- La concurrence des mémoires Face à une multiplicité d’origines ethniques et culturelles, il est impératif que les enseignants ne fassent pas preuve d’indignation sélective. Comme le remarque Forges, « les silences sur certains aspects de la colonisation et de la décolonisation peuvent donner l’impression qu’on fait le tri parmi les victimes, en particulier en lisant les livres scolaires. Les élèves d’origine africaine ou nord-africaine le font souvent justement remarquer. On ne pourra pas être vraiment entendu, lorsque l’on parle de l’histoire de la Shoah, si on continue à faire trop souvent à l’école le silence sur les drames de la décolonisation française »48. Pour certains élèves en effet, il n’est pas compréhensible que le fait d’être responsable de la mort de Juifs à Bordeaux en 1942 soit plus grave et inoubliable que la responsabilité de morts d’Arabes à Paris en 1961. De ce point de vue, Maurice Papon est un « cas » intéressant puisqu’il participe à la déportation de Juifs bordelais et couvre, comme Préfet de Police, le traitement de la manifestation du 17 octobre 1961.

Les deux périodes qui renvoient toutes deux « au tableau noir de notre histoire »79. Comme la période de Vichy sous la Deuxième Guerre mondiale, la Guerre d’Algérie est un objet délicat pour l’enseignement de l’histoire : « Il y a là, signale Françoise Lantheaume, une difficulté essentielle pour l’enseignement de l’histoire : comment répondre à sa mission d’intégration dans une communauté qui s’accorde sur un certain nombre de principes (égalité, justice, par exemple) et de valeurs (respect de la personne, tolérance …) alors que ceux-ci ont été bafoués à certaines périodes de son histoire. Comment promouvoir, par l’enseignement de l’histoire, l’unité d’une communauté nationale alors que certaines fractures sont encore assez présentes … ». « L’enseignement de l’histoire de la guerre d’Algérie pose aussi le problème de la relation entre Histoire, mémoire et fonction sociale de l’enseignement de l’histoire. Il se trouve au cœur d’interrogations sur la conception de la Nation et de sa forme politique française : l’Etat-Nation, sur le rapport au Tiers-Monde, sur la relation entre critique des savoirs et enseignement critique et, enfin, au cœur de questions éthiques. Ces dernières sont étroitement liées aux fondements de nos sociétés et la conception de l’homme qu’elle promeut. Or, ceux-ci ont été déstabilisé par l’instauration du système colonial, dont une des caractéristiques est l’inégalité entre les hommes ; et lors de la guerre d’Algérie, par des pratiques telles que la torture. » 80 Ces deux périodes sont l’objet d’un même phénomène d’occultation et d’une forte médiatisation ; elles soulèvent toutes deux la question de la responsabilité de l’Etat français et donnent un nouvel éclairage sur la nature du régime républicain et de l’identité nationale française. Elles mettent aussi en question les identités culturelles, communautaires et nationales. Relativement à la guerre d’Algérie, la société française a bien du mal à assumer son histoire coloniale et les professeurs doivent ici enseigner les aspects contestables de la colonisation peu conformes aux valeurs de la République et des droits de l’homme.

Enjeux. Interrogations. Conclusions.

Paris, 12 septembre 2003 Aussi, face aux réactions des élèves, la déception ou l'insatisfaction professionnelle n'est jamais loin. Nous avons noté trois grands types de déceptions professorales (perçues très vite comme des dangers pédagogiques), suite au traitement de ces sujets.

 D'abord, un danger de sacralisation, lié à un moralisme à bon compte, fait de manichéisme. La victime est installée et réifiée dans son rôle de victime, le bourreau dans celui de bourreau. Beaucoup d'enseignants redoutent cette fixation des rôles qui peut être prise par les élèves comme une évidence banale, de l'ordre de l'objet autour duquel il est scolairement admis, et de bon ton, de s'apitoyer.

 La crainte d'un autre danger pédagogique surgit également des différents entretiens menés pendant ces trois années : celui que l'on pourrait appeler de saturation. Beaucoup de témoignages d'enseignants évoquent ce phénomène, là où l'organisation du cours et de la séance visait précisément à éviter cet effet de saturation. Les réflexions qui évoquent le fait que l'on parle " toujours des mêmes ", " toujours des juifs ", peuvent aussi s'expliquer par le fait que, parfois, depuis l'école primaire, la Shoah est présentée comme le modèle absolu de la barbarie, miroir exact de la morale démocratique. Certains documents visuels (films, affiches…) déjà vus lors d'un cycle scolaire précédent, peuvent accentuer cet effet dommageable, et très péniblement perçu par les enseignants concernés. Un conflit de générations de mémoire se joue ici. La majorité des enseignants que nous avons écoutés étaient déjà professeurs ou finissaient leurs études lorsque les premiers refoulés de la seconde guerre mondiale ont fait leur entrée dans les champs médiatique et historiographique. Cela concerne toute une génération intellectuelle mais aussi d'enseignants qui a fait le constat que jamais on ne leur avait appris " cela ", à savoir les camps, la déportation des juifs français, Vichy, la collaboration etc.… Du même coup, on comprend que ces apprentissages constituent un enjeu de mémoire pour celles et ceux que nous avons rencontrés et interrogés. De ce fait, il leur importe d'intégrer, à une place singulière, dans leur cours, avec un engagement professionnel d'autant plus fort, cet apprentissage fondamental à leurs yeux, au regard des valeurs de la France et de la République. Or, ce qui apparaît nettement dans les entretiens réalisés, c'est que ce qui constituait un enjeu de mémoire pour les enseignants (Vichy, le Vel' d'Hiv'…) n'en est plus un pour une génération d'élèves qui très tôt apprend, par l'école ou les médias, ces pages douloureuses de l'histoire nationale et européenne.

 Enfin, un autre danger réside dans les réactions parfois violentes verbalement des élèves (même si notre enquête n'en a relevé qu'à la marge sur l'ensemble des expériences enregistrées) concernant un sujet qui, à leurs yeux, donnent une place " trop importante au peuple juif ", accusé d'être aujourd'hui " oppresseur " des Palestiniens. Ce dernier danger pédagogique ressenti, au moins en crainte plus qu'en réalité par les collègues interrogés, méritera une explication plus complexe que celle d'ordinaire avancée sur un antisémitisme arabe montant (sans pour autant que cette thèse soit irrecevable).  Dans les entretiens, la Shoah et les guerres de décolonisation sont perçues comme deux sujets radicalement différents alors même qu'à notre sens il existe beaucoup de liens. Ces deux sujets font partie du tableau noir de l'histoire nationale. Ils s'inscrivent tous les deux dans la même dynamique mémorielle décrite par Henry Rousso fondée sur le triptyque : refoulement, amnésie et hypermnésie, même si à propos de la guerre d'Algérie, il s'agit plus d'une logique du tabou que d'une logique de refoulement stricto sensu, plus une méconnaissance que le reflet d'une occultation. Par ailleurs, la chronologie diffère, ce qu'explique la césure générationnelle que nous évoquions plus haut. Pourtant, c'est bien la responsabilité de l'Etat qui est en cause, dans la déportation comme dans l'usage de la torture, et avec elle l'idée républicaine est mise à mal. La figure de Maurice Papon vient faire un trait d'union entre ces deux événements traumatiques français, que le livre de Daeninckx (3) étudié en classe en cours de Français, vient rappeler. Ce qui nous a semblé intéressant, c'est que si, bien souvent, les enseignants ne peuvent mettre en parallèle les deux événements, jugeant leur rapprochement éventuel inacceptable en termes de mémoire aux victimes de la déportation, ce sont les élèves qui les relient, établissant le plus souvent un lien direct, explicite, entre l'antisémitisme et le racisme anti-arabe qu'ils ressentent et dont ils considèrent qu'il est trop peu évoqué en classe.

 Les enseignants interrogés disent tous (à quelques rares exceptions) leur sentiment de n'être pas assez armés du point de vue des connaissances sur la colonisation, la décolonisation, la guerre d'Algérie comme du reste sur l'histoire du conflit israélo-palestinien. Les supports pédagogiques manquent également : pas de musée de la colonisation, de l'immigration, pas de lieux de mémoire installés pédagogiquement pour recevoir des classes, fermeture du site de Renault Boulogne-Billancourt, un des lieux de mémoire ouvrière et immigrée de l'Académie… Tous ces exemples ont été discutés au cours des entretiens. Rien de spécifiquement pédagogique (comme il en existe à propos de la déportation) pour enraciner par les visites, les témoignages, la mémoire de cette histoire de France dont peuvent être porteurs les élèves.

7) Dans le même esprit, et toujours concernant la formation, les entretiens réalisés ont fait apparaître un flou lexical et sans doute sémantique particulièrement éclairant par ailleurs, notamment lorsqu'il s'agit de désigner les élèves dont on parle : " immigrés ", " maghrébins ", " élèves arabes ", " élèves musulmans ", " élèves d'origine arabe ", " élèves d'origine maghrébine ", " enfants de la seconde génération "… le flou et le nombre de désignations différentes, parfois au sein du même entretien, nous a semblé révéler quelque chose de plus profond qu'une simple hésitation lexicale. En effet, il semble que la plupart des enseignants interrogés ne sache comment les désigner, ces enfants français, " ces immigrés qui ne sont pas, en dépit de cette désignation, des immigrés comme les autres, c'est à dire des étrangers au sens plein du terme " ; ces élèves qui " ne sont étrangers ni culturellement, puisqu'ils sont des produits intégraux de la société et de ses mécanismes de reproduction et d'intégration, la langue, l'école et tous les autres processus sociaux ; ni nationalement, puisqu'ils sont le plus souvent détenteurs de la nationalité du pays. " (4) Si des formations devaient être organisées sur la colonisation, les guerres de décolonisation, et l'histoire de l'immigration, on peut avancer que des réflexions sociologiques et juridiques pourraient utilement venir renforcer un cycle de formation consacré à l'histoire nationale dans toutes ses composantes, ainsi qu'une ouverture européenne et mondiale des questions liées aux migrations du XXe siècle.

8) Dans la pédagogie de la Shoah telle que nous l'avons observée ou entendue décrire (et parmi les plus pertinentes), il y a donc à la fois la mise en avant d'une singularité difficilement contestable (et qui n'est pas contesté sérieusement par les élèves), ainsi qu'une souffrance juive exprimée en classe par des témoignages, des récits de vie, des visites poignantes… Et tout se passe comme si, du point de vue de certains élèves (et pas tous nécessairement issus de l'immigration) cette souffrance-là était présentée comme étant plus légitime, plus digne que d'autres d'être connue. Les élèves, à tort ou à raison en fonction des établissements et des équipes éducatives, ressentent implicitement une hiérarchie dans les priorités de prise en charge mémorielle. C'est donc aussi dans cette pratique scolaire quotidienne qu'il faut se plonger pour voir comment les autres sujets " brûlants " pour les élèves sont traités. Car peut-être plus que l'injustice que croient repérer ces élèves dans le traitement contrasté des sujets de mémoire dans l'année scolaire, les remarques liées à l'actualité du Proche-Orient peuvent s'expliquer par d'autres raisons.

9) Les formes de protestations qui émaillent certains cours à l'occasion des cours sur la Shoah peuvent souvent (et ont été) prises comme des accès d'antisémitisme chez des enfants se reconnaissant explicitement " musulmans " plutôt que français, " musulmans " plutôt que kabyles, marocains, et s'identifiant au peuple palestinien… S'il est impossible d'ignorer ce fait qui semble prendre de l'ampleur au point que des circulaires ministérielles lui sont consacrées, il paraît important d'aller au-delà de la dénonciation, sans d'ailleurs avoir à être accusés pour cela d'indulgence ou de démission (5). Au fond, ces réactions pendant les cours sur la Shoah peuvent souvent être un moyen de dire autre chose (ce qui n'est aucunement une manière de les excuser). Sans mésestimer l'antisémitisme existant dans beaucoup de familles (et pas seulement musulmanes), on peut également avancer l'hypothèse selon laquelle ces élèves contestent le silence de la transmission de leur propre histoire (beaucoup le disent) en prenant, par provocation, les formes d'un discours à l'exact inverse des valeurs de l'école, à l'opposé absolu des valeurs qu'ils reçoivent tout au long de leur scolarité. Elevés dans l'espace scolaire public, ils ont découvert les mots et les cadres de références civiques qu'ils ont parfaitement enregistrés et qu'ils réutilisent quand ils le veulent, comme pour prendre en défaut la République. De l'inégalité du traitement entre la Shoah et des sujets qui les intéressent également (Proche-Orient, guerre d'Algérie, colonisation…), ils disent percevoir une autre injustice ressentie, elle, plus directement dans leur quotidien, celle qui relève de leur relégation dans l'espace civique et scolaire (6), considérés trop souvent comme " immigrés ", eux qui n'ont immigré de nulle part, et du regard porté sur eux comme les entretiens réalisés nous l'ont montré. Une injustice qui relève également de la relégation sociale et professionnelle de leurs parents, mais aussi du sentiment de l'illégitimité de leurs conditions, issus d'une histoire illégitime, celle des colonisés de l'Empire, histoire sans voix scolaire ou presque, celle des émigrés devenus immigrés dont l'enquête présentée ici montre que l'on ne parle pas ou trop peu dans l'espace scolaire.

De notre point de vue partiel (9), après trois ans d'entretiens avec des enseignants engagés sur le terrain, y compris dans les zones d'éducation prioritaires, l'enquête que nous avons menée (10) ne nous amène pas à confirmer le point de vue alarmiste sur la situation dans les écoles et établissements secondaires de banlieues populaires contenu, par exemple, dans le volume dirigé par Emmanuel Brenner (11). Ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas conscients des risques à court et moyen termes de propos et d'actes inadmissibles au sein de l'école républicaine. Nous avons pu repérer deux éléments qui pourraient, nous l'espérons, faire avancer le débat. Nous avons rencontré des discours et des pratiques de qualité, où les enseignants n'abandonnent rien de leur mission (12) ni de leur responsabilité éducative. Donner du sens à l'actualité, donner du sens à l'histoire, recontextualiser les événements et les idées, déjouer avec bienveillance et fermeté à la fois les comparaisons hâtives, les simplifications abusives, ou les propos inadmissibles ; autant de récits de faire la classe, sans laxisme à l'égard de l'antisémitisme, mais également sans illusion sur la part de provocation liée à l'âge, ni sur l'incompréhension des enjeux politiques et moraux de toutes les prises de position. On s'interroge souvent et à juste titre sur la capacité des élèves à bien comprendre la portée morale et le phénomène historique de la Shoah. En revanche, on n'hésite pas à penser que les élèves " issus de l'immigration " du même âge sont, eux, parfaitement conscients et responsables de leurs propos, dotés d'une rationalité que d'autres élèves n'auraient pas…

 a) Ni laxistes sur les propos et actes antisémites, ni inconscients des enjeux de société, de l'inculture aussi des familles sur des sujets dont beaucoup d'enseignants ne maîtrisent pas pleinement (eux-mêmes) l'ensemble des données, ni ignorants historiquement, certains des témoignages que nous avons pu recueillir ont fait apparaître une république scolaire qui continue de pouvoir faire classe (et avec efficacité, très souvent) sur la destruction des juifs d'Europe.

 b) Le deuxième élément de réflexion est lié aux représentations que peuvent avoir les enseignants à l'égard des élèves. Les professeurs entretiennent un rapport social aux élèves, qu'ils le veuillent ou non. De plus, pris dans l'exercice de leur métier, ils ne peuvent toujours à la fois faire face au quotidien des classes et penser ou maîtriser l'ensemble des questions et des enjeux liés à ces questions d'histoire, de mémoires et de revendications identitaires. Sans une formation tournée vers cet aspect de compréhension de ces questions, le risque serait que l'école républicaine ne puisse lutter efficacement contre la construction d'une question religieuse là où elle n'est que sociale et politique. Le manque de repères assurés peut amener élèves (et enseignants parfois) à associer spontanément les Palestiniens au monde musulman (sans penser dans la complexité du réel que l'on peut être Palestinien et chrétien, ou même Irakien et chrétien), faisant d'un conflit historique complexe, un champ de bataille contemporain réduit au religieux dont les scènes se rejoueraient dans les classes et les établissements de l'école française. De la même manière, le manque de maîtrise de la sociologie et de l'histoire économique et sociale de la France coloniale et de l'immigration, peut parfois faire des élèves descendants de travailleurs migrants du Maghreb des " enfants musulmans ", purement et simplement réduit à une identité religieuse stigmatisante (13).

__Au fond, cette enquête nous aura révélé un impensé colonial et post-colonial qui sous-tend les représentations mutuelles, source de malentendus. Ces tensions vécues dans le temps scolaire sont liées à un passé qui lui n'est pas encore passé (le passé colonial), au contraire de celui de Vichy et de la déportation désormais de mieux en mieux assumés historiographiquement, historiquement, politiquement et scolairement. C'est à cette condition (assumer la colonisation) et dans des conditions de prise en charge globale de la mémoire (14), que la singularité de la destruction des juifs d'Europe aurait une portée pédagogique mieux comprise et acceptée, en assumant son statut d'unicité, et en endossant le rôle de stade ultime, de la barbarie, de la violence des hommes faites à d'autres hommes. Cela suppose, à notre sens, trois conditions essentielles. La première serait de ne pas jouer une mémoire douloureuse contre l'autre, ce qui n'aurait aucun sens historiquement, civiquement et pédagogiquement. La seconde serait que les enseignants puissent disposer de toutes les connaissances historiques ainsi que des outils nécessaires, pour expliquer sereinement aux élèves l'histoire dans toute sa complexité et ses enjeux de mémoire. La dernière serait d'accepter d'assumer scolairement la colonisation, dans le cadre d'une histoire désaliénée (et pas par une " histoire décolonisée " qui ferait de la repentance et de la culpabilité son ressort unique), mais en faisant une histoire qui réévalue l'ensemble de la relation de la France et de l'Europe aux empires coloniaux, jusque dans ses conséquences en termes d'émigrations, d'immigrations et aussi de construction, en métropole, d'un imaginaire colonial qui, sur bien des points, persiste. Et de ce point de vue, beaucoup de choses restent encore à faire.__