..''L’individu minoritaire a la particularité ambiguë d’être « à la fois comme tout le monde, sans être manifestement comme tout le monde »

(idem, p. 262). Effectivement, il est totalement intégré au sein de la société, mais il souffre de stigmatisation parce qu’il « continue de porter le signe d’une “différence” non intégrable par la majorité de la population : un nom, une religion, une couleur de peau, une histoire, une appartenance ethnique… » (idem, p. 260-261). La minorité s’inscrit dans un rapport de pouvoir, elle subit une domination sociale et politique, qui commence par celle de ne pas avoir le contrôle de sa représentation, de son identité, construite par la société majoritaire. L’individu minoritaire cherche donc à être reconnu comme un citoyen à part entière.''


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Depuis peu de temps, le terme de minorité s’est imposé en France pour désigner les personnes d’origine étrangère, et plus particulièrement celles d’origine extra-européenne (Afrique, Maghreb, Asie). Ce concept, familier aux Anglo-Saxons, permet ainsi de s’affranchir des termes traditionnellement employés en France comme « personnes issues de l’immigration » ou encore « immigrés de la deuxième ou troisième génération », qui attribuent à défaut une qualité d’étranger à des individus pour la plupart français tant d’un point de vue administratif que culturel et identitaire.

Cette « nouvelle » terminologie a par ailleurs l’avantage de pouvoir englober directement dans la réflexion sur les problèmes d’exclusion et de discrimination les personnes issues de l’outre-mer qui sont aussi susceptibles d’affronter de telles situations à cause de leur origine ethnique souvent visible.

Le sociologue Didier Lapeyronnie (1997) distingue deux « figures de l’immigré » dans les sociétés d’Europe occidentale. Tout d’abord, il existe celle de « l’étranger », autrement dit un individu qui a migré dans un autre pays que le sien, s’inscrivant donc dans un processus d’intégration puisqu’il doit adopter une nouvelle culture, d’autres codes et d’autres valeurs.

Le membre de « la minorité » est tout autre puisqu’il s’agit là d’un individu – souvent originaire des anciennes colonies – déjà socialisé et « profondément intégré » (Lapeyronnie, 1997, p. 261), soit parce qu’il est né dans la société où il habite, soit parce qu’il y est installé depuis très longtemps.

Parler aujourd’hui de minorités ethniques ou visibles montre aussi que la société française se trouve, depuis le début du XXIe siècle, face à un nouveau débat. La question de l’intégration, qui renvoie indéniablement à la problématique de « l’étranger », s’éclipse au profit du problème de la reconnaissance d’un certain nombre de citoyens français qui constituent une frange minoritaire du corps social.

Dans ce contexte, la question de la représentation au sein de l’espace public et médiatique constitue un enjeu central dont le petit écran, en tant que média dominant, semble inévitablement au cœur.

En témoignent les actions récentes de plusieurs associations de minorités luttant pour une meilleure reconnaissance sociale des Français d’origine africaine, antillaise, maghrébine ou asiatique, dont le combat s’est largement centré sur la dénonciation de leur « exclusion télévisuelle » (Malonga, 2006) .


**La télévision comme « lieu de reconnaissance »

Selon le philosophe Tzvetan Todorov, tout être humain aspire à la reconnaissance, précisant : « Ce qui est universel, et constitutif de l’humanité, est que nous entrons dès la naissance dans un réseau de relations inter-humaines, donc dans un monde social ; ce qui est universel est que nous aspirons tous à un sentiment de notre existence » (Todorov, 1995, p. 115). Selon le même auteur, « la reconnaissance atteint toutes les sphères de notre existence » et peut même venir d’un « autrui anonyme ou impersonnel » (idem, p. 106 et 180).

On peut donc faire l’hypothèse qu’elle touche aussi la télévision, cet « autrui anonyme », ce média prédominant occupant une si grande place dans la vie comme dans l’environnement culturel des individus.

Par ailleurs, d’après l’analyse d’Annabelle Klein et Philippe Marion (1996, p. 47), « les lieux de reconnaissance sont aussi nombreux que diversifiés. Les phénomènes de reconnaissance sont présents dans toute interaction sociale, dont les médias ». Ainsi, la télévision peut être appréhendée comme un « lieu de reconnaissance ».

Une enquête qualitative effectuée auprès d’un échantillon de 43 téléspectateurs d’origine africaine et antillaise, majoritairement français (37), aux profils très diversifiés autant sur le plan de l’âge, du sexe que du milieu socioprofessionnel, permet de conforter cette hypothèse .

En effet, les trois quarts des minorités noires interrogées (33) ont fait part de l’importance que revêtait pour elles leur propre représentation à l’antenne. Se voir ou non à l’écran constitue pour la grande partie des enquêtés une préoccupation permanente, amorcée généralement depuis le plus jeune âge.

Les propos de Muriel, une Guadeloupéenne de 30 ans, commerciale, en donnent une bonne illustration : « Ce qui est curieux, c’est que chaque fois…que ce soit dans les feuilletons américains ou français…dès que y’a des représentants de la communauté noire, mon réflexe, c’est que je m’y intéresse tout de suite. C’est tout de suite, mon attention, elle est captée ! » Serge Proulx et Danièle Bélanger (2001, p. 129), dans leur enquête auprès de téléspectateurs issus des minorités au Québec, ont aussi noté l’importance que revêtait pour ces populations leur présence à l’antenne.

Ils précisent : « De l’ensemble des communautés linguistiques constituant notre échantillon – arabophone, créole, hispanophone, portugais et vietnamien – ce sont les Noirs (créoles) qui se disaient attirés par la représentation de leur propre communauté dans une émission, même après plusieurs années de séjour. Cette présence de représentants suscite une attention supplémentaire de leur part. »

Le besoin de reconnaissance au prisme du petit écran est d’autant plus important qu’on connaît le peu de place généralement laissée à l’antenne aux populations issues des minorités sur les chaînes de télévision françaises (Ciémi, 1991 ; CSA, 2000 ; Rigoni, 2007). S’ajoute à cette situation, une représentation souvent, stigmatisée, caricaturale et dévalorisante véhiculée depuis toujours sur les écrans (Malonga, 2007 ; Rigoni, 2007) .


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  • Télévision et identité

Les |psychosociologues] s’accordent aujourd’hui pour définir l’identité, autrement dit la définition de soi, comme un phénomène modulable et évolutif, en constant devenir. Edmond Marc Lipiansky (1998, p. 26) rappelle effectivement que « l’identité se modifie tout au long de l’existence. La construction identitaire apparaît comme un processus dynamique, marqué par des ruptures et des crises, inachevé et toujours repris ».

Et David Le Breton (2004, p. 65) ajoute : « L’homme ne cesse jamais de naître. » Ces incessantes redéfinitions de soi sont notamment activées par les phénomènes de reconnaissance qui « jouent à la fois un rôle d’actualisation, d’extériorisation et d’expression de l’identité » (Klein et Marion, 1996, p. 46).

En tant que lieu de reconnaissance, l’« autrui symbolique » que constitue le petit écran joue alors un rôle dans la définition de soi, constitue une sorte de « mise à jour identitaire », « les médias modifiant considérablement les positionnements identitaires non seulement pendant l’interaction médiatique mais aussi après », précisent Annabelle Klein et Philippe Marion (idem, p. 46 et 57-58).

Étant donné la prédominance des images caricaturales et dévalorisantes des minorités au petit écran, on peut s’interroger sur leur rôle dans la construction identitaire des individus concernés, ainsi que dans leur regard sur eux-mêmes et leur estime de soi. Notre intérêt se porte particulièrement sur les stratégies identitaires mises en place par ces individus pour gérer les assignations d’images télévisuelles négatives dont ils sont l’objet, ces dernières se faisant largement l’écho de leur représentation sociale.

Selon le psychosociologue Carmel Camilleri (1990), lorsqu’il existe un décalage entre l’identité sociale des minorités – souvent dépréciée – et leur identité personnelle (la façon dont elles se définissent elles-mêmes), ces dernières mettent en place des stratégies identitaires ou réactions défensives dans le but de rendre leur système identitaire plus cohérent et de rehausser leur propre valeur.

Cette conception de l’identité s’inscrit dans une perspective interactionniste, dans la mesure où elle considère que les individus possèdent une certaine marge de manœuvre dans la définition des situations auxquelles ils s’ajustent au cours des interactions. L’individu a donc la capacité de « construire une nouvelle conception de soi-même », d’effectuer toujours des « remaniements identitaires » (Le Breton, 2004, p. 61, 68 et 69).

Notre enquête a montré que les minorités noires étaient capables de mettre en œuvre diverses stratégies identitaires mais nous mettrons l’accent ici seulement sur deux d’entre elles qui nous paraissent intéressantes.

  • De l’intériorisation à la recomposition

Un premier type de stratégie ou réaction défensive chez presque tous les enquêtés (39) est celle de l’intériorisation qui consiste pour l’individu à s’approprier et reproduire – souvent malgré lui – l’image ou l’identité prescrite par la société (Malewska-Peyre, 1990, p. 119). Considérant que l’image télévisuelle des minorités reste en résonance avec leur propre représentation sociale, on en déduit que la façon dont le petit écran met en scène les minorités revêt une certaine « efficacité symbolique » (Le Breton, 2004, p. 81, 84, 85), autrement dit un étiquetage social assez fort pour imposer des identités souvent négatives aux populations noires.

Les images virtuelles s’avèrent alors « efficaces » dans leur imposition du sens. L’intériorisation la plus frappante chez plus de la moitié des enquêtés (23) reste celle de la mauvaise image sociale des Noirs, conduisant manifestement à un manque d’estime de soi. En témoigne notamment le discours porté sur les professionnels de la télévision issus des minorités noires, passant à l’antenne.

Les propos que certains enquêtés tiennent à leur égard sont souvent emprunts d’une rare violence comme ceux d’Assetou, une étudiante sénégalaise de 22 ans : « Y’a Pépita, une potiche sur France 2 ! Y’a un autre connard sur la Six Magloire, avec Mikaël Young. Y’a que des potiches, des clichés, quoi ! Y’a Mouss Diouf dans Julie Lescaut, mais bon, franchement je sais pas s’il faut le filmer parce que lui aussi, c’est une grosse tare, c’est une grosse tare, pour nous les Noirs.

…!

Heureusement qu’on lui tend pas un micro, qu’on l’invite pas pour qu’il raconte ses conneries ! Sinon, ce qu’on voit surtout en fait comme Noirs à la télé, c’est des sportifs, des chanteurs, des gros nazes… »

Une autre stratégie adoptée par certains enquêtés (11) est particulièrement intéressante parce que les médias se trouvent au cœur même de son élaboration : celle qui consiste pour les minorités à recomposer leur identité à partir d’une culture américaine appréhendée uniquement par la médiation audiovisuelle, en prenant pour modèle d’identification les Noirs américains aperçus notamment sur les écrans.

En mal de figures positives auxquelles se référer dans le contexte social et médiatique français, ces enquêtés – surtout des jeunes hommes diplômés du supérieur – vont chercher dans les biens culturels à leur disposition, fabriqués outre-Atlantique (téléfilms, séries, cinéma, musique, presse magazine, etc.), des gens qui leur ressemblent, dans des postures de premier plan, afin d’augmenter leur image et estime de soi dans leur processus de construction identitaire.

En témoignent les propos de Kodjo, un programmeur-développeur en informatique de 29 ans, d’origine togolaise et guadeloupéenne, pour qui les stars noires américaines aperçues dans son enfance au petit écran ont joué un rôle important : « Quand j’étais très jeune, je trouvais ça bien qu’il y ait Arnold et Willy, Michael Jackson sur Thriller. Ça fait partie de mon enfance. Ce sont des choses positives.

Quand je regardais Thriller ou Lionel Richie ou n’importe qui dans les années 84, à la télé, …! pour moi, c’était du rêve de voir ces clips.

Et c’est d’autant plus vrai avec Prince, …! parce qu’il donnait une autre image de l’homme noir, une image d’un homme plus humain, moins stéréotypé.

Cette personne m’a fasciné. Donc, la télévision a eu un effet de fascination sur moi, je rêvais avec elle, avec des symboles, avec des icônes : Jackson, Prince, et surtout Prince. »

L’attraction, voire la fascination, pour les Noirs américains dépassent de loin les 11 personnes distinguées, puisqu’elle concerne largement la plupart des enquêtés pour lesquels ceux qui leur ressemblent de l’autre côté de l’Atlantique bénéficient d’une image particulièrement positive, entraînant par la même occasion chez eux une vision plutôt enchantée de l’Amérique, considérée comme la terre de « tous les possibles ».

  • Conclusion

La stratégie de recomposition identitaire à partir du modèle noir américain montre non seulement que les médias peuvent être une ressource importante pour l’action, mais aussi combien les individus sont capables d’être aussi actifs que créatifs, en tant qu’acteur social comme téléspectateur.

Cependant, il faut relativiser cette marge de manœuvre laissée aux individus minoritaires, qui restent toujours dépendants des règles du jeu et des représentations imposées par la culture majoritaire, notamment à la télévision. Ce sont celles-ci qui doivent maintenant changer en s’ouvrant d’avantage à l’Autre, en sortant de la caricature pour aller vers la complexité.

Si la façon dont le petit écran met en scène quotidiennement les minorités influence en partie leurs propres imaginaires collectifs, alors faire entrer ces populations dans « la normalité » en les insérant tout simplement dans le « déroulement du film de la vie » , devient un enjeu de société.

NOTES

  • RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
  • CAMILLERI, C. (dir.), Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990, 232 p.
  • CENTRE D’INFORMATION ET D’ETUDES SUR LES MIGRATIONS INTERNATIONALES (CIEMI), Présence et représentation des immigrés et des minorités ethniques à la télévision française, enquête ARA, Paris, Ciémi, 16-30 octobre 1991, 92 p.
  • CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL (CSA), Présence et représentation des “minorités visibles” à la télévision française, Paris, rapport interne non publié, septembre 2000, 152 p.

KLEIN, A., MARION, P., « Reconnaissance médiatique et identité face à l’espace public », Recherches en communication, n° 6, Université Catholique de Louvain, Département Communication, 1996, p. 39-64.

LAPEYRONNIE, D., « Les deux figures de l’immigré », in Wieviorka, M. (dir.), Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, 1997, p. 251-266.

LE BRETON, D., L’Interactionnisme symbolique, Paris, PUF, 2004, 252 p.

LIPIANSKY, E. M., « L’identité personnelle », in RUANO-BORBALAN, J.-C. (dir.), L’Identité, l’individu, le groupe, la société, 1998, p. 21-27.

MALEWSKA-PEYRE, H., « Le processus de dévalorisation de l’identité et les stratégies identitaires », in CAMILLERI, C. (dir.), Stratégies identitaires, 1990, p. 111-141.

MALONGA, M.-F., « Les minorités à la conquête du petit écran », Médiamorphoses, n° 17, septembre 2006, p. 48-51.

MALONGA, M.-F., Minorités ethniques et télévision française : de la représentation à la réception. Les populations noires face au petit écran, thèse de doctorat, Université Paris II - Panthéon Assas, 2007, 566 p.

MALONGA, M.-F., « Les minorités dans les séries télévisées françaises : entre construction et maintien des frontières ethniques », in Rigoni, I. (dir.), Qui a peur de la télévision en couleurs ? La diversité culturelle dans les médias, 2007, p. 221-239.

Médiamorphoses, n° 17, « Minorités visibles ? », Paris, septembre 2006. PROULX, S., BELANGER, D., « La représentation des communautés immigrantes à la télévision francophone du Québec. Une opportunité stratégique », Réseaux, n° 107, 2001, p. 117-145. RIGONI, I., Qui a peur de la télévision en couleurs ? La diversité culturelle dans les médias, 2007, Montreuil, Éd. Aux lieux d’être, 332 p.

RUANO-BORBALAN, J.-C. (dir.), L’Identité, l’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 1998, 394 p.

TODOROV, T., La Vie commune. Essai d’anthropologie générale, Paris, Seuil, 1995, 212 p. WIEVIORKA, M., Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1997, 320 p.

NOTES


  • . Le Collectif Égalité, créé par la romancière franco-camerounaise Calyxthe Beyala, et le Club Averroès, fondé par Amirouche Laïdi (un ancien journaliste, d’origine maghrébine), sont, par exemple, les premières associations à avoir dénoncé au tournant de l’année 2000, le déficit de représentation télévisuelle des minorités, imposant dès lors la question dans le débat public.

  • . Cette enquête a été effectuée dans le cadre de notre thèse de doctorat. Les entretiens se sont déroulés dans Paris et sa banlieue entre 2002 et 2004. Voir Marie-France MALONGA, Minorités ethniques et télévision française : de la représentation à la réception. Les populations noires face au petit écran, thèse de doctorat, Université Paris II - Panthéon Assas, 2007.

  • . Depuis 2000, suite à la pression de diverses associations de minorités et à une modification des cahiers des charges des chaînes publiques et des conventions des chaînes privées, initiée par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, les diffuseurs ont pris conscience du problème et ont fait en sorte de faire apparaître plus de minorités ethniques sur les antennes mais les évolutions restent toutefois mesurées.

  • . Cette expression est empruntée à l’écrivain Tahar Ben Jelloun dans sa préface à Claire FRACHON et Marion VARGAFTIG, Télévisions d’Europe et immigration, Paris, INA/Adec, 1993, p. 11.

Marie-France Malonga

  • Institut français de presse (IFP), Université Paris II


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  • LE CAS DES MINORITÉS NOIRES EN FRANCE
  • http://www.grioo.com/info4468.html
  • http://www.grioo.com/opinion4468.html

Marie-France Malonga

  • Institut français de presse (IFP), Université Paris II

LA TÉLÉVISION COMME LIEU DE RECONNAISSANCE : LE CAS DES MINORITÉS NOIRES EN FRANCE

http://www.grioo.com/info4468.html

La représentation des Noirs à la télévision française est une question qui est entrée dans le débat public en 1999 avec la création du Collectif égalité qui a réussi à se faire entendre grâce à l’incroyable visibilité médiatique qu’a su lui donner sa présidente, Calythe Beyala. Cette association regroupant des artistes et des intellectuels d’origine africaine et antillaise s’était créée pour dénoncer le manque de représentation des Noirs ainsi que des autres minorités dans l’audiovisuel français. Avant l’expression de ce mécontentement mené avec dynamisme par Madame Beyala, la question demeurait complètement taboue bien que la quasi absence des minorités à l’antenne eût été démontrée par une étude très sérieuse menée en 1991 par le CIEMI (Centre d’Information et d’Etude sur les Migrations Internationales)(1). Elle passa à l’époque totalement inaperçue alors que ses conclusions sur l’état de la représentation des minorités étaient plutôt consternantes. Après avoir visionné minutieusement 15 jours de programmes sur les six chaînes hertziennes pour y repérer la présence des « Français d’origine maghrébine, africaine, asiatique et les ressortissants des DOM-TOM », elle arrivait aux constats suivants :



Les professionnels issus des minorités (présentateurs, journalistes, animateurs) étaient quasiment invisibles à l’antenne.



Les minorités ethniques semblaient faire partie intégrante de la réalité sociale française parce qu’elles étaient présentes dans les programmes d’information générale et dans l’actualité ; mais leur présence se limitait à une simple visibilité à l’image car rares étaient les fois où on les voyait s’exprimer pour prendre la parole. Par ailleurs, certains « amalgames » d’images contribuaient à leur donner une représentation négative ; leur présence étant souvent associée aux sujets relatifs au chômage, à la délinquance, à la pauvreté et au racisme.



Les minorités ethniques (principalement les Noirs) étaient très présentes dans les programmes musicaux, notamment les vidéo-clips. Beaucoup avaient été remarqués dans les émissions sportives et les défilés de mode.



Les publicités accordaient une place très réduite aux minorités et leur donnaient une image généralement stéréotypée, les enfermant dans des thématiques liées à l’exotisme et la gastronomie.



Les fictions françaises donnaient une vision principalement « blanche » de la société française et les minorités qui y étaient mises en scène n’avaient que des rôles de figurants et de délinquants. Cependant, les fictions américaines illustraient beaucoup de minorités ethniques.

Bien que cette enquête novatrice soulevât des problèmes cruciaux, elle n’eut aucun écho, notamment sur la scène médiatique, pourtant directement concernée. Presque 10 ans après, la question resurgit. Ecoutant les revendications du Collectif Egalité, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, sous l’impulsion d’Hervé Bourges, décida de faire une étude sur le sujet dont l’objectif principal était de réactualiser l’étude du CIEMI pour voir si des évolutions avaient eu lieu depuis. Malheureusement, ce ne fut pas le cas. La situation n’avait pas bougé d’un pouce. L’enquête CSA aboutissait à des conclusions aussi consternantes que celles du CIEMI (2) :



Toujours aussi peu de professionnels issus des minorités étaient présents à l’antenne.



Les minorités avaient plus été aperçues dans des rôles de figurants que de protagonistes. Elles étaient bel et bien là, dans nos écrans, en tant que partie intégrante de la société française mais elles restaient transparentes, comme fondues dans le décor : elles avaient été principalement aperçues dans les publics des émissions de plateaux, comme passants furtifs dans le cadre d’un reportage ou comme figurants ou personnages ultra secondaires d’un film. Effectivement, leur présence à l’image est si furtive et éphémère qu’elle échappe pour beaucoup à l’attention des téléspectateurs. Du coup, l’impression dominante est celle d’une télévision désespérément « blanche ».



Les minorités avaient plus été vues dans les reportages des journaux télévisés ou des magazines que sur les plateaux d’émission, comme professionnels ou invités. Elles étaient donc absentes du « monde » clos de la télévision mais restaient présentes dans ce qui tentait de refléter la réalité. Elles sont des éléments indéniables du puzzle qui constitue la vie mais elles n’y occupent pas une place de choix parce qu’elles restent à la périphérie du jeu, toujours en touche.



En comparant la présence des différentes minorités, on constatait que les plus présentes à l’antenne étaient les minorités noires, comparées aux Asiatiques et aux Maghrébins dont la représentation était réduite quasiment à néant. Cela ne signifiait pas du tout que les Noirs étaient bien lotis mais que les personnes d’origine maghrébine et asiatique étaient encore moins bien représentées. La représentation des Noirs était dû essentiellement à la présence des programmes américains (fiction, vidéo-clip, publicité) qui occupaient une place importante au sein des grilles et qui mettaient en scène beaucoup de personnes noires. Ainsi, les téléspectateurs français, aujourd’hui, voient principalement des Noirs américains sur leurs écrans.



La représentation des minorités à l’antenne ne peut se limiter à une question purement quantitative. La dimension qualitative est essentielle, voire capitale. Ce travail d’observation a pu montrer que les personnes issues des minorités n’étaient que rarement représentées comme des Français à part entière. Leurs origines ethniques ou culturelles étaient constamment mises en avant faisant d’eux, de façon implicite, d’éternels étrangers, non intégrables à la société française. Par ailleurs, les stéréotypes d’antan étaient toujours bien présents. Par exemple, les Noirs étaient la plupart du temps cantonnés dans des thématiques liées au sport, à la danse, à la musique et à la fête.

L’enquête CSA a connu, elle, bien plus d’écho que celle du CIEMI mais elle n’a pas toujours été bien accueillie. Certains détracteurs lui ont même reproché de friser l’illégalité l’accusant de faire de la discrimination raciale parce qu’elle avait « repéré » des personnes en fonction de leurs origines ethniques (3)! Cet accueil mitigé ne fait que démontrer le malaise qui tourne autour de ce sujet. Ce qui dérange, c’est finalement toute la question politique qui se cache implicitement derrière. Dénoncer la représentation « blanche » que nous renvoie la télévision du corps social, c’est en fin de compte remettre en question notre système d’intégration universaliste à la française qui peine à accepter et à reconnaître toutes les composantes de la société.

Depuis 2000, la télévision a connu des évolutions notables. La question a enfin été entendue, prise en compte. Plusieurs professionnels issus des minorités ont été engagés tant sur le câble que sur le hertzien, les publics des émissions se sont bigarrés, des fictions ont mis en scène des personnages d’origine diverses. Mais ces avancements sont à nuancer car beaucoup ont eut l’effet d’un feu de paille et n’ont pas vraiment changé les choses dans d’un point de vue qualitatif : la plupart des professionnels embauchés ont eu des carrières très éphémères et ont plus été recrutés sur le câble et dans les émissions de divertissement. Pour ce qui est des documentaires et des fictions, les thématiques restent encore très négatives et stéréotypées : délinquance, quartiers difficiles, sans papiers, mariage forcés, sorcellerie. Et les rôles principaux sont encore trop rares. On peut donc parler d’une évolution sur le plan de la visibilité mais les chaînes ont encore beaucoup à faire sur le plan de l’image et de la représentation pour sortir enfin des stéréotypes et des caricatures.

Marie-France Malonga, doctorante à l’Institut Français de Presse, Université de Paris 2, auteure de l’étude du CSA sur la représentation des « minorités visibles » à la télévision française (2000)

(1) Antonio Perotti, Présence et représentation de l’immigration et des minorités ethniques à la télévision française, Migrations Société, vol n°3, n°18, nov-dec 1991, pp. 39-55. (2) Cette enquête avait pour but de repérer la présence des minorités noires, maghrébines et asiatiques dans une semaine de programmes hertziens. Voir : (2000) "Présence et représentation des " minorités visibles " à la télévision française", Rapport du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, 151 pages; (rapport non publié). Un résumé est disponible dans : La lettre du CSA n°129, juin 2000, 12-14. (3) Eric Conan, « Minorités : la bavure du CSA », L’Express du 22/06/2000

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