduction de cette feuille dans les archives de Jacques Foccart. Et, effectivement, il y est dit que Singap crie « l’Afrique libre » au moment où il meurt. C’est quand même un mot d’ordre très « politique » pour un soi-disant « bandit de grand chemin » ! Si ce papier se retrouve dans ces archives, c’est manifestement que Foccart savait bien, lui, que l’ALNK portait des revendications politiques.

Pour être complet sur cette question de « politique », il faut apporter des nuances dans la définition qu’on peut donner de la politique. Certains observateurs ont tendance à considérer « la politique » comme un simple jeu de pouvoir, et de couloir, entre quelques hommes bien nés ou bien placés. J’ai tendance à avoir une définition bien plus large et bien plus essentielle de la politique. Comme Um Nyobè d’ailleurs qui expliquait que la politique « touche à tout » et que « tout touche à la politique ». Et il ajoutait : « dire qu’on ne fait pas de politique c’est avouer qu’on n’a pas le désir de vivre ».

Si on accepte cette définition de la politique, alors il faut reconnaître que tous ces gens qui ont été tués au coin d’un bois ou d’un faubourg sous prétexte qu’ils étaient des « bandits », des « rebelles » ou des « terroristes », sont en fait des militants qui se sont sacrifiés pour un objectif politique. Et si on y réfléchit bien, c’est même pour la politique, parce qu’ils réclamaient le droit de « faire de la politique », qu’ils ont été tués. Car l’enjeu de la guerre du Cameroun a été fondamentalement de poser la question du droit à la politique.


Qui, en colonie et en post-colonie, a le droit de faire de la politique ? Cette guerre a opposé, d’un côté, un courant (néo)aristocratique qui, s’arrogeant le droit exclusif de gouverner les autres, se présentait comme "apolitique" et définissait la politique comme une simple "technique" à un courant démocratique, de l’autre côté, qui – comme Um – considérait que la politique, la souveraineté, la liberté, etc. appartenaient à chacun d’entre nous. Et que, à ce titre, tout le monde avait le droit de "toucher" à la politique. C’est malheureusement le premier courant qui l’a emporté...


Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948 - 1971), de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, éditions La Découverte

Site web : www.kamerun-lesite.com

       
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afrique   cameroun   esther ngo manguele   kamerun   livre   ruben um nyobe   teodore mayi matip   thomas deltombe   upc   
 
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