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«Les saignantes» du réalisateur camerounais Jean-Pierre Bekolo est un film qui a fait couler beaucoup de salive et d’encre au Cameroun et ailleurs. Ce long métrage de 92’a failli être censuré par le ministère de la Culture camerounais. Pourquoi ? Tout simplement, et comme nous l’a dit le réalisateur «la commission de censure a estimé que le film était "contre le régime" et "pornographique". Nous nous sommes intéressée de plus près à ce film, qui loin de toutes considérations, pose un problème réel : le devenir de l’Afrique.
«Nous étions en 2025 et rien n’avait changé» ! Le ton est donné au début du film du réalisateur camerounais Jean-Pierre Bekolo, «Les saignantes». Ce long métrage n’a pas de genre bien défini. Doit-on le classer en film d’anticipation, c’est-à-dire dont l’action se passe dans un monde futur ?
Tout est aléatoire ! Et tout dépend de comment on interprète, comprend et analyse «Nous étions en 2025 et rien n'avait changé» et même «Nous étions en 2025 pourtant nous n’avions pas changé», phrases lancées par une voix off de femme. Deux notions presque aux antipodes : d’une part, par la mention du temps –2025 est, certes, dans le futur, mais n’est pas tant éloigné que cela, et l’on pourrait même dire que c’est déjà demain !–, de l’autre Bekolo met le doigt sur une problématique : rien n’est fait aujourd’hui pour changer le futur, et personne ne fait rien pour changer le futur. D’autre part, le passé simple et le plus-que-parfait peuvent indiquer que la personne évoque son passé qui était en 2025 –donc le futur pour nous. Un étalonnage temporel tridimensionnel : le futur de notre présent, le passé du notre futur et le présent de notre futur. Il est vrai que cette notion de temps est difficile à comprendre mais il suffit de la définir dans l’espace-temps pour l’assimiler en prenant comme point de repère 2025. |
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Mais en fait de quoi parle «Les saignantes» ? De deux jeunes filles dans un pays africain. On ne sait pas lequel puisque le film se passe durant la nuit, sauf pendant la séquence où elles s’enfuient par la fenêtre, c’est aussi, sûrement, une volonté de la part de Jean-Pierre Bekolo, également co-scénariste, avec Rodrigo Dromann, de ne pas mettre à l’index uniquement un seul pays mais tout un continent.
Majolie, se «prostituant», se retrouve face au cadavre d’un client, un homme de pouvoir, le SGCC (secrétaire général du cabinet civil) qui, excité par le jeu de la jeune fille, aurait pu lui crier «Ma jolie tu me tues !». Malheureusement, il n’en a pas eu le temps. Son cœur a, sûrement, lâché à force d’avoir battu trop vite pour le corps ferme et jeune d’une femme à la cambrure parfaite. Majolie, de «diskette» ou de midinette, se retrouve comme une petite fille affolée (les scènes où elle se lave frénétiquement comme souillée) et contacte sa meilleure amie Chouchou. A deux, elles se débarrassent du corps (chez le débiteur de viande) et se retrouvent avec la tête. |

Dès lors, elles commencent un véritable périple pour restituer le corps entier, car elles ont compris le moyen de se sortir du marasme de leur vie. Au premier abord, «Les saignantes» pourraient se faire passer pour un film à tendance érotique. Cette scène d’excitation sexuelle qui entame le film pourrait faire penser que «Les saignantes» est basé sur la sexualité. Or celle-ci n’est juste qu’un déclencheur du déroulement de l’action. Une action qui s’étend sur deux nuits.
La nuit peut représenter les ténèbres, le mal. Personnellement, nous l’avons prise comme une période de mystère. Ne dit-on pas «la nuit, tous les chats sont gris» ! Elle donne un aspect fantastique. Ce qui est normal à la lumière du jour paraît irréel voire même dangereux dans la couleur de la nuit, accentué en cela par les éclairages rouges, bleus, verts qui, mélangés, forment des tons chauds. La lumière, très crue, a été réservée à la morgue de l’hôpital, où les deux jeunes femmes se trouvent afin de choisir un corps pour la tête de «leur» mort. L’éclairage blafard donne un aspect éthéré aux traits du visage faisant des personnes des sortes de morts vivants.
D’ailleurs, certains personnages du film sont des morts vivants au sens figuré. C’est le cas de ces personnes attablées dans un «maquis», complètement désabusées, indifférentes et ne réagissant pas à ce qui se passe autour d’elles. Ou encore cette femme, vêtue d’une robe rouge, attendant un client potentiel sans trop y croire. Mort vivant également, ce débiteur de viande chez qui les filles se rendent pour se débarrasser du corps. Le boucher goûte la viande proposée et reconnaît sa qualité comme étant celle du SGCC. |

Doit-on en conclure que si l’on ne fait rien maintenant, dans quelques années nous serions obligés de manger nos propres morts ! ? Une image à prendre aussi bien au sens propre qu’au figuré car manger nos morts ne serait-ce pas se détruire soi-même ? Se rétrograder de l’état d’humain à celui d’animal ? De perdre toutes les valeurs acquises à travers les siècles ? Chouchou et Majolie, elles, sont des personnes ambiguës au départ, ni totalement humaines ni complètement «zombies». Au premier abord, elles paraissent sorties tout droit d’un «comics», bande dessinée qui faisait fureur aux Etats-Unis juste après la Seconde Guerre mondiale et où l’on peut lire les aventures de super-héros luttant comme le mal.
Les deux personnages nous apparaissent, de visu, comme étant des hybrides des ténèbres, d’autant plus que cette impression est renforcée par la couleur bleue de leurs yeux -en fait des lentilles- qui leur donne un regard de reptiles. Au fur et à mesure du film, cet aspect disparaît pour laisser place à leur caractère humain car elles ont trouvé le moyen de s’en sortir. L’atmosphère du film donne aussi l’impression que l’histoire est tirée d’un «comic». Certaines rappellent le genre fantastique comme quand les deux jeunes filles s’entraînent à faire des gestes d’arts martiaux ou quand elles dansent, tout cela accentué par les mouvements de la caméra et les quelques effets spéciaux, comme de petits «crash zoom». |

Les musiques de Joëlle Esso et Adam Zanders («Ombwa», «Cameroon Trip-Hop», «Mfoundi») renforce cette idée de fantastique mais également de course contre le temps. Il ne faut pas croire que le long métrage de Jean-Pierre Bekolo soit sombre du début à la fin. Il est émaillé de touches de tendresse, quand Majolie parle de sa mère en regardant la pleine lune (encore une référence au fantastique, car la légende voudrait que les loups-garous se transforment à cette période et que les gens atteints de maladie psychiatrique voient une exacerbation de leurs symptômes) et d’humour comme chez le débiteur de viande, à la morgue de l’hôpital ou même par les abréviations à l’instar du titre du mort : SGCC. Un clin d’œil sûrement aux différents partis politiques installés ici et là sur notre continent. Dans le film, les hommes de pouvoir ne sont pas appelés par le titre complet et encore moins par leur nom, mais par un sigle. D’ailleurs les politiciens sont montrés comme des êtres sans vergogne, corrompus, qui ne bougent pas le petit doigt pour améliorer et changer les choses.
«Les saignantes» est en quelque sorte un exorcisme, un rite. D’ailleurs Jean-Pierre Bekolo y a inséré cinq autres personnages féminins : la mère et les «tantes» de Chouchou. En fait, ces femmes symbolisent le «mevungu» (ou mevoungou). Qu’est-ce ? D’après Jeanne-Françoise Vincent, dans son ouvrage «Femmes beti entre deux mondes. Entretiens dans la forêt du Cameroun» : [i «Le plus important, le plus ancien et le plus répandu (rite féminin) était le mevungu, rite de purification pratiqué lorsque les malheurs s’accumulaient sur un village ou sur une personne : baisse de la natalité, mort des enfants, baisse du rendement des plantations, accroissement des vols.
Il était dirigé par une cheftaine à qui on reconnaissait la possession d’un evu puissant, un pouvoir qui pouvait être négatif (sorcellerie) ou positif (don de voyance). Dans ces rites, strictement interdits aux hommes, la féminité était exaltée. La guérison de celles à qui on attribuait la responsabilité de leur malheur et l’initiation des postulantes, partie la plus secrète du rituel, étaient suivies d’une grande fête ouverte à tous». |

On pourrait se demander si Jean-Pierre Bekolo n’a pas organisé son film en essayant d’imaginer le rituel du mevungu, c’est-à-dire qu’il a schématisé «Les saignantes» comme s’il était le rituel –même s’il n’en connaît pas le déroulement–, et ce, afin d’exorciser les malheurs.
Le réalisateur a inséré, tout au long de son film, des questions écrites sur un panneau d’affichage, comme des coupures permettant de souffler. C’est comme s’il souhaitait une interactivité entre son œuvre et les spectateurs afin de réveiller leur conscience.
Ses questions sont : «Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ?» (en référence au fait que rien ne changera si rien n’est fait), «Comment faire un film policier dans un pays où on ne peut enquêter» (par rapport au jeune policier dont l’action est entravée par son collègue ayant de l’ancienneté), «Comment faire un film d’amour où l’amour est impossible ?» (offrir son corps pour vivre, voire même survivre), et «Comment faire un film d’horreur dans un endroit où la mort est une fête» (les funérailles du SGCC).
Par «Les saignantes», Jean-Pierre Bekolo a répondu à ses questions à sa manière. Il a voulu provoquer la réflexion de ses vis-à-vis quels qu’ils soient.
Malgré quelques petites erreurs de raccords, le long métrage est original par son histoire, la manière d’avoir été tourné et l’esthétique utilisée par le réalisateur.
Afin que son pays, le Cameroun, n’en arrive pas à être comme l’état présenté dans son film, Jean-Pierre Bekolo a décidé de créer son propre parti et de se présenter aux élections présidentielles de… 2025.
D’ici là, il aura, sûrement, à son actif plusieurs longs métrages qui, nous l’espérons, provoqueront autant la réflexion que «Les saignantes». |
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