
dans ton roman Biguine Blues, j’ai noté que les ancêtres dédiaient leurs œuvres d’art aux divinités, sans les signer, sans leur donner de titre.
Toi, comme tu le vois, les toiles ne sont pas signées, elles sont signées à l’arrière [les signatures sont toujours à l’arrière] parce que la main qui peint le tableau n’est pas la main qui le signe, c’est tout. Quand je suis en état de peinture, je ne me rappelle pas de mon nom ni de mon adresse : si je m’en souviens, c’est que je ne suis pas en train de peindre mais de bavarder, tu vois ! Et, quand, je sors de là, signer est une imposture puisque je veux partager avec le monde, donc, pourquoi signer ? Si j’ai atteint quelque chose, si j’ai atteint le beau, c’est que j’ai atteint quelque chose que, forcément, tout le monde porte en lui. Vais-je déclarer que je signe ce qui est beau dans le reste de l’humanité, non… Je ne suis que partie de cela et c’est déjà une fort belle chose de pouvoir y accéder… À partir de là, il faut respecter les usages. Je constate qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont rien de plus pressé que de plonger sur les stylos et de manifester la taille et la grandeur de leur génie… je pense que, là encore, il s’agit d’un fantasme absolu et d’une perversion totale de ce qu’est l’intention artistique en soi à l’origine, et que, si nous partageons ça, c’est à cause du marché, c’est encore à cause des chaînes de l’usine Ford et c’est à cause de la totale inanité du système économique lorsqu’il prétend s’approcher du domaine culturel ; parce que, justement, si quelque chose doit pouvoir absorber et résoudre l’impasse d’un système économique dans lequel l’individu n’est qu’une valeur argent, c’est bien un monde dans lequel l’individu n’aurait aucune valeur culturelle ... ce qui m’intéresse, c’est de me manifester sous le visage d’une dynamique qui n’a rien à voir avec le système tel qu’il est mis en place aujourd’hui.
une dernière question, Roland, par rapport à ta musique. Elle procèderait donc de la même démarche ?
oui, j’ai fait la même chose que dans les autres domaines. J’ai décidé un jour que j’allais repartir de zéro. Donc, balayer, enlever tout ce qu’il y avait derrière de strates qui avaient pu êtres envisagées pour aboutir à l’impasse de la musique caribéenne telle que je la vois aujourd’hui et donc, je suis reparti sous d’autres bases, en effaçant les accidents de parcours, notamment dus à la colonisation et à toutes ces périodes qui nous auraient empêchés d’accomplir notre pleine nature, notre pleine richesse. Donc, voilà, à partir de là, j’ai en quelque sorte participé à la réémergence d’un jazz et d’un blues qui sont d’une nature totalement authentique aux Caraïbes, ce n’est pas importé, comme on dit que le jazz a été importé en France : il est né aussi bien aux Caraïbes qu’il est né aux Etats-Unis, simplement il n’a pas eu le loisir de se développer comme il aurait pu le faire. Et, maintenant, les choses vont se passer de plus en plus à Hong Kong, à Shanghai, à New Delhi et voilà, parce que la vie émerge et qu’elle va arriver avec une force qu’on est bien loin d’imaginer ici… Pour l’instant, tout le monde dort et le réveil va être un peu brutal [rires]…
À la liste de tes multiples talents, j’ajoute celui de visionnaire… Merci, Roland Brival, merci de ce partage !
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