Par Esaúd Urrutia Noél

Le 20 juillet dernier, au milieu du tohu-bohu de représentants et des sénateurs qui tendaient la main pour le saluer alors qu’il s’apprêtait à lancer la période des sessions législatives du Parlement, le président Álvaro Uribe Vélez s'est retrouvé face à la sénatrice Piedad Córdoba Ruiz dans les installations du Congrès National.

Le président a salué son opposante la plus acharnée d’un baiser sur la joue. Ce geste d'Uribe, qui a été l’objet de nombreux commentaires et qui a inspiré les traits des caricaturistes de la presse nationale est devenu, sans intention apparente, le préambule d'un épisode plus aimable dans la relation tumultueuse entre la parlementaire et le président.



Natifs tous les deux d'Antioquia, les avatars de la vie politique les ont mené sur des chemins différents, après des débuts harmonieux il y a plus de deux décennies, lorsque les deux politiciens aujourd'hui chevronnés parcouraient la Vallée Aburrá, en tant que militants du Parti Libéral.

—Dites-leur que cet homme deviendra Président de Colombie dans quelques années —, demanda Piedad Córdoba au traducteur en montrant Uribe Vélez, qui souhaitait la bienvenue avec elle à des membres du Congrès Américain invités d'un concours international organisé par la sénatrice libérale à l’Hôtel Intercontinental de Medellín, en 1997. —Dites-leur que cette dame est mon chef politique—, ajouta Uribe Vélez.



Les deux libéraux étaient très loin d'imaginer qu'un jour ils emprunteraient des chemins séparés par l'abîme des idées, par la façon de concevoir la politique. Une distance qui semblait insurmontable après l’accession d’Uribe Vélez, en 2002 à la présidence du pays comme l'avait prévu Piedad Córdoba, pas au sein de son parti, mais plutôt en tant que leader d'un mouvement politique qui même s'il allait recevoir le soutien des nombreuses expressions du libéralisme allait également recevoir celui décisif des groupes paramilitaires, comme l'a dénoncé la sénatrice à divers endroits du pays et à l'étranger. Pendant les quatre premières années d’Uribe à la Casa de Nariño, Piedad Córdoba s'érigea en l'une de ses opposantes les plus fortes. Ses critiques redoublèrent, et débat après débat au Congrès, elle brandissait des chiffres et des témoignages qui démentaient les rapports du Gouvernement sur les progrès de l'Économie, la Sécurité démocratique et la réduction du chômage.

En compagnie de Dany Glover

Et pendant la campagne pour le second mandat d'Uribe, tandis que le pays était ébranlé par les accusations portées contre le Département Administratif de la Sécurité de l’État, DAS, pour ses liens avec les groupes paramilitaires et le narcotrafic, Piedad redoublait d’efforts dans sa croisade avec la fougue de son atavisme africain.



“Je doute beaucoup que ce Président, qui s’est investi de toute puissance et qui sait tout n’a pas idée du dinosaure qu’il a dans son gouvernement. Je demande au Président de se défaire de son aspiration à la réélection”, déclara-t-elle énergiquement devant une foule de journalistes.

Habituée à se battre dans les espaces les plus hostiles d’un territoire où la valeur des êtres humains se mesure encore à la tonalité de leur peau, Piedad Córdoba a appris à parler en face, sans peur. À dire les choses comme sa conscience les lui dicte.

Sa franchise légendaire lui a valu la reconnaissance de ses amis et des ses détracteurs, mais ils ne sont pas peu nombreux ceux qui la taxent également de querelleuse impénitente. Ainsi, alors que pour plus de 70% du pays parler négativement de la gestion d’Uribe Vélez était presqu’une hérésie, Piedad Córdoba disait partout où elle le voulait qu'il s'agissait d'un gouvernement paramilitaire et illégitime ; que le Congrès devait être dissous car plusieurs de ses collègues, avec les votes desquels le Président avait été élu, n’étaient que des marionnettes du para militarisme.

Sa voix et ses fortes déclarations ne s’arrêtèrent même pas lorsqu’en 2005, le Conseil annula les votes de plusieurs conseils dans différentes régions du pays et qu’après le recomptage des suffrages, Piedad Córdoba fut dépossédée de son accréditation de parlementaire de la République. Elle attribua la perte de son cumul à la pression paramilitaire et à l’ancien ministre Fernando Londoño qu’elle avait acculé à plusieurs reprises lors de ses débats au Congrès.




“J'ai des ennemis puissants, comme les paramilitaires et comme l'ancien ministre Fernando Londoño Hoyos, qui ont fait même l’impossible pour que cela arrive”, déclara-t-elle au journaliste Camilo García de Actualidad Colombiana lors d’une interview.

Pendant cette conjoncture, Daniel Coronell, le prestigieux chroniqueur de la revue Semana écrivit ceci sur Piedad Córdoba: “Elle parle devant celui qui veut l'écouter, quand ils ne l'écoutent pas, elle crie, et quand ils ne font pas non plus cas (d'elle)malgré ses cris, elle marche ou elle danse pour défendre les pauvres, les marginaux, ces ignorés qui semblent importer moins que jamais.

”Elle a le caractère qui manque à la majorité des hommes —poursuit Coronell—. Enlevée par Carlos Castaño, elle lui cria assassin dans sa face, sans se laisser impressionner. Comme si elle était née pour attendre ce coup, seulement couverte par l’armure de sa vérité. En se défaisant de la peur intérieure, mais sans montrer un seul signe de faiblesse. Elle s’est assise pour fumer, en pensant à ses enfants et en attentant l’inévitable. Mais son heure n’avait pas sonné. Incroyablement Castaño la libéra alors, qui la tenait entre ses griffes, … …”Ce n’est pas la seule fois qu’elle a échappé à la mort. Dotée d’un courage singulier, elle a l’habitude d’aller vers le danger de front quand tout le monde s’éloigne à grande vitesse. C'est pourquoi , de temps en temps, on essaye de lui veut l'intimider, selon l'explication l’explication officielle sur les conjurations faites contre sa vie…




”Capable d’immenses sacrifices et de nager à contre courant de manière indéfinie, cette mulâtresse s’est inventée une nouvelle façon de faire de la politique. Elle a réussi à se défaire du samperisme, et aujourd’hui, elle est peut-être la critique la plus féroce de l’ancien président qu’elle a tant défendu”, écrivit Daniel Coronell. Après sa sortie du Congrès, elle créa le mouvement politique Poder Ciudadano Siglo XXI - un bras dissident au sein du Parti Libéral dont le travail est axé sur les Droits Humains, l’environnement et l’équité sociale avec pour but de construire une Colombie inclusive - travaillant depuis sans arrêt au sein du Parlement qu’elle a retrouvé en 2006.

Avec Raphael Correa, Président de l'Équateur

et Yolanda Pulencio, mère d'Ingrid Betancourt Piedad Córdoba a toujours été à contre-courant. Avec une vocation suicidaire et sans calculs politiques. Elle a également livré des batailles épiques contre César Gaviria, contre Ernesto Samper et contre Andrés Pastrana, les trois hommes qui ont précédé Uribe à la Casa de Nariño. Elle a affronté les paramilitaires, les narcotrafiquants, les guérilleros, des hommes d’affaires ... Comment peut-on survivre, physiquement et politiquement quand on a autant et de si puissants adversaires ?




L'accord humanitaire




Le 15 août 2007, 25 jours après le baiser au Capitolio Nacional, le président Álvaro Uribe sollicita  Piedad Córdoba pour qu'elle accepte le rôle de facilitatrice de l'accord humanitaire pour faire avancer la libération des otages des Farc.
Dix jours plus tôt, devant les caméras de télévision de l’émission Aló Presidente, la parlementaire avait demandé la médiation d’Hugo Chávez pour la paix en Colombie et en passant lui demanda de l’aide pour la construction d’un aqueduc à Quibdó, la capitale du département du Chocó.

Cette demande de la sénatrice, vue et entendue pas des millions de téléspectateurs et rediffusée à profusion par les médias colombiens déchaina une autre de ces tempêtes politiques auxquelles Piedad Córdoba a habitué le pays. Mais Uribe allait encore plus surprendre lorsqu’il autorisa la médiation du Président vénézuélien en vue de l’accord humanitaire.

Dès lors, la parlementaire débuta une activité frénétique, assumant son rôle avec dévouement et multiplia les voyages à Caracas. Elle a pénétré en la forêt colombienne et a rencontré le chef guérillero Raúl Reyes le 17 septembre dernier. De la jungle, elle est revenue pleine d’optimisme, avec une vidéo de sa conversation enregistrée avec le rebelle et avec une lettre de Manuel Marulanda, le plus grand leader des Farc, adressée à Hugo Chávez.

Dix huit jours plus tard, Piedad se rendait dans une prison du Texas aux États-Unis où elle rencontra Anayibe Rojas, alias Sonia, membre des Farc extradée pour narcotrafic. Au cours de cette visite, guérrillera fit part à la facilitatrice sa volonté de s’exclure de la liste de 498 guérilleros demandés par les Farc en échange des otages si cela aidait à concrétiser l’accord humanitaire, soit la même disposition manifestée par Ricardo Palmera, alias Simón Trinidad, l’autre guérillero extradé aux États-Unis qu’elle avait rencontré dans un tribunal fédéral de Washington 31 octobre dernier.

Piedad Córdoba s’est également rendue en France ou elle et le président Chávez ont rencontré le président de ce pays Nicolás Sarkozy avec lesquels ils ont échangées sur les avancées du processus et les idées du Président vénézuélien pour obtenir la libération des otages.

Tout semblait aller bien. Les possibilités d’aboutir à un accord humanitaire étaient de plus en plus évidentes. Jusque dans la soirée du mercredi 21 novembre, lorsque le Président colombien décida de mettre fin unilatéralement à la médiation que son homologue vénézuélien Hugo Chávez, et la sénatrice Piedad Córdoba menaien entre le Gouvernement colombien et les Farc pour la recherche de l’accord humanitaire.

Selon un communiqué de la Casa de Nariño, “la sénatrice Piedad Córdoba a appelé le commandant de l’Armée, le Général Mario Montoya, et lui a demandé un rendez-vous et par la suite, elle a passé le téléphone au président du Venezuela, Hugo Chávez, qui a posé des questions au général Montoya sur les otages des Farc”. Selon le Gouvernement colombien qui avait déjà exprimé son malaise à cause du manque de discrétion de Chávez dans le processus, il s’agissait là de la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Chávez, qui est souvent imprédictible, cette fois répondit par un communiqué sobre, acceptant les termes diplomatiques de la décision du président Uribe. Piedad Córdoba en fit de même, elle qui depuis qu’elle assume le rôle de médiatrice avait adopté une attitude moins impétueuse.

Mais Chávez ne résista pas finalement. Fidèle à son style, trois jours plus tard, il affirma que son homologue colombien l’avait trahi en l’écartant de son rôle de médiateur dans la recherche d’un accord sur les otages, ce qui selon lui mettait en difficulté les relations bilatérales. Quelques heures plus tard, Piedad Córdoba lui apportait une preuve de vie attendue que lui avaient remis les Farc: une vidéo sur laquelle apparait le capitaine Guillermo Solórzano, commandant de la Police de Florida , Valle, enlevé en juin dernier.




Les débuts




Piedad Córdoba n’a pas eu la vie facile. Et elle l’est devenue encore moins lorsqu’elle a décidé de devenir un leader, dans un pays où les passions politiques génèrent les formes d’intolérance les plus perverses. On l’a insulté, on l’a vitupéré, on l’a agressé dans des restaurants, dans des aéroports, dans des centres commerciaux. Elle a été séquestrée et on a même mis sa tête à prix pour faire barrage à sa profusion d’idées.

Mais Piedad est restée debout. Elle a appris à être forte dès son enfance à Medellín où elle est née le 25 janvier 1955. Son père Zabulón Córdoba, un enseignant du Choco qui a déménagé dans la capitale Antioquia à la recherche d’une vie meilleure, forma une famille avec Esneda Ruiz, une compatriote de pure souche. Ils durent se retrancher dans un quartier de Medellín duquel de nombreux voisins voulaient les expulser parce qu’ils étaient noirs et parce que naturellement, du fait de cette condition, ils étaient des messagers de mauvais présages.

Elle a aussi débuté la politique en territoires difficiles: dans les communes de Medellín, où aux côtés du leader politique William Jaramillo elle a commencé à laisser entrevoir ce caractère au fer forgé, qu’elle incarne lorsqu’elle défend ses idées et les intérêts des minorités en Colombie.

En 1984 elle occupa sa première charge publique : contrôleur adjoint Municipal de la capitale d’Antioquia. Deux ans plus tard, lorsque William Jaramillo arriva à la Mairie de Medellín, il la nomma secrétaire privée, en quelque sorte son bras droit au sein de l’administration. L’avenir politique de Piedad Córdoba commençait à se bâtir.

En 1994 elle fut élue sénatrice et réélue à trois reprises au Sénat, car, même si elle ne dispose pas d’une machine politique, elle a été favorisé par le vote d’opinion de ceux qui croient que sa voix est importante au Congrès. Ce n’est pas pour rien que le magazine Semana l’a placé parmi les 50 personnes les plus influentes du pays.

De pensée libérale, progressiste, elle n’a pas seulement assumé la cause des invalides, des millions de pauvres et de misérables qui vivent pauvrement dans les localités urbaines et rurales du pays, mais elle a également été un porte drapeau de la lutte pour l’équité et l’inclusion des afrocolombiens et des indigènes; des gays, lesbiennes et des transsexuels.

Sur sa route, Piedad Córdoba a gagné l’antipathie de beaucoup; la critique d’analystes honnêtes et d’autres, qui, sans la force de l’argument l’appellent ‘La Negra’, avec cet accent qu’adoptent certains colombiens pour saper l’estime de soi des afrodescendants. Mais ni le débat, ni le niveau de la critique rusée n’ont pu faire plier sa personnalité faite au béton armé.

Dans la matinée du dimanche 25 novembre lors de l’émission radiophonique Colombia Universal, la sénatrice avait confessé au journaliste Erwin Hoyos que le jour précédent elle avait reçu une notification selon laquelle la Cour Suprême de Justice avait ouvert un procès pour association délictuelle et pour trahison la patrie , faisant suite à une dénonciation pour les déclarations de Piedad Córdoba à México en mars de 2006, lorsqu’il y a quelques mois elle avait déclaré que les pays latinoaméricains devaient rompre leurs relations avec la Colombie, en alléguant que le mandat d’Uribe est illégitime.

Cette procédure juridique que devra affronter la parlementaire n’aboutira certainement à rien comme prévient un analyste politique pour qui il doit s’agir encore une fois des manœuvres machiavéliques orchestrées par José Obdulio Gaviria, le conseiller présidentiel.

Entre-temps, ils sont nombreux les colombiens qui serrent les rangs autour de la parlementaire aguerrie venue d’Antiquoia à laquelle les sondages commencent à sourire, comme le dernier de la firme Invamer Gallup publié le 23 novembre dernier l’a démontré, dans lequel elle a progressé de 9 points, avec une image favorable à 42% tandis que l’image défavorable passait de 38 à 32 %.

De leur côté, les afrocolombiens qui n’ont pas encore trouvé une figure politique les regroupant autour d’un grand projet politique commencent à voir en Piedad Córdoba cette figure éminente qu’ils ont tant attendu. Au point où beaucoup affirment que le véritable recensement des noirs se fera le jour où la parlementaire aura sa photo plaquée sur une carte de candidats à la présidentielle




Traduit de l'Espagnol par Guy Everard Mbarga



Source : www.revistaebano.com