Un « évolué » est-il encore un Noir ?

Il semble qu'en Afrique française ne se manifeste pas une semblable hostilité à l'ethnologie ; une des raisons en est peut-être que l'idéal de fonder une « politique indigène » sur une connaissance scientifique des populations ne connaît pas un succès comparable à celui de l'Indirect Rule (voir L'Estoile 1997a). Cependant, l'hypothèse d'une concurrence pour l'interprétation de l'Afrique authentique entre ethnologues et intellectuels africains trouve une confirmation dans l'étonnante confrontation qui se produit en 1951 à Genève entre Marcel Griaule et un intellectuel africain, Taoré19 (Griaule 1953). La conférence de Griaule, se présentant comme purement « ethnologique », porte sur la « Connaissance de l'homme noir » ; à travers un exposé de la cosmologie dogon, Griaule s'efforce de démontrer que la « civilisation africaine », aussi noble que la civilisation grecque, a sa place dans les grandes civilisations de l'humanité. La discussion qui suit fait cependant ressortir clairement les ambiguïtés de la position de Griaule. Ce qui est en jeu dans ce long débat, c'est le conflit entre deux façons antithétiques de « représenter » les « vrais Africains », l'une s'appuyant sur une légitimité d'origine intellectuelle et politique, l'autre fondée sur celle de la tradition et de la science.

Griaule, dénonçant le « génocide » (culturel) qu'a été la colonisation, s'oppose au procédé « qui consiste à raser complètement une mentalité indigène pour en mettre une autre à la place » et se fait l'apôtre d'une politique progressive qui ressemble fort à l'idéal de l'Indirect Rule20. C'est au nom de l'« utilité » et de la « réalité » que Taoré conteste l'approche de Griaule : « Parler des Noirs sans les rattacher à la réalité de leur histoire, de leur existence quotidienne aboutit à les faire connaître en tant que connaissance de leur passé, à les faire aimer en tant qu'amour de leur passé. » Cette critique d'une image fictive, parce que passée, resurgit dans la discussion :

« Taoré. – Ce que l'on vous reproche à vous en particulier ethnologues, c'est de dire : "Il y a une civilisation noire." Non, il n'y a pas une civilisation noire... M. Griaule. – Si, il y a une civilisation noire. Taoré. – Non, il y en a eu une » (Griaule 1953 : 163). Taoré remet en fait en cause le projet même d'un savoir comme l'africanisme, et définit d'autres priorités pour les intellectuels africains : « Il est plus urgent pour nous de réclamer du pain et la liberté pour les Africains que de renseigner les Européens sur le problème de la civilisation africaine. » Griaule dénonce en réponse les « Noirs évolués, qui parlent beaucoup pour ne rien dire et qui ne nous apprennent rien sur eux-mêmes, sinon pour nous montrer leurs désirs ».

La polémique confirme à quel point sont liées la question de l'authenticité et celle de la légitimité de la représentation politique. Taoré conteste la légitimité politique de Griaule à parler au nom des Noirs, lui reprochant d'inventer une « civilisation noire » qui n'existe plus, tandis que Griaule lui conteste le droit de s'exprimer en leur nom parce qu'il n'est pas vraiment noir. On retrouve ici aussi le rôle central de l'éducation dans l'opposition entre ethnologues africanistes et « évolués » : « Voyez M. Taoré, dit Griaule, ce n'est pas un Noir, c'est un Blanc. Il parle le français, il a grandi sur les bancs de nos écoles. Il n'est pas allé au Bois Sacré. Il n'est plus un Noir. » En contestant l'authenticité de son contradicteur, c'est bien sa légitimité à se poser en représentant des Africains qui est remise en cause ; « le Noir évolué n'est plus le Noir que moi j'étudie à l'intérieur de ses pays. Le Noir que j'étudie ne connaît pas le français, il n'est pas pour une civilisation inconnue de lui, il est pour la sienne propre et il ne veut pas entendre parler d'une autre éducation que la sienne. Sur les seize millions de Noirs qui vivent en Afrique occidentale française, il y a très peu de gens comme vous qui puissent suivre les cours d'une école, d'un lycée, et ensuite des établissements d'enseignement supérieur. »

Quand Taoré critique l'interdiction faite à certains Africains d'utiliser à Dakar une imprimerie, Griaule insiste sur la différence qui sépare ce qu'écrivent « un paysan et un lettré ». Griaule cherche à conclure d'un argument qu'il veut décisif : « Ce n'est pas vous qui m'avez appris la métaphysique noire, vous seriez incapable d'expliquer le dernier rite que vous avez vu faire dans votre pays. » Taoré cherche à parer le coup : « N'importe quel Européen non plus n'est pas capable de m'expliquer ce que je désire entendre expliquer sur l'Europe, cela ne diminue personne. » Alors Griaule : « N'importe quel Européen ne prend pas la parole ici pour parler de choses qu'il ne connaît pas. » C'est-à-dire que Griaule refuse littéralement à son contradicteur, au nom de son ignorance de la tradition africaine authentique, le droit à la parole, le droit de parler légitimement au nom des vrais Africains, d'être leur porte-parole, que lui-même a acquis par son accès privilégié à la tradition dogon.

Ce débat met en scène de façon exemplaire le conflit entre deux légitimités : la légitimité esthético-scientifique de l'ethnologue qui revendique un accès privilégié à la « civilisation noire » authentique et s'en fait l'interprète auprès des Européens se voit contestée au nom de la légitimité politique revendiquée par l'intellectuel africain porte-parole de son peuple. Et ce conflit de légitimités a des conséquences politiques directes.

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