Une « prime à l'ignorance » ?

Les nouvelles élites appuient leur revendication pour un plus grand rôle politique sur leur scolarisation, qui leur donne accès à la culture européenne, mais aussi (de plus en plus) sur le fait qu'elles parlent au nom de leurs compatriotes dépourvus de possibilité d'expression. Or, c'est précisément cette éducation européenne, autrefois valorisée, qui les rend désormais suspectes aux yeux de ceux qui prônent le respect des « coutumes et institutions traditionnelles ». Elles ne peuvent donc pas prétendre représenter les masses africaines, car, étant « détribalisées », elles ne sont pas « représentatives » de la majorité des Africains qui vivent, eux, dans un cadre tribal « traditionnel »15.

Ces enjeux apparaissent nettement dans la discussion, en mars 1934, qui suit une conférence de Perham sur « Les problèmes de l'Administration indirecte en Afrique »16. La transcription des débats constitue un document exceptionnel qui permet de saisir sur le vif la confrontation entre les différents points de vue en conflit, notamment ceux de plusieurs Africains vivant en Grande-Bretagne présents dans la salle. Leur contestation s'organise autour de deux thèmes qui apparaissent étroitement liés : celui de la représentation et celui de l'accès au savoir.

Ainsi, une certaine Miss S.J. Thomas affirme que « les chefs ne représentent plus les Africains, et les Africains ne veulent pas que leurs chefs les vendent aux Britanniques .... Les vrais Africains ... voulaient être représentés et recevoir une formation afin de pouvoir s'exprimer ». Elle se dit « défavorable aux anthropologues », car « les Africains n'étaient pas curieux d'être étudiés afin qu'on découvre d'où ils venaient ». Enfin, elle lie clairement accès au savoir et revendication du pouvoir : « Ils ne voulaient pas de chefs illettrés, car alors, en raison de leur ignorance, ils tombaient facilement entre les mains des administrateurs britanniques. »

A son tour, Mr Joseph T. Sackeyfio, probablement originaire de Gold Coast, dénonce le « fléau de l'Indirect Rule », qui a abouti dans cette colonie au « divorce entre le peuple et les chefs et anciens ». Ceux-ci sont devenus les « marionnettes » des Britanniques.

Mr M. Dowuona, étudiant à St Peter's Hall (Oxford), affirme pour sa part que le recours aux compétences des « Africains éduqués » est indispensable, car ils sont seuls capables d'interpréter les méthodes administratives anglaises. Il demande donc pour eux des responsabilités plus grandes, à la fois dans l'administration coloniale elle-même (African Civil Service) et par l'accès aux responsabilités politiques municipales dans les zones urbaines.

Regrettant que l'anthropologie ne s'intéresse qu'aux « peuples soi-disant primitifs », il suggère de retourner contre ses promoteurs l'arme du savoir : il propose d'étendre la définition de l'anthropologie « pour inclure l'étude des races blanches, dont les manières, coutumes et institutions n'étaient pas toujours faciles à comprendre pour les Africains ». Il exprime le souhait de voir de « jeunes Africains », formés à l'anthropologie fonctionnelle, qui « étudieraient les peuples blancs, en particulier les Anglais, leurs coutumes et institutions, et les interpréteraient pour le reste du monde. Ce serait intéressant de voir comment ils seraient reçus par le public anglais éduqué ».

Les interventions des Africains articulent donc trois thèmes : une violente opposition à l'Indirect Rule, une critique non moins violente de l'anthropologie, et une revendication à la fois d'un plus large accès au savoir et d'un rôle politique plus grand pour les « Africains éduqués », qui affirment représenter les « vrais Africains » mieux que des chefs traditionnels ignorants.

Les enjeux politiques des descriptions anthropologiques sont bien perçus par l'étudiant Dowuona, qui conteste l'utilisation par Perham du terme « détribalisé » pour parler des Africains éduqués comme donnant une « prime à l'ignorance » et amenant à « exclure les Africains éduqués de toute participation à l'élaboration d'une politique de progrès pour leur peuple ». Il s'agit bien d'un conflit autour de l'accès au savoir. C'est précisément parce que cette transformation des règles du jeu les frustre de leurs espérances jusque-là légitimes que s'explique la violence des réactions contre le « fléau de l'Indirect Rule » et l'anthropologie qui la justifie.

Les Africains scolarisés reçoivent l'appui de ceux des colonisateurs qui continuent d'adhérer aux idéaux victoriens de la « mission civilisatrice »17. C'est le cas de l'historien sud-africain Macmillan, qui dénonce la « tendance, en cherchant à découvrir les institutions africaines, à s'écarter des classes éduquées comme n'étant pas de vrais Africains. Il était au contraire essentiel de tenir compte des Africains qui pensaient, qui étaient les Africains de l'avenir » (in Perham 1934a). C'est au nom d'un retour à l'idéal victorien universaliste que Macmillan critique l'Indirect Rule, qui lui apparaît comme défendant un idéal de conservatisme et de maintien de coutumes barbares. Il dénonce dans la plus pure tradition victorienne l'« ignorance et l'incapacité de l'Afrique indigène, la cruauté et parfois l'injustice fondamentale des institutions tribales, une lutte difficile et au total sans succès avec la nature. Dans l'Afrique primitive, la famine et la maladie sont des terreurs communes, la sorcellerie peut prendre possession de ses plus proches parents et la tradition offre pour seule aide des superstitions qui aggravent la misère et la peur » (Macmillan 1938). Le plus grand service qu'on puisse rendre aux Africains, c'est donc de leur donner accès le plus rapidement possible aux bienfaits de la civilisation européenne. Il regrette l'importance excessive accordée à l'anthropologie : « Il faut à tout prix comprendre l'Africain, mais on a tendance aujourd'hui non seulement à étudier, mais aussi à révérer les institutions africaines. » Et il avance l'idée que « l'opinion dominante des experts » (c'est-à-dire des anthropologues) fait le jeu des « réactionnaires », en particulier en Afrique du Sud (Perham 1934a).

lire la suite