Par Alberto Salcedo Ramos

Un des étrangers qui est venu ce dimanche à San Basilio de Palenque, demande à Fredman Herazo si des fois il imagine comment serait la vie dans son village sans le tambour.

Herazo sourit, hésitant. On se rend compte que, au cours des huit années en tant que guide touristique, c’est la première fois qu’on lui pose cette question. Devant nous, un adolescent déchaussé bat le tambour. Il a les yeux entrouverts, comme en extase, et son torse dénudé dégouline de sueur.

Toute personne qui entendrait de loin cette retraite de coups secs, s’imaginerait peut être que celui qui les frappe est un géant aux mains énormes, et non un garçon malingre aux petites mains enflammées, rapides, que l’on distingue difficilement tandis qu’elles frappent le cuir.

Quand nous reprenons le voyage, Fredman Herazo nous informe qu’il a une des ces soifs qui ne s’en vont pas avec de l’eau, mais avec une bière. Malgré le fait qu’il est à peine dix heures du matin, il y a des bandes d’ivrognes somnolents des deux côtés de la rue. Ils ont vu le jour se lever en buvant – nous indique le guide – pour une raison très spéciale. Hier un fils de Evaristo Márquez - ce paysan qui à connu un rapide quart d’heure de gloire en 1968 en jouant aux côtés de Marlon Brando dans le film Quemada (Queimada)- a pris épouse. Deux autres couples ont également volé en justes noces. Herazo nous informe que jamais dans le Palenque, trois mariages n’avaient eu lieu s en une seule nuit, un événement qu’il interprète comme l’annonce de la fertilité pour le village. Fredman Herazo descend la bière en urgence, comme s’il pensait que c’était la dernière. Il passe le dos de sa main droite sur ses lèvres puis se racle la gorge.

“Le tambour” – dit-il très vite, en regardant l’étudiante d’anthropologie qui lui a posé la question – “c’est le summum pour nous”.

Et il ajoute que définitivement, lui et les autres habitants du Palenque savent qu’il est impossible de concevoir le destin du Palenque sans le tambour. Il suffit de penser au visage de l’adolescent que nous avons vu tout à l’heure, pour comprendre la réponse de Herazo. Quand les noirs africains ont été emmenés en Amérique en tant qu’esclaves, on les a arraché d’un coup à leur langue et à leur patrie. Si la perte a été moins dramatique qu’elle aurait dû être, c’est grâce au tambour. Le tambour fut la racine et l’alphabet, la terre et la voix, l’armature contre le fouet.

 Casildo Padilla, un poète du Palenque , m’avait parlé deux jours auparavant, à  Carthagène, de l’impression qu’il avait ressenti dans le désert du Mexique, lorsqu’ il avait vu une carte postale sur laquelle un indigène était blotti sur le sol, couvert par un immense sombrero charro. Tout à coup, Padilla eut la sensation que ce petit indien avait passé plus de quatre siècles la face cachée pour éviter qu’on le voit pleurer.

En revanche le noir, qui ne s’est jamais laissé écraser par un sombrero, qui a toujours marché nu sous le soleil, n’a pas seulement survécu physiquement sous la canicule, mais il s’est permis le luxe de conserver la joie. Certains historiens estiment que sans le tambour, les esclaves n’auraient pas résisté aux mauvais traitements. Ou alors, ils se seraient rebellés deux siècles plus tôt.

Le tambour – dit maintenant Fredman Herazo – n’est pas un simple objet de foire, comme l’imaginent certains visiteurs. Dans le passé, il a permis aux trisaïeuls de transmettre des codes chiffrés, pour déjouer les contrôles du maître. Aujourd’hui encore, le tambour est le totem du Palenque. Quand il résonne, les voix s'éteignent, comme s’ils essayaient de percer dans ses battements quelques clés secrètes sur la vie et la mort. “Le tambour”, m’expliquait Casildo Padilla, “est un livre qui résonne”.

En plus il génère des gains à celui qui obtient le bois, à celui qui apporte le cuir, celui qui fabrique l’instrument, celui qui le joue, au groupe musical, à celui qui le vend comme objet de décoration aux touristes, et au village entier qui s’en sert pour enchanter les étrangers. Les percussionnistes du Palenque ont voyagé vers des contrées plus lointaines. Et ils ont accompagné des musiciens aussi importants que Totó la Momposina et Mongo Santamaría. Les groupes folkloriques Sexteto Tabalá, Semilleros de Batata et Alegres Ambulancias ont été acclamés dans les meilleurs festivals consacrés à leurs styles dans le monde entier.

“Pour nous, le tambour c’est la hache et la machette !”, s’exclame Herazo.

Ce n’est pas par hasard que le peuple légendaire Yoruba, là-bas en Afrique a baptisé le tambour Kitambre, qui en espagnol veut dire ‘quitar el hambre’ (enlever la faim). Le tambour, incorporé à la vie quotidienne, est également inhérent à la mort : il est présent dans le cadre du Lumbalú, ce chant funèbre des ancêtres.

Toutes les personnes avec lesquelles nous avons conversé ce dimanche se demandent de quelle manière San Basilio de Palenque pourrait profiter du fait que l’ Unesco l’ait déclaré chef-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité.

Passée l’euphorie initiale produite par la nouvelle, les gens veulent savoir si une telle reconnaissance servira, au bout du compte à ce que le gouvernement réponde enfin aux besoins des habitants du Palenque: l’absence d’eau potable et d’égouts, le chômage. La liste des revendications est largement plus longue.

Voir ici une vidéo sur le Palenque de San Basilio

Traduit de l'Espagnol par Guy Everard Mbarga

http://www.revistaebano.com/pages/cronica.html