
Ces ambivalences des élites africaines, doublées des hésitations stratégiques de part et d’autre de la Méditerranée, font que l’on ne peut pas opposer de manière binaire assimilation ou indépendance. En réalité, 1960 marque l’avènement d’indépendances « douces » et négociées, malgré les violences politiques présentes dans la décennie précédente.
L’échange entre le Togolais Sylvanus Olympio et le général de Gaulle est à cet égard intéressant. En octobre 1958, Olympio rencontre à Paris, de Gaulle. De Gaulle s’adresse à Olympio et lui dit : « Vous voulez l’indépendance ? Prenez-la ! ». Ce à quoi Olympio répond : « Si c’était l’indépendance que je désirais, je ne serais pas ici. » Echange révélateur des attitudes de chaque camp. De Gaulle sait que les indépendances, et particulièrement celle du Togo, sont inéluctables mais veut éviter une contagion trop rapide qui ferait perdre à la France le soutien de ses anciennes colonies. Olympio veut l’indépendance totale, l’« Ablodé Gbadja ». Mais il ne veut pas rompre totalement avec la France.
Chacun veut donc ménager son pays. Toutefois le processus d’autonomisation est tel et les désirs d’indépendance si avancés que l’année 1960 voit se succéder dix-sept indépendances. Le 1er janvier, c’est le Cameroun qui « ouvre le bal ». La France a cependant pris soin d’y favoriser l’ascension, non de l’UPC qu’elle a combattu, mais de ses adversaires réunis derrière Ahmadou Ahidjo, ancien conseiller de l’Assemblée de l’Union française. Dès lors, Nnamdi Azikiwe, fondateur de l’Union pour l’Indépendance du Cameroun et du Nigeria demande que le Nigeria devienne lui aussi indépendant. En avril, le Togo devient indépendant, puis suivent le Mali et le Congo Belge en juin, la Somalie en juillet, le Dahomey, le Niger, la Haute-Volta, la Côte d’Ivoire, le Tchad, l’Oubangui-Chari, le Gabon et le Sénégal en août, puis le Nigeria en octobre, et Madagascar en décembre.
Lors des cérémonies des indépendances, c’est la rupture que l’on met en scène. Chaque Etat acquiert sa souveraineté nationale et rompt en 1960 avec son Empire colonial. Ainsi, l’on exhibe les deux drapeaux, l’on joue les deux hymnes et l’on finit par abandonner les symboles coloniaux pour mettre en valeur les danses traditionnelles, les défilés d’écoliers et de soldats. Les nouveaux drapeaux flottent et offrent à la vue de tous les couleurs symboliques de ces nouveaux Etats : le rouge du sang des soldats et des martyrs de l’indépendance, le vert de l’agriculture et le jaune de l’or. En marge des cérémonies, les orchestres jouent le célèbre Independance chacha d’African Jazz. Peu d’incidents émaillent ces cérémonies.
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Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang |
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Patrice Lumumba |
L’on préfère la force des mots. Il en est ainsi le 30 juin l’échange vif, et devenu célèbre, entre le roi des Belges et Patrice Lumumba, nouveau Premier ministre congolais. Baudouin 1er lance : « L’indépendance du Congo constitue l’aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du Roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. [...] Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd’hui son couronnement, il ne s’est pas présenté à vous en conquérant, mais en civilisateur. [...] Le grand mouvement d’indépendance qui entraîne toute l’Afrique a trouvé, auprès des pouvoirs belges, la plus large compréhension. En face du désir unanime de vos populations, nous n’avons pas hésité à vous reconnaître dès à présent cette indépendance. » Ce à quoi Lumumba répond : « Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. Ce fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire.
Nous qui avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des "Nègres". Qui oubliera qu’à un Noir on disait "tu" non certes comme à un ami, mais parce que le "vous" honorable était réservé aux seuls Blancs ? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort.
Nous avons connu que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres.
Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même.
Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs, qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits "européens", qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabane de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation dont les colonialistes avaient fait l’outil de leur domination ? [...] La République du Congo a été proclamée et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. [...] L’indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain. » La rupture est officialisée et mise en scène au sein des ces nouveaux Etats qui intègrent l’ONU.
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La République Démocratique du Congo d'aujourd'hui
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Toutefois, l’indépendance marque-t-elle vraiment, en 1960, une si grande rupture ? Plusieurs indices laissent penser que ces indépendances négociées mènent plutôt à une relative continuité. Ainsi, les anciens fonctionnaires coloniaux français deviennent bien souvent les conseillers des nouveaux leaders africains ou des fonctionnaires français mis à disposition des Etats indépendants. Le 4 juin, la France vote une loi constitutionnelle instaurant de nouveaux rapports bilatéraux avec ses anciennes colonies. Par le biais de cette toute nouvelle coopération, la France garde ainsi des liens forts avec l’Afrique. Nous sommes ici bien loin des propos de de Gaulle qui expliquait ne pas pouvoir « concevoir un territoire indépendant et une France qui continuerait de l’aider ». En 1960, l’on commence également à découvrir que la Mauritanie regorge de fer, que le Niger et le Gabon sont de grands gisements d’uranium et que le Congo et le Gabon sont des terrioires riches en pétrole. Il serait donc dommageable pour l’ancienne métropole de quitter les lieux sans pouvoir s’assurer d’y revenir autrement.
A la fin de l’année 1960, l’Empire français n’existe plus. Toutefois, la France se trouve toujours en Algérie, aux Comores et à Djibouti. La Somalie italienne, le Nigeria britannique et le Congo belge ont également suivi l’exemple du Soudan, du Maroc, de la Tunisie, du Ghana ou de la Guinée, premiers pays à s’emparer en 1956 et 1958 de leur indépendance. Ces indépendances sont finalement le fruit d’une certaine « realpolitik » qui oblige les Etats coloniaux à admettre que leur tutelle n’est plus pensable et les colonies à reconnaître qu’elles ne peuvent pas du jour au lendemain se débrouiller seules. Dans ses mémoires, de Gaulle écrivait ainsi : « Bref, quelque mélancolie que l’on pût en ressentir, le maintien de notre domination sur des pays qui n’y consentiraient plus devenait une gageure, où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre ». Ces stratégies politiques annonçaient ainsi la suite, résumée par un slogan de François Mitterrand : « partir pour mieux rester ».
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